D'ordinaire Edward aimait bien les week-ends. Compréhensible, étant donné les difficultés qu'il éprouvait en classe. Ces deux jours représentaient le seul moment de la semaine où il n'avait pas à tenter -en vain bien souvent- de contraindre son esprit sur une seule chose à la fois. Il pouvait se laisser aller et s'amuser sans se soucier de devoir se concentrer sur ses cours. Mais cette fois-ci, c'était différent. La météo, à l'image de son état d'esprit, était plutôt morose, les températures ayant chuté ces derniers jours alors qu'une légère bruine venait humidifier l'atmosphère, comme s'ils avaient besoin de ça. Les yeux rivés vers l'extérieur, Edward observait des gouttes de pluie ruisseler le long de la vitre de sa fenêtre. Aujourd'hui, c'était différent.

L'air mélancolique qui avait élu domicile sur son visage ne lui était pas habituel. D'habitude si souriant, le blondin semblait être l'ombre de lui-même. Tout en soupirant tristement, il jouait machinalement avec des stylos posés sur son bureau. Cela faisait maintenant quelques semaines que cela durait. Tout avait commencé par ce qui semblait être une simple dispute avec ses parents, qui lui reprochaient d'avoir encore oublié d'acheter du pain en rentrant de la fac. Mais depuis ce moment, rien n'allait plus. L'ambiance à la maison se dégradait de jour en jour, les parents du garçon en permanence sur son dos, le prenant à parti pour des raisons aussi absurdes qu'injustifiées. L'apothéose de cette descente aux enfers avait été lorsqu'il leur avait annoncé en début de semaine que si cela continuait comme ça, il allait laisser tomber les cours de droit. Cela les avait mis dans une colère noire et ils ne s'étaient pas adressés la parole depuis. Il ne savait même pas où ils étaient à l'heure actuelle. Le couple était parti en début d'après-midi sans dire un mot, et Edward n'avait pas vraiment cherché à en savoir plus.

Accablé par ses pensées malsaines, ce dernier mit un temps fou à réaliser que quelqu'un venait de pénétrer à l'intérieur de la maison familiale. Il fallu que l'intrus en question monte les marches des escaliers sans aucune précaution pour que l'adolescent se rende compte que quelque chose se passait. Pensant d'abord que ses parents étaient rentrés, il s'inquiéta cependant rapidement de n'entendre les bruits de pas que d'une seule personne. Sans grande conviction, le blondin sortit de sa chambre en traînant des pieds pour aller à la pêche aux informations. Quelle ne fut pas sa surprise de tomber nez-à-nez avec un homme qu'il ne connaissait ni d'Eve, ni d'Adam.

Il ne finit même pas son intervention interloquée sous le coup de la surprise. L'homme, qui sembla d'abord aussi pris de court que lui par leur rencontre, fut soudain pris d'une expression de douleur aussi soudaine qu'imprévisible. En tout cas, ça avait l'air de faire mal... Mais qu'est-ce qu'il se passait dans cette maison ?

La scène qui se déroulait sous ses yeux était complètement surréaliste. D'ordinaire si peu attentif, Edward était soudain pris d'une fascination presque morbide pour ce qu'il voyait à présent. Les yeux écarquillés, le blondin semblait comme tétanisé, incapable d'esquisser le moindre geste ou de prononcer la moindre parole. En comparaison, l'inconnu qui s'était introduit dans sa demeure était investit d'une activité débordante. Comme pour achever l'aspect délirant de la situation, une paire de poings couteaux se matérialisa soudainement de nulle part dans les mains de ce dernier, qu'il utilisa sans tarder pour trancher... le vide. Son agitation était semblable en tous points à un combat acharné, mais Edward ne voyait rien qui pouvait lui servir d'adversaire. Cependant, la gerbe de sang qui s'échappa de son torse était bel et bien réelle.

L'instant d'après, l'adolescent se retrouva projeté droit d'où il venait -sa chambre- en recevant le poids non négligeable de l'homme, balancé à pleine vitesse par son ennemi invisible. Sa tête heurta le mur alors qu'il tombait sur son coccyx, achevant par la même de l'abasourdir, bien que cela ne fut pas franchement nécessaire. Pendant quelques secondes, sa vision se troubla alors qu'il essayait tant bien que mal de reprendre ses esprits. L'autre n'eut pas ce loisir, repartant derechef à l'assaut. Il enchaînait les coups et les esquives avec une vitesse et une précision qui trahissaient son entraînement. Ce n'était pas juste un cambrioleur qui avait foiré son timing. Ce type était un combattant, un soldat. Et visiblement il avait l'habitude de se battre.

Edward était complètement dépassé par les événements. Assis par terre, le dos collé contre le mur, il semblait comme paralysé, ses deux yeux verts écarquillés comme hypnotisés par la scène alors qu'il essayait toujours de comprendre ce qu'il se passait. Devait-il tenter de prêter main forte à cet inconnu ? Ou bien au contraire, lui mettre des bâtons dans les roues ? Quand bien même il aurait su ce qu'il devait faire, il lui aurait été difficile d'intervenir dans ces conditions...

L'inconnu continuait son ballet mortel, son combat contre l'ennemi invisible commençant sérieusement à laisser des marques tant sur son corps couvert de meurtrissures que sur ses mouvements, bien moins fluides et rapides qu'auparavant. Il était presque inconcevable qu'il ait pu débaucher une telle quantité d'énergie en un si court laps de temps, quelques secondes à peine s'étant déroulées depuis son irruption au pas de la porte de la chambre d'Edward. Et pourtant l'homme aux cheveux noirs paraissait épuisé. Heureusement pour lui, l'affrontement semblait toucher à sa fin. Une dernière esquive verticale, un grand coup à l'horizontal de la main droite puis, après une seconde qui parut durer une éternité, il tomba en arrière sur le plancher, au beau milieu de la pièce, haletant comme s'il venait de courir un marathon. Et le vide s'installa.

Un vide bien trop... vide. Il n'y avait plus aucun bruit dans la maison, seule la respiration du combattant au sol venait troubler le silence qui régnait désormais en maître incontesté sur la scène. Edward pouvait pratiquement entendre son cœur battre dans ses oreilles, son rythme cardiaque s'étant considérablement accéléré depuis l’apparition de Léonardo. Mais surtout, au-delà du calme sonore absolu qui s’était installé, le vide s’était également introduit dans son esprit. Toute la rancœur qu’il avait accumulée ces dernières semaines, la colère qui s’était emparée de son cœur, la tristesse qui l’empreignait depuis un certain temps, tous ces sentiments négatifs qui l’accompagnaient, tout s’était subitement envolé. L’adolescent sentit le poids qui pesait sur ses épaules soudainement disparaître.

Cet étrange phénomène, contrairement à ce que l’on pouvait penser, ne fit qu’accroître l’impression de mal-être qu’Edward ressentait face à la scène qui se déroulait sous ses yeux. Son regard de jade se posa sur l’homme allongé au milieu de sa chambre, une expression d’incompréhension mêlée de peur se lisant au fond de ses pupilles. Il n’avait toujours pas prononcé le moindre mot. La salutation de Léonardo, bien trop amicale et naturelle au vu de la situation, acheva de briser sa raison déjà bien fragilisée par les événements récents. Incapable de réagir correctement, il entreprit de faire ce que son esprit autiste lui dictait toujours de faire face à la difficulté : l’occulter. Sans une parole, le blondin se leva et, avec une extrême lenteur, vint s’asseoir à son bureau, évitant soigneusement de regarder dans la direction de Léonardo.

La paume qui se posa sur son épaule fit sursauter Edward, en plus de provoquer un nouveau frisson le long de son échine dorsale. Il était très imprudent de le déranger lorsqu'il se renfermait sur lui-même de la sorte, Dieu seul savait quelle pouvait être sa réaction. L'attitude détachée de Leonardo avait un effet déplorable sur ses nerfs à vif, mis sévèrement à l'épreuve par des semaines de conflits et d'idées morbides. Comment pouvait-il se comporter de manière aussi détendue alors que primo, il venait de frôler la mort, et secondo, l'adversaire contre lequel il s'était battu était totalement invisible. Le blondin devait en plus ajouter à la note la présence d'un parfait inconnu dans sa maison, inconnu qui lui parlait comme s'ils avaient élevé les cochons ensemble après avoir salopé tout son parquet.

Toujours aussi lentement, Edward se retourna vers le propriétaire de la main en question. Ses nerfs étaient en train de lâcher, le relâchement de toute la tension accumulée au cours de ces derniers jours provoquant comme un effet de dépressurisation sur son esprit, bien trop violent et soudain pour qu'il puisse le supporter. Nettoyer ? Trouver une excuse pour le... sang ? A l'intérieur du crâne du garçon, une explosion se produisit. Nan mais il se croyait où, lui, à force ? On ne s'introduit pas chez les gens pour se battre avec... rien, se vider de son sang un peu partout et demander ensuite de passer la serpillière ! C'EST PAS LE HILTON ICI NON MAIS !! Les membres tremblant, le blondin planta son regard dans celui de Leonardo.

Sa voix faiblarde se brisa alors qu'il posait sa dernière question. C'était la première fois de sa vie que le garçon voyait autant de sang et cela contribuait à lui faire perdre les pédales. Perdu pour perdu, autant avoir des réponses maintenant. Cela allait changer sa vie ? Ce n'était pas comme s'il avait une chance d'oublier cette journée de toute façon...

Les réponses que Léonardo fournit à ses questions furent à l'image du reste de cette journée : complètement insensées. Il clamait être le sauveur de l'humanité, être entré par effraction dans la maison Stanton pour les sauver, lui et ses parents, d'un mal qu'ils ne pouvaient voir et pour couronner le tout d'être doté de pouvoirs magiques. Une sorte de super héros, en somme, travaillant dans l'ombre puisqu'il lui demanda également de ne pas ébruiter la scène à laquelle il venait d'assister. Pendant quelques secondes, le silence se fit à nouveau sur la pièce, Léonardo attendant visiblement une quelconque réaction de la part d'Edward tandis que celui-ci traitait les informations qu'il venait de recevoir. Cette dernière ne se fit pas attendre puisque l'instant d'après, le blondin brisait le silence en explosant de rire.

Ce rire était bien moins un rire de joie qu'un rire nerveux. Toute la pression accumulée était redescendue d'un coup et l'adolescent ne parvint pas à se contrôler, plié en deux sur sa chaise les deux mains sur le ventre alors qu'il essayait de reprendre ses esprits, des larmes perlant le long de ses joues. Il lui fallu une bonne minute pour réussir à se calmer, et alors qu'il se relevait tant bien que mal sur son siège, il regarda à nouveau en direction de Léonardo, tâchant de s'essuyer le coin de l’œil d'un revers de manche. Edward essaya de mettre de l'ordre dans ses idées le temps de reprendre son souffle. Il était certes autiste, mais pas teubé non plus. Il avait peut-être une réputation de naïf, mais les super héros, ça n'existe pas, pas plus que les pouvoirs magiques. Ce type était en pleine théorie du complot, il était soit dans un délire mégalomane, soit il avait des hallucinations mais en tout cas il était pas très net.

Le ton de sa voix était passé d'apeuré à ironique en un clin d’œil. Edward pensait désormais que c'était l'autre gars qui était fou. Dans l'état de nerf dans lequel il était, le garçon aurait de toute façon beaucoup de mal à accepter qu'il dise la vérité. En guise de protection, son esprit s'était hermétiquement fermé à toute information un tant soit peu étrange. C'était sa façon à lui de limiter les dégâts après une journée pareille. Bon courage à Léonardo pour redorer son image après ça...

Peinant à retrouver son sérieux après le fou rire qu'il venait de se payer, Edward attendait la réponse de Léonardo en se demandant si à la place de la police il n'allait pas appeler un hôpital psychiatrique. Voilà une journée qu'il n'était pas prêt d'oublier. Cet instant de joie, aussi fugace et faux sonnait-il, était le premier auquel il avait droit depuis une vingtaine de jours, aussi le garçon l'apprécia tout particulièrement. Malheureusement pour lui son allégresse fut de courte durée. Car si la situation l'avait fait rire nerveusement, il y en avait un autre qui était en train de rire jaune suite à sa réaction. Perdant son expression sympathique et son ton badin, Léonardo semblait particulièrement vexé d'être ainsi tourné en dérision.

Avant qu'Edward n'ait eu le temps d'ajouter quoique ce soit, la courte lame qu'il avait déjà vue auparavant se matérialisa en un claquement de doigt dans la main de l'homme qui sans une once d'hésitation se la planta directement dans la paume de son autre main. Une expression de stupeur quitta les lèvres du blondin, qui voulut stopper l'action mais qui sous l'effet de la surprise ne parvint qu'à émettre un gargouillement inintelligible qui se noya dans le bruit de succion que produisit l'arme alors qu'elle pénétrait la chaire de Léonardo, projetant du sang sur le visage d'Edward devenu blême ainsi que sur son bureau, ultime meuble de sa chambre ayant été épargné par le liquide pourpre... Jusqu'à maintenant.

Le sourire narquois qui flottait sur ses lèvres disparut aussi vite qu'il n'était apparu. Ce type était définitivement taré, mais en plus de cela il était dangereux -au moins pour lui-même, mais pour l'instant rien ne disait qu'il était pas une menace pour autrui également. Et vu qu'Edward était le seul en sa présence actuellement, sans personne à prévenir ou à appeler à l'aide, sa situation était devenue beaucoup, beaucoup moins drôle d'un coup d'un seul. Pour couronner le tout, Léonardo vint agripper sa crinière dorée de sa main valide pour le forcer à regarder s'écouler le sang de la plaie béante qu'il venait de s'infliger. La panique commença à nouveau à s'insinuer dans son esprit, réalisant que l'homme avait une emprise totale sur lui et qu'il ne pouvait plus bouger.

L'adolescent ne termina pas sa phrase, trop choqué qu'il était par ce dont il fut témoin à cet instant précis. Sous ses yeux écarquillés, la blessure dans la observer était bien trop grande. Il pouvait presque voir les bords de la plaie se rapprocher l'un de l'autre. Alors cela le frappa telle une balle de revolver : Peut-être disait-il vrai. Si l'apparition des couteaux pouvait potentiellement s'expliquer par un tour de passe-passe, ce phénomène-là était injustifiable.

L'emprise sur l'épaule d'Edward se desserra alors que l'homme reculait d'un pas, visiblement satisfait de sa démonstration de puissance. Il commença à faire les cent pas dans la pièce, réfléchissant probablement à comment gérer la suite de la conversation. Le blondin, quant à lui, avait repris son expression interdite lui donnant un air un peu stupide qu'il ne pouvait pas vraiment contrôler. Toujours interloqué par ce qu'il venait de voir, le garçon essayait de remettre de l'ordre dans ses pensées, mais ce n'était pas chose aisée, surtout lorsque l'on connaît le syndrome dont il était victime. Si ce que Léonardo disait était vrai -ce qu'il avait encore beaucoup de mal à croire malgré la démonstration à laquelle il venait d'assister, cela signifiait que le monde dans lequel il vivait n'était pas celui dont il avait conscience.

Cela aurait des conséquences absolument phénoménales. Qui était au courant des actions de types comme Léonardo ? Etait-il le seul dans l'ignorance ? Est-ce que ses parents savaient ? Les médias, le gouvernement ? Est-ce qu'on leur cachait des choses ? Et puis, même si c'était vrai, quelle était la menace contre laquelle ils se battaient ? Les aliens ? Parce que si les blessures de Léonardo étaient indéniables, Edward n'avait pas vu une seule fois le visage de son agresseur. En se remémorant le combat auquel il avait assisté un peu plus tôt, il se souvint avoir été projeté au fond de la pièce. Quoi que ce fut, cela possédait une force physique non négligeable.

Ses divagations furent interrompues par le poing de Léonardo heurtant son bureau, le faisant sursauter par la même occasion. Ses réflexions semblaient arrivées à leur terme et c'est avec une voix décidée qu'il se mit à lui proposer de... De quoi au juste ? Rejoindre leurs rangs ? Obtenir des pouvoirs pour défendre la veuve et l'orphelin ? Les sourcils d'Edward se haussèrent sans qu'il ne s'en rende compte. Cette proposition était presque ubuesque. Lui, un adolescent chétif désintéressé du monde, devenir un super héro ? Cela n'avait aucun sens. Il ne savait pas si jouer la carte de la famille était un moyen pour Léonardo de faire pencher la balance, mais c'était raté avec un énergumène tel que lui. La seule chose qui lui importait vraiment était l'équilibre de ce monde. Et tant que des personnes comme ce gars existaient, cela devrait faire l'affaire de ce côté-ci. Perdu dans ses pérégrinations, Edward observait d'un regard distant la main de son compagnon d'infortune guérir à vue d’œil. Est-ce que tous les gens comme lui avaient ce pouvoir ? Ou bien chacun était doté de capacités particulières, un peu à l'image de la ligue des justiciers ?

La question avait fusé, aussi surprenante qu’inappropriée étant données les circonstances. Même dans une situation pareille, Edward ne pouvait se défaire de cette manie de perdre le fil de la discussion et de s'égarer dans les méandres de son esprit...

Tel un enfant à qui l'on explique où vont les oiseaux l'hiver, Edward regardait Léonardo avec de grands yeux, attendant qu'il réponde à sa question. Il avait momentanément occulté le stress et la panique causés par sa situation et les révélations qu'on venait de lui faire pour se concentrer sur un détail qui lui avait traversé l'esprit temporairement, comme il le faisait si souvent si bien. Son compagnon du moment commença à lui répondre de bonne grâce, expliquant que oui, ses membres pouvaient repousser. En entendant ça, Edward lâcha un « oooooh » expressif d'admiration, en hochant la tête verticalement. Cela semblait assez pratique, tout de même. L'espace d'un instant, l'adolescent s'imagina posséder de telles aptitudes.

Que ferait-il avec de tels pouvoirs ? L'ennui avec Edward, c'est qu'il n'était pas vraiment un héro. Il avait des aspirations de justice, certes, et d'équilibre. Mais il n'avait certainement pas la carrure pour y arriver. C'était bien pour ça qu'il avait choisi la voie du droit plutôt que celle de la police ou de n'importe quelle autre qui aurait nécessité une activité physique quelconque. Sauver le monde, ce n'était pas pour lui. Le garçon dut interrompre son imagination débordante lorsque Léonardo se mit à crier, lui tirant un nouveau sursaut. Si un jour il avait eu le hoquet, il était certain que ce n'était plus le cas. Sa réaction burlesque et un peu en retard ne suffit pas moins à recentrer la conversation. Apparemment il était prêt à tout lui déballer. Pour une fois, Edward n'eut besoin d'aucun effort pour écouter attentivement.

Léonardo avait réussi à piquer sa curiosité avec le récit de ses pouvoirs et activités. Il était fort peu probable qu'Edward décide au final de les rejoindre, mais cela lui permettrait d'en savoir un peu plus sur ce monde dans lequel il vivait. Et puis il fallait également le dire, c'était le genre d'histoire dans lesquelles il pourrait s'évader dans le futur...

Léonardo commença à parler sous l’œil attentif d'Edward. Celui-ci était plus concentré qu'il ne l'avait jamais été. Il avait pratiquement oublié la terreur dont il était sous l'emprise à peine quelques minutes plus tôt, pour se focaliser uniquement sur ce que disait son interlocuteur. Le garçon avait finalement percuté que ce qu'il était sur le point d'entendre pouvait s'avérer être d'une importance capitale. Il était possible que la lumière qui lui serait faite à cet instant change sa vie à jamais. Il semblait avoir cessé de cligner des yeux, et les avais fixés dans ceux du Seraph. Totalement immobile, on aurait pu le prendre pour une statue s'il n'y avait pas eu sa respiration régulière pour troubler le calme dans lequel il était plongé.

Et il faisait bien d'écouter. Selon les dires de Léonardo, la planète était envahie par des créatures malfaisantes appelées « Ombres » cherchant à nuire aux humains de manière détournée, en les forçant à commettre des actes malveillants – ou à se nuire personnellement même. Edward écarquilla les yeux à l'écoute de ces paroles. C'était donc la raison pour laquelle ses parents et lui traversaient une période difficile. A cette idée, il ressentit à la fois un profond soulagement et une angoisse terrible qui provoqua l'apparition d'un nœud à son estomac. Que serait-il arrivé si Léonardo n'était pas intervenu ? Dieu seul le savait (s'il existait celui-là, l'existence des ombres s'avérait être un nouvel argument en sa défaveur). Un frisson lui parcourut l'échine alors qu'Edward se remémorait les sombres pensées qui lui avaient traversé l'esprit ces derniers jours. C'était pas passé loin...

Ca, c'était pour la partie « fun » des explications du Seraph. Pour le reste... Pour le reste, un léger soucis se présenta. Alors qu'il prenait la mesure de la révélation de l'existence des ombres, Edward se mit à nouveau à fixer la main de celui-ci, voyant que sa blessure avait maintenant pratiquement disparu. Alors ça le reprit. Il ne pouvait rien y faire. Parfois ça le démangeait trop. Alors que Léonardo venait à peine de fermer la bouche, mettant fin à ses explications, il reprit la parole.

Edward n'avait absolument rien écouté de la deuxième partie de la tirade. Toute la partie sur les deux factions, Kyu & Bey, le vœu, tout lui était passé des kilomètres au-dessus de la tête. Le blondin regardait Léonardo avec ses yeux grands ouverts et un air un peu bête, tandis que celui-ci tentait tant bien que mal de reprendre son souffle après son discours.

Une fois encore, Léonardo fut à deux doigts de se laisser déconcentrer par l'intervention hasardeuse d'Edward. Il commença à répondre à sa question pour le moins hors sujet, expliquant qu'il n'avait jamais eu l'occasion de vérifier s'il avait un point faible, arguant que de toute façon, il était trop fort pour que ça lui arrive. Comme un peu plus tôt, l'homme s'interrompit cependant en plein milieu de sa tirade en réalisant qu'ils étaient en train de s'éloigner drastiquement du sujet de base de la conversation. Il lâcha un nouveau cri d'exaspération avant de se recentrer sur les avertissements qu'il était en train de pourvoir à l'adolescent à la chevelure d'or.

Celui-ci, bien qu'une nouvelle fois abasourdi par la violence de la réaction de Léonardo, se concentra à nouveau également, laissant temporairement de côté la frustration qui l'envahissait de ne pas pouvoir poser toutes les questions qui lui passaient par la tête. Ceci étant, si ce que cet intrus disait était vrai, il était effectivement une cible facile. Il n'avait aucun moyen de se défendre face aux Ombres en question, ni même pour commencer de les voir, ce qui était encore plus handicapant.

Et après, quoi ? Le sentiment d'angoisse qui l'oppressait à l'idée que des créatures puissent en vouloir à sa vie sans qu'il ne puisse rien y faire se mêlait à une sensation étrange, que ce délire n'était pas son monde et que cela ne le concernait pas vraiment. Il devait y avoir une bonne raison pour qu'il ne connaisse rien à ces étrangetés, et chercher à en apprendre plus ou à obtenir un moyen de se défendre par lui-même sonnait un peu à ses oreilles comme vouloir ruiner la balance de l'univers : le monde était parsemé de héros et de victimes, de défenseurs et de défendus. Franchir la ligne qui les séparait reviendrait à fuck up tout cet équilibre et ça, c'était difficilement concevable à ses yeux.

Était-ce de la peur que de compter sur ceux qui se battaient déjà pour le défendre ? En partie sûrement. Mais tout ce bullshit sur l'équilibre, c'était du sérieux dans l'esprit d'Edward, aussi avant de savoir s'il voulait faire un pas de plus dans ce nouveau monde qui s'offrait à lui -rien qu'en en apprenant plus, pas nécessairement en se lançant à la chasse aux Ombres, il devait en savoir un peu plus sur ses tenants et ses aboutissants.

La concentration du blondin était à son paroxysme. Des réponses de Léonardo dépendraient ses intentions d'en savoir plus ou, le cas échéant, d'essayer d'oublier cette conversation...

À l'image de la manière dont Edward avait posé ses questions, Léonardo répondit d'une traite, sans faire la moindre pause pour reprendre son souffle. A mesure qu'il fournissait des explications à ses interrogations, de nouvelles s'imposaient à l'esprit du blondin, dont les traits semblaient se tirer un peu plus à chaque réponse. Les informations qu'il recevait correspondaient à ses craintes : une poignée d'individus aussi louches que ce type se battait pour le salut de l'humanité, contre un ennemi dont ils ne savaient pratiquement rien, même s'ils étaient capables de le percevoir, eux. Ce n'était pas un "job" -comme Léonardo l'appelait- pour quelqu'un comme Edward.

Celui-ci resta silencieux un bon moment suite à l'intervention de son compagnon du jour. Une foultitude de pensées traversait son esprit à la vitesse de l'éclair, sans qu'il ne puisse vraiment faire le tri. D'un côté, le garçon avait encore un nombre considérable de questions. Des points d'ombre -sans mauvais jeu de mots- qui ne seraient peut-être jamais éclaircis s'il ne profitait pas de cette occasion. D'un autre côté, l'adolescent aux cheveux dorés sentait que chercher à en apprendre plus revenait à s'aventurer en terrain glissant. Il avait le sentiment que plus il en savait à ce sujet, plus il serait impliqué malgré lui dans cette guerre qui le dépassait largement. Et ça, c'était une chose qu'il ne souhaitait pas vraiment à l'heure actuelle. En fait, concernant ce dernier point, il y avait une question parmi toutes les autres qui lui brûlait les lèvres...

Sa voix faiblarde peina à briser le silence qui s'était à nouveau installé entre les deux hommes. Le visage du blondin ne portait plus de trace de l'insouciance qu'il avait lorsqu'il avait interrogé Léonardo sur ses capacités de régénération. Une fois n'est pas coutume, un air sérieux se lisait sur son minois d'ordinaire si détaché. Sa question, bien qu'elle pouvait prêter à confusion sans plus de précision, était plutôt simple : qu'est-ce qui pouvait pousser une personne à consacrer sa vie à se battre pour les autres contre des créatures surnaturelles, à risquer sa vie pour de parfaits inconnus ? Edward ne voyait aucune raison valable de s'engager de la sorte, à part peut-être un besoin maladif d'aventure ou de fortes tendances suicidaires, deux qualités dont le garçon était dépourvu sans l'ombre d'un doute -ni d'un autre mauvais jeu de mots...

La question d'Edward resta en suspens pendant un moment qui parut une éternité à ses yeux. Son intervention avait incroyablement augmenté la tension qui régnait sur la scène, au point où elle en était presque palpable. L'atmosphère entre les deux garçons était devenue électrique, allant jusqu'à provoquer un frisson d'excitation qui secoua l'échine du blondin dont le visage avait été saisi d'une expression de gravité démesurée. Cette question mettait le doigt sur l'un des problèmes fondamentaux de ce monde : Pourquoi, oui pourquoi ? Pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? Pourquoi les gens empruntaient certains chemins au cours de leurs vies et non d'autres ? Pourquoi Léonardo ici présent avait décidé de consacrer sa vie à la traque des Ombres, sacrifiant son épanouissement personnel en faveur du reste de l'humanité ? Avait-il seulement décidé ? Après tout, les individus de ce monde étaient-ils seulement dotés de cette liberté absolue que l'on dénommait communément « libre-arbitre » ?

Edward croyait que les êtres qui peuplaient la Terre disposaient effectivement de ce luxe. En tout cas en ce qui concernait les espèces pourvues de conscience comme l'était l'espèce humaine, la seule à sa connaissance à avoir cette chance. Mais le blondin n'avait certainement pas la science infuse, et il avait encore aujourd'hui appris l'existence d'entités dont il n'avait encore jamais entendu parler jusqu'à présent. D'ailleurs, les Ombres possédaient-elles également une conscience ? Ces créatures mystiques à ses yeux naissaient soi-disant des émotions négatives de l'Homme, mais que savait-on réellement à leur sujet ? Et après tout, cela avait-il réellement une importance quelconque ? Libre-arbitre ou non, la seule chose en laquelle Edward croyait était l’Équilibre. Le Grand. Celui avec un « É » majuscule (extrêmement pénible à taper sur un clavier azerty, d'ailleurs). Il pensait que les gens faisaient bien ce qu'ils voulaient, mais avaient l'obligation de respecter l'harmonie qui régissait ce monde. Pour chaque mauvaise action, une bonne se devait d'être accomplie. Ceux qui ne respectaient pas ce principe le payeraient un jour ou l'autre. S'ils ne voulaient pas se plier à l'Équilibre d'eux-même, quelqu'un s'en chargerait à leur place. Augmenter l'entropie de ce monde était le crime le plus abominable qu'une personne pouvait commettre aux yeux du jeune homme à la chevelure de paille et c'était pour avoir la possibilité de veiller à l'application de cette règle qu'il avait choisi la voie du droit. De la justice. De l'Équilibre.

La bouche légèrement entrouverte comme s'il voulait prolonger sa question, la maintenir dans l'air pour lui donner un écho pour insister sur sa profondeur, Edward s'était avancé sur son siège et penché vers l'avant, si bien qu'il n'était pas loin d'en tomber. Ses deux yeux bleus étaient rivés sur la bouche du Seraph, brillant d'une lueur plus intense que jamais. Son regard d'ordinaire déjà si profond avait dépassé ce stade et on aurait pu croire que le garçon avait le pouvoir de vous transpercer rien qu'en posant ses iris azurées sur vous. Il était littéralement pendu aux lèvres de Léonardo, dans l'attente insoutenable que ce dernier lui donne une réponse à cette question si métaphysiquement transcendante. Son cœur battait la chamade alors que sa patience s'étiolait à vue d’œil. Edward pouvait le sentir cogner contre sa cage thoracique comme s'il voulait s'en échapper. Il l'entendait, aussi. Le battement résonnait jusqu'à son oreille interne, accentuant le sentiment d'étouffement qu'il ressentait à ce moment précis. Cette vibration doublée de la pression que subissait son cerveau étaient en train de lui donner un affreux mal de tête. Ses nerfs étaient sur le point de lâcher. Il fallait absolument qu'Edward entende cette réponse. Sa ténacité poussée à son extrême limite, il fut à deux doigts de se jeter sur Léonardo pour le secouer par les épaules et le forcer à parler.

Alors, elle vint. Sa réponse. Un unique mot, un souffle presque inaudible murmuré au gré du vent, paradoxalement prononcé avec une force incroyable. Cette parole vint percuter l'esprit de l'étudiant qui en eut le souffle coupé. Ses yeux s'écarquillèrent alors qu'il retombait lourdement contre le dossier de son siège, s'enfonçant profondément dans l'assise. Une goutte de sueur se mit à perler le long de son arcade sourcilière et il fut parcouru d'un nouveau frisson. Alors Edward fut frappé par cette réponse à l'amère saveur de vérité. C'était évident. Tout était clair désormais. Évidemment que Léonardo avait pris la décision de chasser les Ombres de son plein gré, et une telle raison était incontestable. Comment aura-il pu en être autrement ? Touché comme il venait de l'être par ce savoir, le garçon trouvait presque que sa question en était devenue stupide. Maintenant qu'il savait tout lui paraissait si évident, si limpide qu'il lui semblait inconcevable de ne pas comprendre naturellement. C'était comme s'il venait de s'éveiller d'un profond coma, d'allumer une lampe sans laquelle il avait avancé à tâtons dans le noir jusqu'à présent.

Lentement, avec un soin tout particulier, Edward se leva de son fauteuil et s'éloigna de quelques pas. Il n'avait pas encore parlé depuis cette révélation et n'avait même toujours pas regardé Léonardo. L'étincelle au fond de ses pupilles s'était ternie d'un claquement de doigts, et son regard paraissait maintenant vide, éteint. Tout semblait se dérouler au ralenti autour de lui alors qu'il avançait machinalement en direction de la sortie de sa chambre, ses pieds se levant et se reposant l'un après l'autre, si lentement que l'on pouvait croire qu'il lui fallait un effort considérable pour les actionner. Gauche. Droite. Gauche. Droite. Arrivé à un ou deux mètres de  la porte, Edward finit par stopper son mouvement. Puis, toujours avec la même application, il se retourna pour planter ses yeux dans ceux du Seraph. Son visage était à nouveau emprunt de cette gravité solennelle qui l'avait saisi lorsqu'il avait posé la question et il lui fallut une nouvelle poignée de seconde avant de se décider à reprendre la parole.

Sa question insolite mourait à peine au fond de sa gorge que Léonardo se levait d'un bon, annonçant qu'il était temps pour lui de tirer sa révérence. L'expression sur le visage du blondin passa en un instant de la curiosité enfantine à un étonnement profond. Ce départ était si soudain, si inattendu, alors que les deux garçons étaient au beau milieu d'une conversation. Certes, Edward et Léonardo n'étaient pas dans la même discussion, mais ils discutaient tout de même. Peut-être le Seraph en avait finalement eu marre de la manie de l'étudiant de passer du coq à l'âne et de ne rien écouter de ce qu'il lui racontait... Bouche bée, interdit sous le choc de cette décision, Edward suivit du regard le contractant se diriger vers la porte de sa chambre en essayant de bredouiller une réponse.

Il avait essayé de lui crier après pour attirer son attention, mais en vain. Le blondin n'avait pas eu le temps de terminer sa phrase que la silhouette de Léonardo disparaissait dans l'embrasure de son entrée sans laisser de trace, le laissant seul au milieu de la pièce, l'air toujours aussi abruti. Le silence régna à nouveau en maître, après une longue période d'agitation, tandis que la pression accumulée lors de cette rencontre -et des révélations qu'elle avait engendrées- redescendait d'un coup sec. Pendant plusieurs secondes, rien ne se passa, Edward se demandant ce qu'il pouvait bien faire après des événements aussi rocambolesques que ceux qu'il venait de vivre. Jusqu'à ce qu'il sentit un liquide mouiller le bout de sa chaussette gauche. En baissant le regard en direction du sol, il réalisa que la mare de sang que Léonardo avait créée à cause de ses blessures était toujours là. Avec un soupir, Edward partit en quête de la serpillière familiale.