Spoiler:

Curse avait échoué là par un hasard des rues. Il jouait à un endroit, suivait autre chose, jouait dans un autre coin, échappait à quelqu’un, jouait à nouveau. Et ainsi de suite.
Le parcours n’était donc en général pas très rectiligne, et il pouvait faire uniquement une petite centaine de mètre en plusieurs longues heures.

Ses pas l’avaient menés jusqu’à la petite place qu’il connaissait très bien. Les deux arbres étaient d’ailleurs l’occasion de faire son jeu préféré. Le looping ! Cela consistait à courir à toute vitesse autour des deux arbres, en formant un huit.
Il sautait au-dessus des pavés défoncés, courait sur le banc, ou glissait en-dessous, avec un bruit de moteur caractéristique, les deux bras tendus pour représenter l’engin.

VVVVVMMMMMM ! VvvvvMMMmmmmm ! VVVVVVAAAAMMmmm !

Souvent quand des enfants courent, ils finissent toujours par... ? Par tomber. Ce qui finit par arriver à Curse qui s’étala de tout son long. C’est qu’il courrait plutôt vite et le choc égratigna ses mains et ses genoux.
Il grimaça, contrôlant ses larmes – j’y suis pas une fille ! – essayant de chasser les cailloux de ses mains collés par le sang qui s’en dégageait. Il entreprit de souffler fort dessus, permettant d’atténuer aussi un peu la douleur.

Oh elle est trooop belle. Curse ravala ses larmes une bonne fois pour toute, et tendit bien volontairement sa main vers la jolie fille qui se proposait de l’aider. Peut-être elle pourrait devenir sa namoureuse aussi ? Il la regardait avec de grands yeux innocents. Un vrai petit ange. Il arrêta son geste quand elle sortit sa boite magique.

Oooh.

Une boite magique, trop bien. Il obéit avec pleine volonté, curieux de voir ce que la boîte allait faire. Il appuya résolument sur la croix rouge, attendant de voir un effet spectaculaire.

Moi aussi j’y suis magique t’y sais !

Vantard. Tout était bon pour impressionner les demoiselles. Celle-ci ne ferait pas exception. Papa disait toujours qu’il fallait être gentil avec les filles si on voulait plein de bisous. Et là, il en avait bien besoin des bisous. C’est que ça faisait mal, et il n’avait même pas encore soulevé son jean pour constater les dégâts sur les genoux, surement pas beaucoup mieux arrangés.

Grand. Elle le trouvait grand. Il s'enorgueillit, tout fier qu’elle le trouve à sa taille.

Comme j’y suis grand, t’y veux être mon namoureuse ?

Oui, les mioches ne s’embarrassent pas de détail pour déclarer leur flamme. Et puis elle devait bien l’aimer, sinon elle ne le soignerait pas. Papa lui ne le soigner que quand il voulait. Des fois il devait faire tout seul. Mais c’pas pareil. Papa l’avait pas le temps, il devait gagner l’argent.

Oooh. Comment t’y as trouvé les fées ?

Il la laissa faire gentiment, très absorbé par l’idée qu’il se faisait soigner par un produit magique. Des larmes de fée, rien que ça ! Il examina avec attention ce qu’elle faisait, ne voulant rien rater d’extraordinaire. Effectivement la plaie se nettoya sans mal et les petits cailloux partirent tout seul. Le môme s’émerveilla.

C’magique !

Personne n’expliquait à Curse. On s’était contenté le long de sa courte existence à lui crier dessus pour le faire obéir, à moins qu’on ne parle de fille. Là c’était un sujet où il pouvait discuter. Il n’avait d’ailleurs appris que tardivement son prénom, trop souvent surnommé.

Naan, elles sont pas toutes neuves, j’y suis pas un bébé !

Il rit légèrement, amusé des paroles de la grande.

Tu as mal ailleurs?

Il hocha la tête, en commençant à relever son jean qui était taché de poussière pour lui montrer son genou. Il n’eut pas le temps de lui expliquer toute sa douleur pour qu’elle ressorte ses larmes de fée, que déjà une nouvelle question lui fut posée.

Et dis-moi, tu es tout seul? Ou sont tes parents?

Devait-il dire la vérité ? Il n’avait pas envie de retourner tout de suite à l’orphelinat. Il avait profité de la sortie d’école pour leur fausser compagnie, très heureux de n’avoir pas encore reçu son uniforme pour se fondre dans la masse.

Nan, Papa l’es là.

Il agita vaguement la main, sans donner de direction précise. Il ne mentait pas totalement. Papa était bien là, sauf un peu plus haut.

Il la regarda faire avec autant de calme et d’admiration que pour sa plaie à la main. Rendez-vous compte, il était en train de se faire soigner avec des larmes de fées. Il n’en revenait toujours pas. Quand il raconterait ça à Toudou…
Il baissa son pantalon sur le genou, une fois le pansement mis.

Ouais, suis fôrt moi !
M’appelle Curse.
Et toi t’y t’appelles comment ?
T’as quel âge ?
T’as des enfants ?

L’avalanche de question que provoquait chaque inconnu(e) qu’il rencontrait. Il voulait tout savoir, tout connaitre, être au courant de tout, et surtout ne rien rater.
Il observa un instant la dame avec ses yeux d’apparence innocente. Il voyait tous ses petits détails, sans rien voir de global.

T’y aime le rose ?

Oui, son ruban était rose. Simple déduction, très logique.
Sa main vint gratter sur le pansement de l’autre. Voilà que ça démangeait toujours. Les larmes de fée devaient déjà s’être envolées.

Ben c’i facile, t’as du rose dans les cheveux !

Il lui adressa un sourire gratuit et sincère en montrant du doigt son ruban.

J’y suis fort, j’sais.

Il redressa ses épaules, tel un petit paon qui faisait la roue devant sa belle. Curse aimait bien se mettre en valeur, surtout devant les filles.

Moi jaune ! Comme l’soleil d’la vie.

Il se remit debout en mimant un cercle avec ses bras. Voilà, il était resté sage trop longtemps, maintenant la pile avait besoin de bouger. C’était fini le moment, je suis assis et je t’écoute gentiment.

T’es mariée ?

Ben ouais si elle a pas d’enfants, forcément elle ne peut qu’être mariée. C’est d’une évidence tout à fait logique. Et cela expliquerait qu’elle ne veuille pas d’amoureux. Parce que quand on se marie, c’est pour la vie !!

Pasque, mwa, quand j’sera grand, hé ben, t’sais, j’me marira pas.

Le personnel de l'orphelinat ou la police ne devrait pas tarder à le retrouver maintenant.

Ah bon mais quand c’est tu vas t’y marier alors ? Demain ?

Oui la notion du temps qui passe ou de lendemain était bien trop abstraite pour un morveux qui vivait dans l’instant présent sans se préoccuper de conséquences. Après tout, il n’y avait jamais rien à espérer de demain. Il devait se satisfaire de cela.

Ben j’t’y esplique.

Pff, les grands, franchement ça comprend vraiment rien à l’amour et à la vie et aux amoureux.

Si t’y marie, c’pour toute la vie ! Et mwa j’y veux tout plein tout plein d’amoureuses. Alors j’y peux pas mi marier pour toute la vie, sinan c’pas gentil pour les autres amoureuses.

Ouais, il avait une conception de la vie très étrange. Il ne put s’étendre sur le sujet qui le passionnait pourtant qu’un bruit de voix qu’il reconnaissait bien l’interpella.

Curse !

Le mioche se renfrogna, en baissant la tête. Et zut, on l’avait déjà retrouvé. La partie de jeu avait été de courte durée. Une femme échevelée sortait d’une voiture de police, suivie par le policier qui l’accompagnait. Elle s’empressa de prendre la main du garnement, avant qu’il ne s’avise de fuir encore. Celui-ci ne se laissa pas faire et ne lui laissa que le poignet pour tenir sa prise. Hors de question qu’il desserre son poing. Il se tut, un silence bien étrange quand on voyait à quel point il avait pu être bavard il y a quelques instants. La femme s’excusa auprès d’Abygail, tout en devant maintenir fermement le mioche qui n’était pas du tout ravi de se trouver sous son emprise.

Excusez-le. Il vient seulement d’arriver dans le foyer, et a encore du mal à s’adapter.

Elle semblait très agacée, et remontée contre l’enfant qui ne cherchait qu’à s’évader d’un endroit qui n’était pas du tout chez lui. Le policier s'avança pour les encadrer. Il avait un regard quelque peu soupçonneux vis à vis de la jeune femme au ruban rose.

Le mioche bougonnait sous la poigne de l’adulte, tirant un peu, comme si cela suffisait à la faire lâcher. Mais non, la poigne était ferme. Le morveux en rajouta, faisant couler de véritables larmes de crocodiles pour la comédie.

T’y fais maaaaaal !

Il essaya de repousser les doigts de la femme qui soupira à cette nouvelle attaque. Il lui donnait du fil à retordre depuis son arrivée, et il la fatiguait déjà. Elle joua l’indifférence avec l’enfant et se tourna vers la jeune femme qui avait semblé pouvoir calmer le petit monstre dont elle avait la charge.

Il semble bien vous aimer. Vous accepteriez de venir le voir de temps à autre ? Cela m’aiderait à gérer son comportement.

Curse releva la tête, fixant ses deux grands yeux sur Aby.

Ouiii !!

Il sourit, soudainement ravi, oubliant sa petite crise de larmes précédentes.

Curse hocha vigoureusement de la tête. Il serait sage, promis. Du moins, il ne fuierait plus. Le reste… il ne fallait pas trop promettre. Peut-être qu’il pouvait aussi arrêter de voler les doudous des autres, mais par contre… continuer à leur ficher la frousse, hors de question. C’était un jeu bien trop amusant.

J’y sera le plus sage de la Terre !

Il s’extirpa de la poigne de la mégère pour venir lui coller un bisou collant et rapide sur la joue qui était toute proche. La femme le rattrapa aussi sec, de peur qu’il n’en profite de fuir à nouveau. La dernière fois il était resté planqué dans le parc pendant des heures… Elle était fatiguée de lui courir après. Les adultes parlèrent des détails au-dessus de sa tête de la prochaine visite d’Aby.

Le mioche observa un instant le visage d’Aby, puis se lassa très vite de rester sur place. Personne ne faisant attention à lui, Toudou apparut dans ses bras, et il y fourra le nez pour en sentir l’odeur particulière, brusquement épuisé. Il se baissa ensuite pour ramasser un marron avec sa coque qu’il fourra dans sa poche. Ce genre de truc à piquant devrait être très drôle à fourrer dans le lit d’un pensionnaire. Soudain, la femme eut un mouvement. Ah l’heure de rentrer, sans doute.

Il agita la main vigoureusement à Aby, avant de monter dans la voiture et de s’endormir sans préambule à l’arrière.