Duncan tordit son cou pour observer la route de terre derrière lui. Le pick-up démarrait en trombe dans un nuage de poussière à peine rendu visible par une lune pâlotte. Il grogna et lâcha une insulte bien sentie. C’était attendu, mais ça n’en rendait pas le coup plus appréciable pour autant. D’une brève saccade, il cala son chargement sur ses épaules et avança.

Le cimetière était vide et silencieux. Quelques coups de vents qui sifflaient entre les tombes, mais rien de plus. Duncan manqua de trébucher à plusieurs reprises sur les quelques cailloux qui crevaient le sol archi-sec mais il parvint à trouver un endroit vierge sans avoir gouté à la poussière des lieux. Sans plus de cérémonie, il largua son paquet par terre qui s’écrasa dans un son mat. La tête lui tournait. Un peu trop d’alcool à ce qu’il semblait.

Il saisit sa pelle et commença à creuser. La nuit serait longue.

Quand une voix rocailleuse lui chatouilla les oreilles, Duncan se redressa prestement. Le mouvement brusque lui fit perdre l’équilibre et manqua de le faire s’étaler de tout son long, mais il parvint à se servir de sa pelle comme appui pour éviter la chute.

-Putain de merde tu m’as foutu les jetons.

Il se passa une main dans les cheveux pour éloigner quelques mèches rendus poisseuse de sueur et leva les yeux. Un vieil homme, vêtements émaillés, barbes et cheveux virant au gris. Et de ce qu’il disait, il était surement celui qui s’occupait du cimetière.

-Si je te dérange, va voir ailleurs si j’y suis. Je dépose mon paquet et je me tire.

Il n’y a pas à dire, l’alcool avait une fâcheuse tendance à entamer ses capacités sociales.

-La ballerine ?

Duncan ricana et déposa sa pelle. Le vieux bougon tirait sur une cigarette aussi sale qu’il pouvait l’être et semblait prêt à en découdre. Duncan lui aurait volontiers fait prendre rendez-vous avec son poing s'il n'était pas aussi peu sûr de rater son coup à cause de l'alcool.

-Putain mais c’est quoi ton problème ? Ma tête ne te revient pas ou j’ai marché sur ta maison en venant ici ? Je t’ai dit que j’ai juste à déposer ça et je me tire. Alors fous-moi la paix ducon. Je ne suis pas d'humeur.

Celle-là, Duncan ne l’avait pas vu venir. Et même si ç’avait été le cas, il n’aurait pas pu réagir. Le bougon qui le menaçait à l’instant lui donnait un coup de main. Et de façon bien plus efficace que ce que lui-même aurait pu produire en l’espace de trois heures de travail. On lui avait dit « pas de témoins » mais s’il n’y avait pas de témoins pour voir les témoins, comment prouver qu’il y avait eu des témoins ? Pas vu, pas pris, en somme.

-Il n’est pas mort, répondit Duncan en prenant appui sur sa pelle, Pas encore en tout cas. Juste un peu sonné. Il a froissé les mauvaises personnes, c’est tout. Et du coup… Ouais. Un cercueil, ce genre de saloperies.

Après coup, il se demanda pourquoi il parlait franchement à ce type qui quelques secondes plus tôt lui aurait envoyé sa pelle dans le visage en guise de salutations. Encore un mystère de la bouteille.

-D’ailleurs je ne comprends même pas ce que tu me fous là. Tu rappliques, tu m’insultes et maintenant tu creuses ? Ils sont tous comme ça dans ta branche ? Ou alors je suis en train de parler à une tombe, je n'en sais rien.

Ça lui apprendrait à l’ouvrir. S'expliquer avec un vieux psychorigide ? Peine perdue. Le cul par terre, Duncan sentait cette frustration qu’il peinait à contenir remonter par à-coup.

-Tu joues les mijaurées maintenant ? Tu menaçais de me tuer y’a pas cinq minutes, alors ne me sors pas ce genre de couplet. Et je te rappelle que je ne t’ai rien demandé alors si ça te dérange tant que ça, va te faire…

Il le coupa en lui hurlant dessus. Cette fois-ci, Duncan ne fit rien pour se contenir. Les insultes, il aurait pu les essuyer toute la nuit tellement ça lui passait au-dessus, d’autant que le vieux avait un débit tellement soutenu en la matière qu’elles passaient plus pour du bruit de fond à peine remarquable entre ses dents salies par le tabac, mais puisqu'il semblait ne pas y avoir d'autre issue, il allait faire parler les poings. Après tout, à choisir entre son commanditaire qui l'enverrait ad patres s'il n'accomplissait pas sa sale besogne et un vieux qui risquait de le tuer, il n'y avait pas long à réfléchir.

Et puis il y avait eu l’impact physique. Autant frapper une ruche du poing et espérer s'en tirer en sifflotant un air tranquille. Il cherchait un prétexte pour se battre ? Il avait trouvé son homme.

D’un bond, épaule en avant, il chargea le vieux comme un taureau pour le faire tomber à la renverse. En temps normal, il aurait visé la tempe d’un crochet ou le plexus solaire d’un coup droit. Deux frappes aussi efficaces l’une que l’autre pour terminer un combat avant même la première parole échangée. Mais les réflexes noyés dans la boisson, il avait plus de chance de l’enrhumer avec le vent que de le toucher. Il se contenta donc de le maintenir sous lui, ce qui avec son poids et sa force, ne lui posa pas vraiment de soucis.

D’extérieur, la lutte ne ressemblait qu’à un brouillard confus de membres fouettant l’air, les corps et le sol. Le vieux rendait coup sur coup, mais l’adrénaline, l’habitude du combat et l’alcool entravaient complètement le sens de la retenue et la sensation de douleur chez l’ancien boxeur. Il n’était plus rien que poings et pieds mêlés qui frappaient en furie, encore et encore, sans se soucier de bloquer ou de contrer, peu importe si la cible était atteinte. Tout ça pour se défouler.

Et il aurait continué longtemps si, dans une violente ruade, les deux adversaires n’avaient pas été éjectés à quelques mètres l’un de l’autre. Duncan se remit debout et peina à aligner ses yeux. S’il se fiait vaguement à ce qu’il ressentait, il avait probablement une ou deux côtes de fêlées, des phalanges déboitées, trop d’éraflures pour être comptées et au moins autant de contusions partout sur le corps. Et le plus drôle était que rien de tout ça ne lui faisait mal.

-T’as fini vieux con ? Parce que je peux faire ça toute la nuit.

Et il le pensait. Énerve comme il l’était, il lui faudrait bien plus qu’une pelle et quelques coups pour l’empêcher de se battre. C’était quoi… son troisième combat de la soirée ? Un petit jour par rapport à d’habitude.

Mais s’il avait eu l’esprit plus concentré sur autre chose que le vieux qui se levait à son tour, peut-être aurait-il vu son paquet qui commençait à s'agiter quelques pas plus loin.

Quand des cris étouffés lui parvinrent, Duncan tourna la tête. Son paquet s’agitait, ce qui n’était pas bon du tout pour lui. Le vieux hésita un moment, mais une fois sa pelle récupérée, dans ses yeux s’allumèrent une lueur mauvaise bien plus sombre que celle qui anime quelqu’un qui se bat. Pour l’ancien boxeur, ce n’était pas un problème. Il ne lui faisait pas peur et s’il devait lui passer dessus pour être tranquille, il le ferait.

Cette fois, l’autre pris l’initiative. Son arme de fortune brandie en avant, il combla la distance les séparant en trois longues foulées et frappa. Duncan ne fit même pas mine d’esquiver. Il cueillit la pelle avec son épaule et profita de la déstabilisation de son adversaire pour lui envoyer son poing dans le ventre. Un uppercut violent dont le seul impact suffit à faire rendre tripes et boyaux au vieux. L’estomac avait pris cher apparemment. Ils roulèrent tous deux à terre, mais seul Duncan se releva couvert de terre, de sang et d'autres choses moins recommandables. L’autre était plié en deux, crachant jurons sur jurons entre deux expulsions de bile. Un puissant coup de pied dans la mâchoire le réduisit au silence. Emporté dans son élan, Duncan lui écacha encore le visage pour être sûr qu’il ne bougerait plus.

Appuyé sur ses genoux, il grogna et cracha par terre. Son épaule lui faisait atrocement mal et ce malgré l’alcool. Et pour ajouter au tout, son paquet s’était volatilisé. Le plastique trainait par terre, déchiré par la panique, mais nulle trace de son contenant.

-Fais chier, putain.

Ça, c’était mauvais. De son bras valide, Duncan traina le vieux en lieu et place de ce qu’il était censé déposer là sans se soucier de la profondeur ridicule du trou ou même de le recouvrir. Il respirait encore, mais il aurait mal à la tête pendant un certain temps vu l‘état de son faciès. Puis il quitta le cimetière d’un pas trainant. Aucune chance de rattraper l’autre, même s’il le voulait. Au lieu de ça, il s’escrima à suivre la route du mieux qu’il pouvait. Direction, le toubib.

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