L’air est frais quand je sors de la discothèque « le Paradis rouge », et c’est très agréable après la chaleur étouffante de la boîte. Oui, je suis au quartier Sud. J’aime parfois vivre dangereusement quand il s’agit de me trémousser avec de beaux garçons. Et le Paradis Rouge offre un choix que n’ont pas toujours les boites de nuit du quartier Est, comme les bad boys ou les junkies, souvent très réceptifs à mes yeux et très… ouvert d’esprit… au lit !

La soirée est prometteuse, et j’ai déjà repéré quelques jolis morceaux, mais avant d’attaquer, j’ai besoin d’un peu de nicotine. J’ai troqué mes lunettes pour des lentilles de contact, et ma chemise, blanche, sans manche et à moitié ouverte, laisse voir mes tatouages et passer l’air frais de l’extérieur sur ma peau blanche. J’aime porter du blanc dans les boites qui s’éclairent à la lumière noire. On me remarque mieux. Mon jean reste sobre, mais bien coupé pour ma physionomie et mes chaussures sont confortables pour danser, puisqu’elles ne servent qu’à ça. Je ne les garde jamais bien longtemps une fois hors de la discothèque de toute façon. ♥

Expirant la fumée bleu-gris de ma Lucky Strike, je regrette une seconde de n’avoir pas récupéré ma veste en cuir au vestiaire, mais je me dis aussitôt qu’une fois ma clope fini, j’y retourne aussitôt. Passant ma main dans mes cheveux, je zyeute un peu la ruelle sombre qui sert de fumoir.

Le quartier Sud me rappelle plein de souvenir. Ma tête de freak m’avait permis de m’y intégrer facilement. Je ne regrette pas cette période, mais je crains toujours un peu d’aller au quartier Sud maintenant, à cause des petites frappes qui pouraient me reconnaître. Bah ! Je ne devrais pas y penser, ça va me porter la poisse.

Hé ! Mais t’es Walter !

Qu’est-ce que je disais. On m’appelle par l’un de mes anciens noms de code dont j’avais créé le profil pour m’infiltrer dans le quartier Sud. Walter n’était pas ma plus grande réussite, mais il a fait son boulot. Je me retourne et me retrouve face à un type dont l’apparence ne m’a pas marqué, faut dire qu’elle n’est pas exceptionnelle, mais dont le tatouage d’étoile sur le visage, du plus mauvais goût, m’inspire quelques réminiscences d’un sale souvenir.

Il était dans l’un des gangs que j’ai infiltré, ça c’est sûr, mais il n’était pas bien élevé, et n’a pas écopé de beaucoup de prison. Mais ça reste suffisant pour qu’il m’en garde rancœur, vu sa tête de rat constipé. Au bras d’une greluche pas mieux gâtée par la Nature que lui, ses fripes lui tombent sur les épaules comme la misère sur le monde.

T’es la pédale de flic d’il y a cinq ans !

"Pédale"… Il a de la chance que je ne sois pas armé, il n’aurait plus de quoi faire une descendance. C’est l’Humanité qui m’en remercierait, cela dit.

Tout doux, mon petit, je ne suis pas en service et je viens juste me détendre, ok ? Je cherche pas les problèmes alors ne les cherche pas non plus.

C’est ça, tarlouze ! Vous êtes combien de flics pédés dans cette boite ?  Hé les mecs ! V’nez voir, Y’a Walter !

Oh merde, ils sont plusieurs. Sept. Et forcément armés. Avec lui seul, j’aurais juste eu à le rendre dingue de sa poule pour qu’il m’oublie et passe à autre chose, mais avec autant de monde, je n’aime pas ça. Je reconnais leur visage, arrive à remettre quelques noms ou quelques infos sur chacun d’eux, mais de là à ce que ça les fasse chanter, je n’y crois pas trop. Appeler du renfort leur laisserait largement le temps de faire un abat-jour de ma peau, malgré leur apparente incompétence en travaux manuels autre que la gâchette et… enfin vous voyez. Me réfugier dans la boite risque juste de mettre les autres en danger. J’ai bien peur qu’il me faille sortir ma rapière ou fuir. Mais en imaginant que l’un d’eux puisse avoir une arme à feu, je dois dire le choix est vite pris. Je prends mes jambes à mon cou et galope comme un cheval fou ! Oui, un magnifique cheval, mais fou quand même.

Je le sais pourtant, c’est une mauvaise idée de trainer au Quartier Sud après mes coups de filet. Trop de représailles. Le Chef m’avait même conseillé de déménager, par sécurité, mais j’ai refusé. Enfin, j’avoue que je tente le Diable en venant là. Même si parfois il est charmant et me fait passer une nuit fort plaisante, cette fois-ci, il a juste envie de me farcir aux pommes, et pas de la manière la plus agréable.

Allez, j’ai de l’endurance et il suffit juste que j’atteigne un coin de rue sombre ou disparaître dans mon Kekkaï, en espérant ne pas attirer d’Ombre. Oui, je sais, c’est mon boulot, mais non ! Pas ce soir ! Ce soir, le programme c’est danser, boire mais pas trop, m’amuser, trouver un beau mec, le séduire, et le ramener chez moi !

Un peu dangereux, certes, mais je me retourne pour voir où sont mes poursuivants… et je regrette aussitôt mon geste. Je viens tout juste de me rappeler où je suis. Non, ce n’est pas la rambarde que cogne mon mollet ni le bruit de l’eau qui me parvient… Bon, si, un peu… En partie. Majoritairement. Mais il est trop tard, et je bascule dans le canal. Par la Reine, je vais retrouver ces canailles et les faire retourner en taule pour perpét’ !

Je plonge dans l’eau glacée, qui me choque une seconde. Surtout, ne pas penser à ce qui s’écoule dans ce canal… Je ne nage pas bien, me débattant du courant qui m’emporte. Mais je n’arrive pas à rejoindre la berge tout de suite, et passe quelques ponts avant d’y arriver. Je tousse, crache et jure.

Fox, ta soirée passe de programme appétissant à réalité merdique. Je suis trempé, sale, gelé, à moitié noyé, mon téléphone a dû rendre l’âme, je ne sais pas où je suis, comment rejoindre ma voiture ni si je suis encore suivi, et mes lentilles de contact ont coulé, ce qui fait que je ne vois pour ainsi dire rien. Je n’arrive même pas à me relever pour déployer mon Kekkaï.

Bon, je ne peux officiellement plus sortir mon Kekkaï. A la voix qui m'interroge je lui répondrai bien "Ça dépend, vous aimez les flics?", mais j'ai déjà trop tenté ma chance ce soir. J'espère juste qu'il n'est pas du gang qui me poursuit.

Je lève les yeux et ne vois rien. Enfin... rien est exagéré, mais je ne sais pas comment décrire cette forme noire penchée vers moi. Un manteau? Un chapeau? Un membre du Ku Klux Klan qui s'est planté dans ses teintures? Un joueur de jeux vidéos héroïc fantasy qui s'y croit un peu trop? Même si je ne crache pas sur un peu d'aide d'habitude, il faut bien que je vide mes poumons de l'eau dégueulasse qui s'y est mise. Aussi, il a intérêt à s'écarter un peu. Mais je ne peux pas lui dire, vu que j'ai la bouche pleine.

Néanmoins, je parviens à me redresser, passant ma main dans mes cheveux trempés, les renvoyant en arrière. Rien à faire, je suis miro. La pénombre du pont ajoutée à mes dernières péripéties aquatique m'ont bousillé les yeux. Il reste de la place dans la liste de galères, donc je frisonne au vent frais nocturne. Oui, faisons la blague, je suis couvert de chair de poule, pour un poulet, c'est normal. Hahaha, marrez-vous, marrez-vous, moi je me les gèle. Enfin, je respire.

Ça... hum... ça baigne, comme vous pouvez le voir.

C'est pas ma meilleure, mais je suis un peu siphonné du bocal, j'ai plus les idées claires et je vois trouble. C'est trop d'éléments qui font couler ma répartie dans un niveau misérable. Remontons, euh, levons-nous. Je suis un instant heureux dans mon malheur, car je ne vois pas dans quel état est ma chemise. C'était du lin. Bonne à jeter, sans doute.

Où sommes-nous?

S'il me répond "dans le canal", je vais hésiter entre me marrer et sortir ma rapière. Mais avec un peu de chance, ce n'est pas un poivrot ou un malade mental. Oui, j'espère, je n'ai plus que ça.

Nous sommes à Palema... Quartier Sud.. Canal Jekyll... Sous un pont... Vous ne vous êtes pas téléporté, savez vous ?

Le nom de ce pont m'aurait été utile, en fait.

Oui, je sais ce qu'il m'a dit, mais j'avoue que j'ignore quelle distance j'ai parcourue dans le Canal. J'arrive à me relever, mais suis gêné dans mes mouvements par mon jean détrempé. Mes chaussures aussi sont bonnes à jeter. Je ne vois toujours rien mais reconnais d'où vient la voix qui m'interroge. Une silhouette assez normale, mais comme drapée. Un clochard? Un moine? Un héros en cape? Oulà, je ne réfléchis plus droit.

Qui fuyez vous ?

Oh, des vieux copains. On joue au loup, mais on a des règles un peu spéciales. On y ajoute quelques règles du cache-cache.

Comme celle qui indique que si je me fais choper, je prendrai cher, ou que si ce sont mes collègues qui les attrapent, je m'assurerai qu'ils prendront nettement plus cher! Mais la première hypothèse a plus de chance d'arriver que la seconde, puisque mon téléphone a rendu l'âme. Et puis, à cette heure-ci, pas sûr que des flics osent débarquer au Quartier Sud. Logan, peut-être, s'il est de service. Mon chef, s'il savait, parce que je suis son meilleur informateur. Guère plus. En tout cas, inutile de lui donner des noms, sait-on jamais, s'il est l'un des leurs, je ne saurais sans doute pas me défendre contre lui.

J'ai de l'eau dans le nez, mais je me dis que ça vaut mieux. Les ruelles du quartier Sud ne sont pas reconnues pour leur parfum agréable, et le Canal suit cette logique. Je ne peux pas courir mais ici, je peux me cacher. Le pied du pont est obscur, et cache même ce qu'il reste de blanc à ma chemise.

Ça vous embête si je vous tiens compagnie un moment? Je voudrais bien gagner cette partie.

Je m'adosse au mur qui longe le canal et essore autant que je peux ma chemise et mes cheveux. Je ne dois pas ressembler à grand chose, mais au moins, ils ne me reconnaitront pas tout de suite. De toute façon, avec la vitesse du courant, j'ai un peu d'avance. Enfin j'espère. Dans mon malheur, j'ai quelques points positifs.

Vous venez souvent au bord du canal?

Un peu de conversation, aussi étrange soit-elle, me calmera un peu de cette impression d'être une proie dans une chasse à cour. Je n'entends pas les chiens, mais j'attends les chasseurs.

Hé bien... Restez avec moi, si celà vous chante. En général, les gens n'aime pas trop ma compagnie. C'est le masque.

En effet, maintenant que je vois à peu près bien, je remarque le long manteau de l'inconnu et son masque, élimé, en forme de bec d'oiseau.

Auriez-vous perdu votre Venise ?

Même si je n'y suis jamais allé, je connais les canaux et les masques de cette ville lointaine. Et le voir m'inviter à marcher le long de ce canal m'offre un instant un dépaysement assez cocasse et surprenant. Aussi, je le suis.

Sinon, bah, je vis un peu ici. J'ai pas de maison. Donc je dors sous les ponts. C'est mieux, quand il pleut. Oui, parce que être trempé jusqu'aux os quand on se réveille... Pas cool, moi qui vous le dis.

Je vous crois sur parole. Qu'est-ce qui vous a mené là?

Après tout, je suis trempé jusqu'aux os. Enfin, je suis rassuré d'entendre qu'il n'est pas un mafieux qui vérifie qu'un corps à bien coulé. Mais l'histoire d'une vie aura de quoi occuper le parcours. Le vent n'est pas très fort, mais chaque brise réveille mes nerfs. à un endroit en particulier. Mon bras. Je passe ma main et lâche une exclamation douloureuse. Non, je ne suis pas douillet.

J'ai dû, durant mon bain, croiser un tesson de verre, car me voilà affublé d'une longue estafilade sur le bras. Mes tatouages emmêlés la cache assez bien mais il me suffit de passer la main dessus pour qu'elle se couvre de sang. Rien de grave mais ça fait un mal de chien. Bon. Si, je suis douillet. Mais surtout en pétard.

*Foutus gangsters à la manque. Je vais faire un rapport dès mon retour au poste. Ça va leur coûter cher.*

Si vous voulez, j'ai une cache avec une trousse de secoure, pour votre bras. Au moins pour désinfecter.

Ce ne serait pas de refus.

Bien que Seraph depuis longtemps, il semblerait que mes trop nombreuses interactions avec les humains ralentissent ma Nature que d'autres ont plus développée que moi en nettement moins de temps. Aussi je crains une infection qui abîmerait ma peau si douce et belle.

D'où je viens ? De Palema. Comment je suis arrivé là ? C'est une longue histoire... Et pas très agréable. Mais vous même, vous ne m'avez rien dis ! Moi aussi, d'ailleurs... Hé bien, je m'appelle William Ling, enchanté ! Et vous ?

Mon nom est Fox Wallace. Ravi de faire votre connaissance, malgré les circonstances!

Mon sourire est sincère. Je ne crains pas grand chose avec mon vrai nom dans le Quartier Sud, je ne l'y prononce jamais. Mais cet homme semble vraiment inquiet. Je devrais peut-être me méfier, mais après mes mésaventures dans le canal, un peu d'attention de sa part me réchauffe le cœur.

J'imagine que votre histoire doit être difficile, pour que vous en soyez à dormir sous un pont. En même temps, qui, venant du quartier Sud, n'a pas eu une histoire de ce genre?  

Mon sourire reste alors que je regarde un instant les remous du canal. je suis originaire du Quartier Sud, mais cela fait bien trop longtemps pour que je désire m'en souvenir. Je ris un peu.

Enfin, si vous ne souhaitez pas aborder le sujet, je ne vous y obligerais pas. Ce n'est pas un interrogatoire.

Heureux de vous rencontrer, Fox. Puis-je vous appeler Fox ? Montrez moi.

C'est un plaisir, William.

Étrangement, je n'hésite pas à lui confier mon bras. Mon verre de trop, ma mésaventure dans le canal, ma fatigue ou juste sa gentillesse, quelque chose me faisait lui faire confiance. Je frisonne mais me sens un peu rassuré de ne pas entendre encore les pas et les cris de mes poursuivants. Malgré cela, je lance des regards dans les rues au dessus pour voir si des visages y apparaissent. Mais j'écoute l'histoire de William, attentif.

Effectivement... Il est difficile de trouver du bonheur, ici. Difficile, mais impossible. En ce qui me concerne, je le trouve dans le cœur des gens d'exception que je rencontre. Concernant mon histoire... Elle est, somme toute, assez commune, à part ma maladie. Rassurez vous, elle ne se transmet pas. J'étais aisé, j'avais de la famille et des amis, ils sont tous morts, décimés par différents maux, et, moi, rongé par la tristesse, je suis tombé dans la pauvreté et la maladie. C'est d'ailleurs à cause de celle-ci que je porte ce masque. En somme, j'ai joué de malchance.

Une malchance qui ne semble pas vous ôter votre optimisme ni votre gentillesse. Je vous en remercie.

Son masque réveille déjà ma curiosité mais avec ma mauvaise vue, je ne peux pas la contenter.

Je n'ai que rarement croiser des âmes, je dirais, charitables dans le quartier Sud. Et les rares que j'ai vu n'ont pas duré.

Brook, une jeune recrue, n'a par exemple pas duré, et ses frères ont quitté la ville quand elle est morte. Preuve affligeante que le quartier détruit lui-même ceux qui cherchent à l'améliorer. Raison pour laquelle je me contente d'y errer.

Trouvez-vous votre bonheur, ici? Pardon, je suis atteint d'une curiosité qui est parfois pire qu'une maladie. Déformation professionnelle.

Le quartier sud est à l'âme et aux valeurs ce qu'est l'acide chlorhydrique à la peau : un détracteur.

C'est une bonne comparaison. Ainsi tout ceux du Sud ont l'âme brûlée. C'est sans doute la raison pour laquelle nous ne sommes jamais heureux. Les brûlures laissent toujours des marques, des cicatrices qui aiguisent nos nerfs et notre conscience, au point qu'on préfère ne pas l'écouter que de l'entendre crier.

Il est habitué à panser des plaies. Je le remercie en posant mes doigts froids sur le seul vêtement sec qui me couvre désormais.

Mon bonheur ? Ho, vous savez... Le bonheur... C'est tout relatif. Oui en cherchant bien, on peut trouver du bonheur. En cherchant auprès des bonnes personnes. Celles qui ont un cœur d'or, et qui sont près à tout vous donner pour voir un sourire sur votre visage. Enfin, dans mon cas, on ne peut pas vraiment le voir. Enfin bref.

Un peu comme ce bandage.

C'est vrai. Il est à la rue et n'a que très peu, mais me donne cela avec charité, sans se soucier s'il en aurait besoin plus tard. Je ne suis pas du genre fleur bleue quand mon actif ne fonctionne pas, mais ce geste à de quoi me toucher. J'affiche un sourire de gratitude.

Je vous remercie et je vous ramènerai au moins ce que vous m'avez donné.

Je me penche un peu en avant, légèrement, pour capter le visage de mon bon samaritain. Non, je ne cherche même pas à résister à la curiosité qui me ronge.

Il est si difficile de voir votre sourire, William?

Pas besoin. Je... Me débrouille, pour me fournir.

J'affiche un sourire tendre et amical, rare sur mon visage qui doit toujours refléter l'assurance. Il faut dire, mes tremblement dûs au froid ne jouent pas en ma faveur.

J'insiste. Ce sera aussi ma manière de vous remercier utilement.  

Voir mon visage ? Même si j'enlevais mon masque, vous ne le verriez pas. Et, je ne l'enlèverai pas. A moins que vous ayez envie de vous distraire, il risquerait plus de vous faire fuir qu'autre chose...

Il ne s'agit pas d'une distraction.

Si. Un peu. Le moyen de calmer ma curiosité. Mais surtout, une façon de voir cet homme en face. De lui montrer que je n'ai pas peur. Bien sûr, je devine déjà les traces de sa maladie sur la peau et les yeux que son masque ne cache pas, mais ça ne me révulse pas. C'est même... fascinant? Moi-même je ne comprends pas, mais je veux voir le visage de cet homme.

Vous savez, je suis flic, et pas forcément celui qui se cloitre derrière le bureau. Bon, si, je suis principalement derrière mon bureau. Mais ça ne m'empêche pas d'avoir vu toutes sortes de choses. Pas forcément des plaisantes. Et même avant ça. Mais je dois dire que si je fuyais ces visions, je ne serais pas dans la police.

Je me rappelle parfaitement chaque vision immonde que j'ai été amené à voir, du corps de ma propre mère, décomposé, crispé, et gris, vomissant le sang, les médicaments et le bâillon qu'elle s'était enfoncé dans la gorge, au dernier cadavre dont j'ai eu le loisir de retrouver le nom, tant il était défiguré. Les pédo-psychologues disaient que c'était de là que me venait mon obsession de la beauté et de la perfection.

Je serais surpris si votre visage me faisait fuir.

J'observe ses gestes, lents et incertains, qui découvrent peu à peu un visage marqué par une maladie qui le ronge littéralement. Mais loin d'être effrayé, je me sens... fasciné, comme hypnotisé par ses yeux reptiliens, sa peau parsemée de taches et de sang.

Je ne m'occupe plus de mes poursuivants, ni du froid qui me faisait trembler, seulement influencé par mon attirance pour ce visage mystérieux.

Mes doigts se portent à ce visage et sans le toucher, détaille chaque plaie, chaque marque, comme pour le redessiner dans ma mémoire. Ma curiosité de rassasie bien vite et disparait au fond de moi, ne laissant qu'une attraction sordide mais puissante et calme. Mes yeux myopes me font me rapprocher, lentement, timidement, alors que je n'ose frôler cette peau semblant à la fois si dure et si fragile.

Est-ce douloureux ?

Ma propre voix réveille un peu ma conscience et le ridicule de mes gestes et mes mots, mais plus j’observe les pupilles sombres plus ils s’estompent à nouveau face à ma fascination. Ma main recule à peine, mais reste en suspens, avide de toucher la peau de William autant qu’elle craint de la blesser.

C’est… incroyable.

Non, ça n'est pas douloureux...

Bon sang, ces yeux sont tellement dingues. J'ai l'impression d'être un petit mammifère fasciné par les yeux du serpent qui va l'étouffer avant de le dévorer.

Je n'y croyais pas non plus... Quand ça m'est arrivé.

William recule, et c'est comme si la bulle que nous formions éclatait. Je reprends conscience pour de bon de mon attitude déplacé, et reprends aussi ma respiration, que je ne me souviens pas avoir arrêtée. Je me recule un peu et détourne le regard, le fixant au sol, avec un sourire gêné.

Pardon, je ne voulais pas... vous mettre mal à l'aise. Je suis... assez tactile.

En posant ma main sur ma nuque, je me rends compte qu'elle est chaude, tout comme ma joue que j'essuie du revers de mon autre main. Malgré ma tenue légère, j'ai chaud. Je tremble un peu mais visiblement pas de froid. Et malgré ma gêne, je ne peux m'empêcher de retourner mon regard vers William. Au fond de moi, j'ai comme une impression étrange. Quelque chose que je ne peux pas définir comme agréable ou douloureux, peut-être un peu des deux, une sorte de fatigue douce. Dans ma tête, les idées flottent, volent, tournent, tourbillonnent et c'est ma tête entière qui me tourne, au point que je pose mes doigts sur ma tempe en feu.

Non Fox, réfléchis. il ne peut pas être... Tu ne peux pas ... Si. Tu es le premier à clamer que ça peut arriver de toutes les manières possibles, en tous temps, en tous lieux, et avec toutes personnes aptes à le ressentir. Après, j'ai mes yeux pour m'aider. En a-t-il aussi? Non, je ne pense pas. Avec un tel pouvoir, je ne pourrais jamais me retrouver à dormir sous un pont. Il n'aurait pas besoin de le faire non plus. Alors quoi? Je dois être un peu remué par ma soirée, et un peu chamboulé par les événements. C'est peut-être ma blessure. Ou ses yeux...  

Je... je devrais repartir. Ça fait un moment... Ils, enfin, les autres ne doivent plus me chercher maintenant. Il est tard...

Je n'en sais rien, mais si je reste dans cet état, je risque de faire quelque chose que je regretterai. Quoi? Je ne sais pas trop. Utiliser mes Yeux de Cupidon sur lui, sans doute. Ou me lancer pour mieux me faire jeter. Je ne crois plus vraiment au coup de foudre. Presque plus. En tout cas pas le genre de coup de foudre réciproque.

Non, je fais un pas de plus en arrière et ne sais plus poser mes yeux autrement que sur son visage ou sur le sol, alternant les deux bien trop vite, ce qui n'arrange pas le tourbillon dans ma tête.

Je vous remercie pour le bandage. Je vous en rapporterai plus tard.

J'ai un vertige et manque de tomber à nouveau dans le canal avant de me rattraper pour repartir vers la ruelle qui longe la berge. Ma vision floue me fait avancer lentement mais en plus, j'ai du mal à quitter l'endroit.

Attendez !

Malgré moi, je m'arrête. Encore dos à Wiliam, je ne retiens pas un étrange frisson qui parcourt ma colonne vertébrale quand il m'arrête. Je ne me retourne pas, mais ma tête pivote d'un quart de tour, m'empêchant de le voir, mais me permettant de mieux entendre sa voix quand il reprend.

Vous êtes vraiment... En mauvais état. Ça se voit. Je... Ne doute pas de votre capacité à vous gérer... Que diriez vous de nous revoir... Bientôt... Disons... Dans une semaine ? Là où vous voudrez !

J'ouvre de grands yeux. Je n'ai pourtant pas utilisé mes yeux, si? Il veux me revoir? Je me fais un film? C'est vrai que dois lui ramener du matériel de soins, je cherche peut-être trop loin. A moins que? J'avale ma salive et me retourne lentement réfléchissant à toute allure. Son visage semble sérieux, et je me remets à le fixer. Pris au dépourvu, je balbutie.

Euh...

Pas dans le quartier Sud, je vais encore le regretter. Mais peut-être à l'Est. C'est plus sûr. Et plus proche de chez moi, si... Non. J'ai beau m'appliquer, je crois bien que je n'y peux rien et que l'idée que William me fascine, m'intrigue et m'attire est ancrée en moi.

Que diriez-vous... de nous retrouver à l'entrée Sud d'East Park. Mardi prochain, vers dix-neuf heures?

Non! Pas ce jour-là! Pas là! Pas à cette heure! Il va refuser! J'aurais dû donner un meilleur rendez-vous! Mais ce n'est pas un rendez-vous. Si? Je ne sais plus. Je ne suis pas présentable, il ne doit pas me trouver très attrayant, trempé, blessé, sale et grelottant comme un vieil homme atteint de Parkinson. Je ne plairais à personne ainsi. Non, je me fais vraiment des films, mais par Elisabeth, ce que je veux y croire!

Ou ailleurs si vous préférez! Juste... je crois que je vais éviter de venir dans le quartier, un moment. Je suis mauvais joueur.

Mais c'est ce que je débite comme connerie. Il va me prendre pour un idiot, ou un sale type. Ce n'est pas faux, mais au possible, je ne veux pas que LUI le sache.

Parfait ! Entrée Sud, East Park, mardi prochain à 19 heure.

Je souris, rassuré mais surtout ravi qu'il accepte ce rendez-vous si naturellement! Je le commencerai même maintenant, surtout quand il me laisse entendre son rire. Mais sa phrase suivante m'oblige à partir, car il part aussi.

Hé bien, Fox, à bientôt ! Pour ma part, j'ai quelques affaires à régler. J'attends notre prochaine rencontre avec impatience !

Après un dernier salut, je repars de mon côté. J'ai beau être mal en point, je cours comme un ado pour retrouver la boite sur le parking de laquelle est garée ma voiture, léger quoique quand même inquiet. Mais ne croisant personne, je rentre dans l'établissement, et malgré les questions du videur et du gars des vestiaires, je me contente de récupérer ma veste, le sourire jusqu'aux oreilles. La gérante du bar qui passait par là s'inquiète aussi. Cindy est une amie de vingt ans mon aînée, qui me traite comme un sale gosse mais sait que je reste un bon client pour ses affaires. Bien qu'elle ait laissé sa beauté d'antan flétrir sous les rides et les kilos, elle a encore beaucoup de succès auprès des filles, souvent même plus jeunes que moi. Alors qu'elle laisse sa poule du soir allumer sa clope, elle me lance.

Toi, tu as un nouveau coup de cœur.

Oui, Cindy. Mais je le veux tellement!

Comme tous les autres...

Non, cette fois-ci, je le veux plus!

Elle lève un sourcil alors que je viens biser sa joue, malgré la saleté qui constelle encore mon visage. Elle grimace mais ses yeux suivent les miens, pour tenter de déchiffrer mes sentiments. Son expérience lui font hocher la tête. Mais je détale déjà.

A mon retour, je suis lessivé, mais après un bon bain chaud - où j'ai du me résigner à ôter le bandage de William, à contre cœur - je tombe de fatigue sur mon lit. Marie, ma perruche, piaille, mais j'ai la tête ailleurs, restée dans l'eau du canal, ou sur ses bords, au côté d'un homme étrange et fascinant. Un homme que j'ai déjà envie de revoir!