Demeure Brun:

Neuf années s’étaient écoulées depuis la mort de Théodore Brun. Autant d’années pendant lesquelles John Fallen avait essayé de naître, en vain ; il était comme incomplet.
Pourtant, pour se créer une nouvelle vie il avait tenté beaucoup de choses, que ce soit d’aller à l’école, tenter de s’intégrer dans des groupes ou même d’essayer de pardonner son père. Mais c’est sa haine envers celui-ci qui dominait chacune de ses pensées, qui a guidé chacun de ses actes. Jusqu’à ce qu’il essaye de devenir une sorte de bourreau des corrompus, quoique que trop impulsif. Il choisissait ses cibles trop vite, sans réellement s’attarder sur le fait qu’il soit, ou non, pourri. Par deux fois cela a failli le laisser entre les mains de la Police ; et il avait désormais décidé de s’assagir.

Leeroy l’avait fait réfléchir. Beaucoup. Il avait envie de ralentir ses activités, tenter d’avoir une vie en-dehors de sa quête héroïque – même si l’aide que Nylian venait à peine de lui apporter y était tout à fait opposée. En fait, John en était venu à un consensus : il allait à nouveau exister. Théodore Brun allait sortir de sa tombe et s’exposer à la vue tous. Et pour parvenir à ses fins, il lui fallait en premier lieu rendre une petite visite au domaine familial. Eux qui l’avaient fait disparaître, seront ceux qui le verront réapparaître ; et il comptait de plus leur donner une leçon. Parmi tous ceux qu’il avait dépouillé, aucun n’était aussi corrompu que pouvait être son père, aucun n’était aussi avide qu’était son père. En somme, le père de John était l’être le plus abjecte qu’il eût vu de sa vie.

C’est pourquoi ce soir il irait le voir.

John avait préparé cette visite longtemps à l’avance : il lui avait fallu se renseigner sur l’emploi du temps de son père, ses nouvelles habitudes, pour pouvoir agir le plus prudemment possible. Il avait remarqué les jours pendant lesquels il n’y avait pas de diners d’affaires, savait exactement le nombre de gardes du corps postés et avait même noté leurs emplacements respectifs. Après deux mois de préparation, John se sentait enfin prêt pour y aller. Ce soir, il sera libre. Ou alors, il mourra. Qui sait ?


Il était deux heures du matin, le plan allait être amorcé. C’était le soir de repos de Georges Brun, et il était parti se coucher tôt. On ne pouvait plus percevoir la moindre lumière émanant de la demeure, et John savait précisément où étaient placés les gardes. Le meilleur moyen de pénétrer dans l’enceinte était de passer par un trou dans le grillage, au fond du jardin. John avait entreprit de le creuser au gré de ces précédentes nuits car il avait souvenir que c’était une zone peu visitée du jardin, trop éloignée de la terrasse pour mériter qu’on s’y attarde. C’était non sans mélancolie qu’il avait décidé de passer par là, c’était aussi par ce chemin qu’il s’enfuyait pour rejoindre la colline des années plus tôt…

Cela faisait une demi-heure que John avait entreprit de pénétrer dans la maison, et son effraction s’était soldée par une réussite. Etrangement, aucun garde n’avait été posté dans cette salle, pourtant constamment surveillée les autres soirs. Quoiqu’il en soit, il était désormais trop tard pour faire demi-tour. Si l’agencement n’avait pas changé, le bureau de son père se trouvait à l’étage, et John commencerait par là-bas ; il souhaitait commencer par récupérer des papiers le compromettant, puis il irait le voir directement ensuite. Il comptait lui annoncer sa survie face à face, et peut-être ensuite le refaire le portrait – il n’était pas encore décidé là-dessus. Alors il s’avança dans le salon en direction des escaliers, puis sa vue se troubla. Une douleur aigüe se fit ressentir à l’arrière de sa tête, et avant qu’il ne puisse toucher son crâne, il tomba au sol, inconscient.



John se réveilla dans une sorte de cave réaménagée en geôle sommaire. Il faisait sombre, humide, son corps le lançait de partout.

« - T’aurais dû te faire oublier, Théodore. Je t’avais laissé une chance en te faisant disparaître, et voilà que réapparait ce soir, dans ma propre maison. Tu voulais faire quoi, te venger ? »

C’était son père, John leva les yeux, le visage impassible pour faire face à cet homme qui hantait ses pensées depuis maintenant neuf années. Il avait tant rêvé de ce face à face, mais voilà qu’il se déroulait dans le mauvais sens ; John était à nouveau inférieur. Il était par terre, crasseux, puant, face à cet homme superbement habillé, se tenant quasiment comme un général. Il luttait pour ne pas baisser les yeux et ainsi avouer sa faiblesse.

« - Non non, j’avais envie de te cirer les pompes, ça m’avait manqué. »

Il répondait à la Nylian, et savait très bien qu’il n’améliorait en rien sa situation. De toute façon, il avait envisagé de finir comme cela, ce soir. Bien entendu, il n’avait pas prévu de plan pour s’en sortir.

« - Décidemment, tu appartiens vraiment à ces ratés de pauvres. Mais tu es un Brun, ne l’oublie pas ; tu peux toujours changer et devenir digne de ton nom. Accepte la main que je peux te tendre, et sors de ces marécages tant que tu le peux. Je peux faire de toi quelqu’un avec un avenir. Ta connaissance des quartiers pourris pourrait me permettre de mieux localiser mon épuration. »

Il voulait épurer le sud ? John écarquilla les yeux. Son père était devenu fou à ce point ?

« - Va te faire foutre, connard. »

C’était clair à comprendre, John préférait moisir dans cette cellule que de participer aux activités infâmes de son père.

« - C’est ton choix. Je vais t’aider à réfléchir encore quelques jours, et puis après je me débarrasserai de toi. »

Et John fut passé à tabac.


Cela faisait maintenant cinq jours que John était dans cette cave, presque privé de sommeil, à peine abreuvé et roué de coups chaque jour. Il se demandait s’il allait devenir fou, et pourtant il ne voulait rien laisser paraître. Il était résigné en fait, prêt à mourir. Il était seul, et perdu. Comme souvent, il avait échoué son vol ; celui qu’il fallait absolument réussir. Qu’allait-il faire maintenant ? Rester ici, à attendre un coup du destin pour s’en sortir ? A vrai dire, il n’avait plus vraiment d’autres options.

John dodelina la tête en regardant l’étrange félin s’approcher de lui. Maintenant il en était sûr, il était condamné ; le voilà à avoir des hallucinations. Il se déplaça difficilement pour se rapprocher du félin, et approcha sa main de sa tête. Puis il tomba à la renverse, riant aux éclats.

« - Je suis fou ! Je suis fou, fou, fou ! Et pourquoi je vois un chat avec des poils super longs dans les oreilles ? Y a quoi qui cloche dans ma tête ? Ha ha ha ! »

Il se donna un coup de poing pour se forcer à se réveiller de cet étrange rêve. La mâchoire endolorie par le coup, il releva la tête pour vérifier que l’étrange apparition avait bien disparue. Mais il n’en était rien, cette bête était toujours présente. Cela fit perdre à John son simili de sourire, il ne comprenait rien à cette situation. N’étions-nous pas incapable de ressentir la douleur dans nos rêves ? Jamais cela ne lui était arrivé auparavant. Alors, cela voudrait-il signifier que ce qu’il se passe est bien réel ? C’était difficile à accepter, même pour un rêveur tel que John.
Une sorte d’idée rapide lui traversa l’esprit. Il savait peut-être ce que cette chose était, et il prit une mine blasée, presque ennuyée.

« - Ah, t’es un jouet en fait. Ils ont voulu se foutre de moi donc ils ont envoyé un chat chelou pour me voir discuter avec ? Y a pas dire, y a eu de sacrés progrès en dix ans niveau jouet pour enfant… »

De toute façon, John n’avait plus rien à perdre désormais. Il était aux portes de la mort, et s’il pouvait faire rire ses geôliers avant que l’événement fatidique arrive, cela ferait peut-être de lui quelqu’un de bien ? Il n’en pensait mot à vrai dire, mais il avait toujours été un immonde pitre immature ; autant l’être jusqu’à sa mort.

« - Un vœu t’as dit, le matou ? Ok, bah écoutez bien alors bandes de salauds, JE VEUX DEVENIR UN MEILLEUR VOLEUR ! C’est drôle, hein ? Ouais, vous êtes heureux maintenant j’espère, c’est bon j’ai discuté avec votre robot bizarre ! Sales enfoirés. »

Fatigué par son cri, John s’étala, dos contre mur. Il n’en pouvait plus, ces cinq jours allaient bientôt l’achever, et la petite aparté étrange qui venait d’advenir n’avait pas arrangé la situation.

John n’arrivait pas à comprendre ce qui venait de se passer. Un jouet, ça ne produisait pas de lumière étrange en plantant ses sortes de poils hypertrophiés dans le cœur… Et John n’en était pas mort. Pourtant, il était persuadé que son cœur avait été touché, que ce coup aurait dû lui être létal.
Pour une des premières fois de sa vie, John avait peut-être eu de la chance. Il ne savait toujours pas ce qu’il venait de se passer, mais il avait saisi que le félin alien avait parlé d’ombres, et de combats. Etait-il devenu une sorte de super héros aux pouvoirs surnaturels après cette rencontre, ou était-il simplement un junkie qui venait de faire une overdose ? Il n’était pas encore fixé sur la véritable réponse. En fait, la seule chose dont il était sûr, c’est qu’il voulait en savoir plus sur ce qu’il venait de se passer.
Et si on se jouait de lui à cet instant, il n’en avait plus rien à faire.

« - Hmm, ça fait beaucoup d’un coup, là. Genre y a une sorte de club qui rassemblent les gens qui adorent discuter avec un chat noir extra-terrestre ? Et c’est quoi l’histoire des ombres ? Le Soleil est un méchant ? »

Ce qui avait surtout brisé sa retenu, c’était le fait que le chat sache son nom. Si ce n’était pas un coup de ses geôliers, alors comment un simple animal pouvait-il savoir cela ? Et surtout, pourquoi avait-il choisi de l’appeler sous son faux nom ? C’était un choix qui confirmait l’hypothèse de l’absence de lien avec Georges, car celui-ci n’aurait jamais appelé John sous un autre nom que celui de naissance.

Cette dernière conclusion envoya un reste d’adrénaline dans le corps de John, et il profita pour se relever quelque peu, afin de ne plus paraître si misérable face à cet individu étrange.

Après la déclaration du matou galactique, John resta figé quelques secondes – les yeux ouverts, la bouche de même. L’adrénaline commençait à chuter aussi vite qu’elle était montée, et il s’enfonça contre le mur. C’était bel et bien une hallucination ; peut-être était-ce que l’on voyait avant de mourir ? Quoiqu’il en soit, il n’avait plus la force de contrer les propos du chat, alors il était décidé à aller dans son sens. En savoir plus sur ces Nephils, ses prétendus alliés… Tout cela n’avait aucun sens, mais vieux valait entendre une belle histoire avant de s’en aller que rien du tout.
Et puis, qui sait, il y avait une mince probabilité que ce soit réel.

« - Tout ça me paraît étrange… Mais ok. »

Il souffla. Cette conclusion était un peu sèche, mais cela reflétait bien son état d’esprit en ce moment même : la soumission à son incompréhension.

« - Tu me parles de Nephils, mais où est-ce que je peux les retrouver ? On peut se reconnaître facilement ? »

Si son illusion avait un semblant de logique – ce qui était loin d’être acquis-, ces fameux chasseurs d’ombres-monstrueuses-qui-attaquent-les-humains devaient avoir un moyen de se joindre entre eux. En fait, il n’en savait rien, et de toute manière il n’avait pas l’impression qu’il allait rester en vie assez longtemps pour le savoir ; il lui fallait sortir après que le chat ait déguerpi. Ou mourir.
Une dernière interrogation lui transperça l’esprit, et il claqua à nouveau ses lèvres pour former des mots.

« - Et tu es qui ? »

D’instinct, John tâta le bas de son dos de sa main. Des reliefs de cicatrices, mais rien de plus intéressant : pas de tatouage, pas forme particulière. Il fit une moue du visage un peu déconcerté, mais n’en tenu pas rigueur à ce fameux Bey.
Alors, il y avait un quartier général, et désormais il savait où il était. L’emplacement était assez illogique pour être réel, et toute cette étrange histoire commençait à avoir un sens. Du moins, il le voulait. S’il était vraiment doté de pouvoir, héros combattant des monstres, alors sa vie prendrait une autre tournure. Et il aurait peut-être plus de force pour faire chuter son père, pour protéger les habitants du sud… Et se venger. Il se surprit à prier secrètement que son père soit un ennemi. Alors, il fixa à nouveau l’entité, et reprit doucement la parole.

« - Si tout cela est vrai, pourquoi moi ? J’étais censé mourir ici. Pourquoi ai-je droit à une seconde chance ? Je suis un déchet ! »

Dans le monde manichéen de John – qui s’effritait tranquillement-, seul les riches avaient le droit d’être sauvé : les pauvres devaient faire des efforts car le monde était injuste. Et là, un salvateur était venu pour lui, pour l’aider. Enfin, il lui fallait toujours un plan de sorti… Mais bon, il commençait à avoir l’étrange impression que ce chaton allait être lié à sa sortie. D’une manière, ou d’une autre.

Après la méfiance, l’incompréhension, voilà qu’arrivait l’acceptation. Il commençait à vraiment apprécier Bey ; les idées du chat correspondaient beaucoup avec les siennes. Pas qu’il se considère vraiment comme plus méritant que son père – mais il croyait dur comme fer que l’argent ne définissait pas l’individu, juste la chance. Enfin, c’était vite dit : il s’imaginait plutôt que les pauvres n’étaient pas forcément de sales types, mais que les riches en étaient eux.

Ses pensées étaient vraiment bien trop manichéennes, et il était conscient que son état d’esprit allait devoir évoluer. Enfin, ce n’était peut-être pas le meilleur moment pour se faire de telles réflexions… La situation était quelque peu compliquée tout de même.

« - Un potentiel, tu dis ? On verra ça. Mais j’dois avouer que j’aime bien ta façon de voir les choses, t’es un chic type… chat ? Truc ? Dieu ? Bref, tu m’as compris. »

Il avait encore des tas de questions à poser à l’animal, mais il se rendait bien compte que son temps était compté. S’il passait encore des minutes et des minutes à accaparer le chaton, son père allait bien finir par débarquer et plans d’évasions allaient échouer lamentablement. Quoique, pour cela, il fallait déjà qu’il en trouve, des plans d’évasions.

Partir, même ce fameux Bey lui intimait désormais. John releva les yeux vers l’espèce de petite trappe qui donnait sur l’extérieur sur le mur face à lui, et perdu son regard dans le peu de chose qu’il en apercevait. Lui aussi savait qu’il devait s’enfuir ; mais il ne savait pas comment. Le chat ne semblait pas lui offrir réellement d’opportunités, et son inconscient lui hurlait que très vite des personnes allaient entrer.

« - Ouais, c’est ce que je faire… Merci, chef Contracteur-qui-n’est-pas-un-félin ! »

John leva ses doigts pour faire une sorte de salut militaire, puis perdu ses pensées dans ce dehors qui l’attirait. Pour la première fois depuis longtemps, lui qui devait mourir ce soir, avait envie de saisir la chance qu’on lui avait donné et survivre. Il était persuadé qu’il en avait la possibilité, que quelque chose l’aiderait…

Il voulait sortir… Et il se retrouva l’instant suivant dehors, dans le froid de l’automne qui se terminait. Il passa quelques secondes incrédules sur le sol, ne comprenant pas ce qu’il venait de se passer. Le décor avait soudainement changé, il n’y avait plus de Bey, plus de sang sur le sol.
Alors John couru, s’échappa de cette propriété qui lui était hostile ; il continua sa course sans direction, sans but. Il voulait simplement être loin, lui qui ne saisissait pas ce qu’il venait de lui arriver.

A bout de force et de souffle, les blessures rouvertes et les jambes cédant – comme tout son corps-, il s’effondra au coin d’une rue. Il eut juste assez de force pour sortir le téléphone qu’il avait pu conserver. Son père n’avait pas pris la peine de lui subtiliser car la pièce ne captait aucun réseau, et c’en était presque une chance divine que cette situation arrive au jeune homme.
Il appela le premier numéro que le mobile consentit à lui afficher, et comprenant de qui il en retournait, prononça quelques paroles à peine audibles.

« - Leeroy… J’ai besoin d’aide… »