Bibliothèque:

Plongée entre le doux silence reposant de la bibliothèque, Saskia, un stylo entre les dents, tentait tant bien que mal de s'appliquer. Sa concentration n'était troublée que par les pages qui se tournaient à la table voisine et quelques chuchotements entre lycéens un peu plus loin. Le repos régnait, la parole était bannie d'entre ces lieux et l'environnement était idéal pour descendre plus profondément encore dans le cœur de la langue anglaise. Son cahier reposait mollement, ouvert à une page avec des mots de vocabulaire, d'un côté les mots retranscrits en caractères latin et de l'autre, leur traduction en alphabet cyrillique, celui qu'elle maîtrisait par dessus tout. Elle savait qu'avec Cassandre comme professeure, ou d'autres précepteurs de la famille Cartier, ses difficultés ne seraient plus qu'un souvenir, aussi fugace qu'un banc de brouillard.

La demoiselle s'enfonça un peu plus dans son siège, le dossier moelleux étant des plus confortables, se penchant en arrière pour observer le plafond et faire une pause parmi tous ces mots barbares. Le langage courant était appris depuis longtemps, c'était celui-là même qu'elle employait en permanence, il en allait de même pour du vocabulaire familier, allant parfois à la vulgarité, à défaut de se faire comprendre lorsqu'elle insultait autrui en russe, elle avait su bien vite se mettre à niveau de ce côté-là pour palier ce souci. Le langage soutenu, enfin, celui qu'elle maîtrisait le moins, celui qu'elle risquait d'entendre en compagnie de Cassandre, notamment aux soirées mondaines. Le stylo s'échappa d'entre ses lèvres. Il n'irait pas plus bas, il faut croire que même son outil de travail en avait plus qu'assez de devoir cracher de l'encre sur des feuilles vierges. Qu'il s'estime heureux, c'était l'heure de la pause le concernant.

Saskia se leva, se dirigeant vers les différentes allées. Comment diable était-ce rangé par ici ? Par siècles puis par ordre alphabétique ? Les auteurs étrangers étaient-ils mélangés à la littérature anglaise ? Les étiquettes parlèrent d'elles-même : classement alphabétique seulement. Chaque bibliothèque avait ses codes et ses lois et Saskia se pliait de bonne grâce à celui-ci. Elle commença à enjamber les allées, se dirigeant vers le fond pour aller en direction de la lettre T, elle espérait juste que le précieux sésame serait là, les précieux sésames plutôt, pour le bien de ses révisions, il lui fallait la traduction anglaise du livre ainsi que l’œuvre originale. Peu de gens devaient se presser d’emprunter ce dernier, le russe n'était pas parlé par tous.
Elle fit bientôt face à la lettre désirée, plusieurs auteurs s'acculaient les uns à côté des autres. Thoreau, Tolkien, et, enfin, Tolstoï. Plus haut, tout en haut. Ses yeux se levèrent, il avait fallu qu'elle ait autant de chance et que son manque de grandeur l'empêche d'atteindre les livres désirés. Elle était sur le point de râler quand une voix la surprit dans son dos. Elle sursauta. Bien que la question n'avait été qu'un murmure, être ainsi dérangée la perturbait suffisamment pour emballer son cœur affolé. Elle tourna la tête pour reconnaître son partenaire de galère d'un soir, lui aussi avait été aux prises de la bourgeoise Nightray. Saskia avait songé de temps à autre à ce qui s'était passé, maintenant qu'elle était Seraph, elle se demandait bien quelle pouvait être la Nature de cette sale fille autoritaire. Il n'y avait aucun doute que la magie avait joué un rôle, un très grand rôle.

– Tiens, toi ici ! Tu bosses là ou tu tu es là pour le plaisir ?

L'un comme l'autre n'étaient pas improbables. Les têtes changeaient souvent à la bibliothèque, Saskia ne pouvait exclure l'éventualité d'un travail de la part du garçon en ce lieu. Après tout, tout le monde n'avait pas la chance d'être Dame de Compagnie au service de Cassandre Cartier.

Saskia pointa du doigt le dernier échelon de l'étagère, le plus haut, celui qu'elle ne pouvait atteindre pour faire comprendre au garçon ce qu'elle attendait de lui. Il s'était proposé pour l'aider, elle n'allait pas cracher dessus.

– J'arrive pas à atteindre La mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, tu pourrais l'attraper pour moi, dis ? L’œuvre originale et sa traduction, j'ai vérifié, y a les deux en rayons. C'est juste trop haut pour moi !

Elle attendit patiemment que le garçon s'exécute. Certes, elle avait été bien plus respectable lorsque la bourgeoise lui avait donné un ordre, au moins n'était-elle pas aussi détestable que cette dernière. Mais la politesse ne faisait pas partie intégrante de Saskia, surtout lorsqu'elle s'adressait à un presque inconnu. Elle ne connaissait pas même son nom alors que lui savait le sien. Elle n'avait pas cru bon le lui demander, pensant ne jamais recroiser un jour cette figure errante.

– Au fait, je sais toujours pas comment tu t'appelles... Parce que là, dans ma tête, tu restes celui qui s'est agenouillé devant l'autre pimbêche, ricana Saskia.

Un rire bref pour éviter les réprimandes des gérants du lieu. Elle ne voulait pas être la cible des « Chut » en rafale qui lui seraient destinés et ne souhaitait pas non plus être accusée à tort. Il lui restait toujours son imaginaire pour tenter de donner son nom à ce jeune homme. Elle ne savait pas trop quel prénom lui irait bien, sûrement celui qu'il possédait déjà.

Le jeune homme la mettait mal à l'aise à force de la dévisager de la sorte.  Elle comprenait un peu mieux ce qu'avait pu ressentir Cassandre, la première fois qu'elle la vit, albinos qu'elle était, fixée pendant de longues minutes par la Russe. Aujourd'hui, les rôles s'inversaient et c'était un inconnu qui la fixait, elle. Elle détourna le regard avant que lui ne fasse de même, gênée qu'elle était par ces prunelles insistantes. Saskia se saisit des deux ouvrages que le garçon lui tendait. Ils n'étaient ps bien épais, deux recueils de nouvelles, le fond était le même, seule la forme changeait, d'une langue à l'autre.

– Merci.

Enfin, il lui expliqua ce qu'il faisait là. Elle était sur le point de retourner s'asseoir, s'attendant à des banalités. Après tout, n'était-ce pas ce qu'elle faisait ici, des banalités ? Autant réviser était une banalité mais s'entraîner à la traduction pour perfectionner sa maîtrise d'une langue, beaucoup moins. Elle s'arrêta, laissant le flot de mots de l'inconnu l'emporter, ce flot de mots qui lui rappelait que plus rien n'était pareil entre leur première rencontre et maintenant. Maintenant, elle était Seraph et pouvait presque mettre un mot sur ce qui c'était passé lors de cette drôle de soirée. Sans aucun doute, Alice était Nephil ou Seraph. Son instinct lui soufflait que la probabilité qu'elle ait un pied à terre chez les disciples de Bey l'emportait. John, Nephil à son tour, n'était-il pas à son service ? Ce n'était qu'un soupçon, elle ne s'évertuait pas à apporter des preuves pour la simple et bonne raison que malgré son changement de Nature, cette guerre entre Factions ne la concernait que très peu pour le moment, elle et ses idéaux pacifiques.

– Oh, lâcha-t-elle enfin, oui je me souviens. Je croyais que tu avais mis ça derrière toi, moi, c'est ce que j'ai fait.

Elle n'avait aucune envie que ce garçon se lance sur la piste des Seraphs et des Nephils. Des humains passaient des contrats tous les jours, elle-même était passée par là. Elle se rappelait un temps pas si ancien que cela, un an plus tôt, où elle avait été confrontée au surnaturel à de multiples reprises sans même s'en apercevoir. L'attentat du centre commercial du quartier Est commandité par Melkyor, ancienne Seraph. Le Kekkaï levé pendant la fête foraine de l'été. Leeroy et son invocation reptilienne. John et sa téléportation. Enfin, dernière rencontre, Alice et sa voix autoritaire. Puis tout avait basculé, du moins elle, avait-elle basculé en tant que Seraph.

Elle se retourna enfin en direction de Rev, puisque tel était son nom. Un nom peu commun par ici. À croire qu'elle n'était pas la seule étrangère de cette ville. Elle le savait depuis longtemps mais croiser un non Américain lui faisait toujours un peu chaud au cœur, elle se sentait ainsi un peu moins seule parmi cette jungle anglophone.

– On fait quoi d'habitude dans une bibliothèque ? se moqua-t-elle gentiment tout en lui montrant les deux livres qu'il avait récupérés, je révise, je travaille mon anglais, ce genre de choses. C'est pour ça que j'ai besoin de ce bouquin et sa traduction.

Parfois, les gens posaient de drôles de questions. Ce qu'elle faisait dans une bibliothèque. La demoiselle ignorait si oui ou non la population de Palema appréciait Tolstoï. Elle, elle n'avait rien contre ce dernier. Du peu de nouvelles qu'elle en avait lues, le Russe était capable de créer toute une ambiance étrange qui lui plaisait fortement. Sans oublier que ses nouvelles étaient idéales pour chasser les insomnies, parole de narratrice.

– Puis c'est normal, je suis pas du coin, moi. Toi non plus, d'ailleurs. Ou alors les prénoms de ce pays ont bien changé !

Rev. Entre Saskia et Rev, c'était à se demander lequel des deux portait prénom plus étranger à ce pays. Cela se valait sûrement. Mais là n'était pas le plus important. La demoiselle espérait que discuter de leurs origines respectives éloignerait Rev de son enquête improvisée concernant le surnaturel et tout ce qui y rattachait. Ce n'était pas son métier, à elle, de dissiper les doutes des humains. Ce n'était pas non plus son métier de les endoctriner là-dedans. Elle n'avait pas signé pour ça. Jamais.

Un humain qui s'éloignait des sentiers de Kyu et Bey était-il une bonne chose ? La demoiselle avait déjà son sentiment sur la question. Une guerre était menée de front, une guerre invisible pour les simples humains comme Rev. Saskia, elle, perdait peu à peu ce qui la rattachait à son humanité, sa Nature de Seraph s'éveillait de plus en plus. Déjà, elle ne ressentait plus le besoin de dormir, ou qu'à peine, tout comme pour ses besoins nutritifs qui se réduisaient. C'était ça, passer un contrat, pas seulement voir son vœu être exaucé et obtenir des pouvoirs mais devenir autre. Elle posa sur Rev un regard désolé. Non, elle ne souhaitait pas qu'il devienne un soldat à la solde d'une des deux créatures magiques, elle ne le souhaitait à personne.

– C'est ça, oui... Et puis, je crois pas qu'un seul bouquin soit capable d'expliquer ce genre de choses... Même les bouquins éso..té...riques me paraissent plein de conneries.

Avant sa rencontre avec Blackbird, la toute première à avoir initié Saskia à cet autre-monde, la demoiselle doutait de la magie, mieux, n'y croyait pas. Juste des tours de prestidigitateur, la magie ne pouvait qu'exister que dans les livres ou les films. Rien d'autre. Et voilà qu'elle était devenue actrice à part entière de ce monde surnaturel, son don d'invocation était restreint pour le moment, tout comme sa maîtrise de son arc laissait à désirer mais elle comptait bien devenir bien plus puissante.

Elle écouta Rev lui narrer sa courte histoire, de la Finlande jusqu'à Palema. Ce n'était pas bien long, pas bien éprouvant. Il y avait fort à parier que lui au moins n'avait pas dû vivre dans les rues ou dans des squats à peine arrivé dans cette ville inconnue. Peut-être même était-il venu avec une maîtrise parfaite de l'anglais, ce qui n'avait pas été le cas de Saskia.

– Ce sont des bouquins qui m'ont menée là, répondit-elle en se rappelant les mots qu'elle avait lus pendant son adolescence, ces mêmes mots qui vantaient les grands espaces des Etats-Unis et son mode de vie si différent de la Russie, rien d'autre.

Elle préférait ne pas rentrer dans les détails. Déjà, elle se détournait de Rev pour regagner sa table. Elle avait laissé là-bas ses affaires. Il serait vraiment dommage que son sac disparaisse. Pourtant, après quelques pas, elle s'arrêta et se retourna en direction de Rev :

– Tu peux venir t'asseoir à ma table si tu veux, sourit-elle, du moins si t'as pas trop peur des caractères cyrilliques.

Une légère boutade pour détendre l'atmosphère. Aussitôt, elle retourna vers la table qu'elle avait occupée avant d'être mue du désir soudain de traduire et lire Tolstoï dans sa langue et celle de Shakespeare. Elle posa les livres sur la table, ils n'étaient pas bien gros, deux simples recueils de nouvelles, rien à voir avec des ouvrages plus volumineux du même auteur. Elle se rassit sur sa chaise et ouvrit le livre à la page de la nouvelle qui l'intéressait.

Est-ce que les livres avaient eu un bon rôle ? Cela l'avait éloignée de son pays natal ainsi que de sa famille, plus précisément de son petit frère Avdeï et elle n'avait eu d'autre choix, finalement, que de faire un vœu pour pouvoir retrouver la présence de son cadet. Suite à cela, elle avait pénétré le monde mystique des contractants, risquait sa vie au quotidien contre des Ombres et manquait de se faire tuer par des Nephils si ces derniers apprenaient sa véritable Nature. Non, elle n'était vraiment pas du même avis que Rev et cela, mieux valait le taire.

– Les livres n'ont pas toujours un bon rôle, non.

D'ailleurs, ne serait-il pas intelligent qu'elle en profite pour pousser des recherches autour de son pouvoir et des êtres folkloriques qu'elle pouvait invoquer ? La Rousselka était loin d'être unique dans le folklore slave, d'autres cohabitaient, des dizaines de créatures susceptibles de passer sous le joug de la Seraph. Cela l’intriguait au plus haut point mais elle attendrait avant d'emprunter pareil livre ou du moins avant de le consulter. Ce n'était pas sujet à controverse mais avec Rev à proximité qu'elle venait d'éconduire loin de l'ésotérisme, susciter sa curiosité sur la mythologie russe n'était sûrement pas la meilleure idée qui soit.

Elle observa le finlandais prendre place près d'elle et sortir stylo et feuilles avant de lui parler de son envie soudaine d'écriture. Un écrivain ? Comme c'était intéressant. La demoiselle sortit sa tête de son livre pour épier les mots que couchait le jeune homme sur le papier. Cela l'intriguait.

– Tu écris quoi ? Un bouquin ou une thèse ?

Comme cela serait cocasse. Lui qui paraissait avoir un profond respect et amour pour les livres, ce serait parfaitement logique dans la continuité. Elle avait le sentiment que l'écriture était de plus en plus prisée désormais, 'n'importe qui se prétendait auteur, des centaines ou des milliers de personnes se trimballaient avec un livre dans leurs tiroirs ou dans les tréfonds de leurs ordinateurs. Mais Rev, lui, préférait écrire et travailler à l'ancienne.

Au final, Saskia n'avait pas même commencé son travail de traduction. Mais rien ne pressait, elle aurait tout le temps de s'en remettre à Tolstoï plus tard.

La passion de Rev pour l'écriture faisait plaisir à voir. Si Saskia n'avait jamais eu de don prononcé pour ce domaine, elle avait toujours aimé lire et la perspective d'avoir face à elle un potentiel futur grand écrivain lui faisait tout drôle. Pour le moment, ce roman ne paraissait qu'au stade d'embryon, il lui faudrait du temps pour qu'il puisse se développer pleinement, qu'un squelette se forme enfin puis de la chair pour recouvrir ces os que le lecteur curieux n'avait nul besoin de découvrir. Ecrire un livre, c'était un peu comme donner la vie, après réflexion. C'était un bien beau métier. La Russe enviait tous ceux qui possédaient un don artistique comme Rev avec les mots ou Avdeï avec la musique. Elle, elle avait été ignorée de tous les dieux artistiques, aucun n'avait dû se pencher sur elle à sa naissance. Elle n'était que Saskia Kochka, rien d'autre.

– Bon courage alors, j'espère que tu arriveras au bout de ton bouquin.

C'était tout ce qu'elle pouvait lui souhaiter. Elle se replongea dans son texte, les études dans la peau. C'était quelque chose d'étrange que de se pencher sur la traduction d'un livre d'un grand auteur, entourée de milliers d'autres ouvrages reconnus alors qu'à sa table un jeune écrivain, une simple pousse, la questionnait. Elle ne prit pas longtemps à répondre à cette interrogation légitime.

– Je m'occupe de mon frère dans le quartier Sud ou je m'occupe d'une héritière dans le quartier Nord. C'est marrant de voir comme une même personne peut être divisée entre deux mondes, non ? rigola-t-elle en pensant à sa propre situation étant donné qu'elle ne connaissait rien de la vie privée de Rev, et j'espère bien pouvoir reprendre mes études à la rentrée prochaine... Quand j'aurais fini de comprendre Tolstoï en anglais !

La demoiselle griffonna quelques notes dans la marge de sa feuille, tantôt en alphabet cyrillique, tantôt en alphabet latin, compréhensible par tous. Elle laissa enfin reposer son stylo, se contentant seulement d'observer les mouvements rapides de la main de Rev. Il paraissait savoir où aller avec cette histoire de fiction, aucune hésitation, aucun temps mort, juste le crissement de la pointe de son stylo sur le papier.

– Tu connais déjà la fin de ton histoire ?

Elle parlait bien évidemment de son histoire sur papier, celle de sa fiction, en aucun cas celle de son histoire personnelle. Cette autre fin, tous l'ignoraient même si Saskia, depuis son contrat avec Kyu, se doutait que son espérance de vie avait été cruellement raccourcie, amputée pourrait-on dire.

Malheureusement pour Rev, Cassandre n'avait rien à voir avec l'archétype du bourge tel qu'il le décrivait. La Nightray, au contraire, aurait sûrement été du genre à marquer la différence entre quartier Sud et quartier Nord mais dès le début de leur rencontre et avant l'entretien tenu par Vassili dans la demeure des Cartier, la Russe avait joué cartes sur table, lui avouant qu'eux deux n'appartenaient pas au même monde. Cela ne l'avait pas gênée le moins du monde. Peut-être était-ce floué car Cassandre et Saskia étaient toutes deux Seraphs, ce qui importait à l'héritière, mais en attendant, elle possédait un job en or et ne l'aurait cédé à qui que ce soit pour rien au monde.

– Non, pas vraiment. L'héritière pour qui je bosse n'est pas trop du genre m'as-tu-vu, enfin ça va, c'est largement moins pire que ce que m'a donné comme aperçu l'autre garce qu'on avait rencontrée l'autre fois dans le parc du quartier Est, toi et moi ! Puis tu sais, j'y suis habituée à mon quartier Sud, moi. Y vivre me dérange pas plus que ça.

Travailler au Nord et vivre au quartier Sud pendant que son frère étudiait à l'Est. C'était un beau roulement que faisait quotidiennement les Kochka. Cela faisait partie de sa routine, la demoiselle n'avait jamais cherché à problématiser le tout comme tentait de le faire Rev. Elle ne se posait aucune question et faisait en sorte de faire son travail de Dame de Compagnie tout en le faisant correctement et de terminer l'éducation de son frère comme il se devait pour éviter qu'il n'emprunte à son tour un chemin aussi boueux que le sien. Seul le temps pourra lui dire si oui ou non ses efforts auront porté leurs fruits.

Son regard se porta sur le cyrillique de la première de couverture de Tolstoï alors que l'écrivain tentait de lui expliquer sa façon de procéder. C'était intéressant mais elle ignorait si cette méthode en valait une autre. Pour elle, l'écriture consistait à jeter des mots sur le papier, cela s'arrêtait là. Non, elle n'avait pas l'âme littéraire comme celle de Rev, cela ne la dérangeait pas plus que ça. Même si elle souhaitait se lancer dans pareille aventure, elle ne saurait pas par où commencer, quoi écrire, comment finir. Elle eut un sourire avant de finir par avouer enfin :

– Oh non je préfère laisser ça à d'autres ! Et puis, mon anglais est si mauvais que j'irais pas bien loin. Et en russe, j'aurais pas beaucoup de lecteurs, tu imagines bien... Donc non, je vais me tenir loin de cette activité... Ça évitera que tu ais de la concurrence !

Il n'y avait certes pas de concurrence dans le monde de l'écriture, à la limite dans le monde de l'édition où le livre était vu comme un produit, là pour sûr. Mais la demoiselle n'avait pas souvenir que les écrivains, entre eux, se lancent des cailloux pour régler leurs différents. Non, c'était même tout le contraire, elle les voyait comme les membres d'une même fratrie, prêts à s'entraider au moindre souci. Peut-être rêvassait-elle un peu trop.

– En plus, je saurais pas quoi raconter comme histoire... Ça serait un truc pas intéressant style un serrurier qui se prend pour un pirate dans une cave... Tu vois le genre ?

Ah très bien, oui. À Carcassonne, même, serait-il juger bon de rajouter. Cette histoire n'avait ni queue, ni sens. À croire que Saskia venait de dire les premières choses qui lui avaient traversé l'esprit. Il y avait un peu de ça, oui.