Doucement, presque nonchalamment, j’arpente une énième rue. Comme pour me réchauffer, je blottie mes mains au fond de mes poches, alarmés par l’espèce de buée que je produis à chaque inspiration. M’enfin, le fait que je me balade avec une chemise légère en plein décembre devrait déjà alarmer les passants sur mon côté étrange, alors j’sais pas vraiment pourquoi je tente encore de rattraper le coup en faisant genre que j’ai froid – oui, d’accord, j’le sens un peu, mais vraiment comme une petite brise, quoi.
Un reste de ma tentative ridicule de tout inverser, peut-être. En tous cas, et à la postérité, ça marche pas, j’ai essayé. Faire comme humain pendant des mois, se forcer à manger, tenter de convaincre son corps que l’on a sommeil ; tout ça, c’est vain. Bey donne, prend, mais ne fait tout ça qu’une fois. Et dans un sens, ce côté surhumain que j’ai obtenu, c’est loin d’être le plus handicapant dans toute cette connerie de contrat. Non, ce serait même le bénéfique, à ce que les gens disent.

Enfin, un bruit étouffé rompt le silence ennuyeux de cette pseudo-traque. Là-haut, sur le rebord d’une fenêtre, un type chiale, et tremble. Il est sur le point de sauter. Je m’arrête, puis l’observe un peu plus malgré le contrebas. Quelque chose se dessine dans son dos, un truc dont je connais bien les contours ; et du genre inutile à nommer, tellement il est évident. Je soupire un coup, puis ouvre un Kekkai. Alors, l’homme disparaît de ma vision. J’espère qu’il s’est ressaisit à temps, sinon ça voudra dire que je suis arrivé trop tard.

Je m’étire un instant, juste assez pour qu’un sourire en coin se grime sur mon visage. L’ombre a l’allure de celle paniquée par ce qu’il vient de lui arriver, même si elle savait qu’elle allait finir par tomber là-dessus. Puis, je la vois jouer de l’obscurité de cet immeuble pour se faufiler jusqu’au toit, cherchant la source de cette dimension bien dérangeante. J’invoque mon arbalète, puis je me transporte jusqu’au sommet du bâtiment, à quelques mètres d’elle. Voilà, maintenant les choses sérieuses peuvent commencer.

Elle charge, je l’esquive ; elle griffe, je pare. Je décoche un premier carreau qui fait mouche, puis je plante ma baïonnette dans sa main crochue, enchaînant plusieurs tirs pour la déchirer de l’intérieur, tandis que je la repousse avec mon autre main. Finalement, d’un coup de pied je nous sépare, et la vois se régénérer plus vite que je ne l’aurais souhaité.
Bis repetita, je soupire. Je recule rapidement, puis plante un de ses pieds au sol d’un appuie sur ma gâchette.

Profitant de ce minuscule interlude, j’allonge mon bras droit loin devant moi, inclinant mon arbalète tout à fait verticalement. Je me concentre une mince poignée de secondes, avant que mon ennemie se libère du piège et rue sur moi.
Avant de s’arrêter un maigre moment, presque surprise par la lumière qui s’échappe brutalement de ma paume. Parfait, j’avais justement besoin de temps.

Trop tôt, elle reprend sa course et vient me planter un doigt crochu dans l’épaule gauche. Puis, un nouvel éclat vient l’arrêter dans ses attaques méthodiques, et la projette soudainement en arrière, trouant largement son torse et la forçant à trébucher sur le muret qui la protégeait de la chute ; et, elle tombe dans le vide.
Je réagis rapidement, déçu de ne pas l’avoir vue se désintégrer aussitôt que mon carreau pimpé l’a atteinte, et je cours droit vers elle pour attraper ce que je peux de son corps noir, avant de la rejoindre dans son saut de l’ange.

Oui, si je l’achève pas bientôt, elle se régénérera et commencera sérieusement entacher mon endurance. Alors, je me mets un peu en danger pour accélérer l’affaire – désolé Alice.
Tandis qu'elle s’acharne à me griffer superficiellement le bras, je balaye les étages très brièvement pour trouver une pièce dégagée et sans lumière. Là, ça va le faire.

Subitement, on se retrouve à s’échouer sur le sol d’un appartement. Le premier je me relève, puis saisis mon adversaire d’une main. Elle se débat autant qu’elle peut pour me blesser le corps, mais sa blessure béante concentre trop de son énergie pour qu’elle reste un véritable danger. Pour le moment. Je la lance contre le mur, bloquant cette fois-ci ses appendices griffus de mes deux bras, patientant encore les quelques secondes nécessaires à la récupération de mon arme classique.
Ouais, c’est pratique ce truc pour avoir des coups super forts, mais le contrecoup temporel est un peu chiant parfois.

Le délai écoulé, j’invoque à nouveau mon arbalète, et lui décoche deux carreaux en pleine tête, la forçant à se dématérialiser. Car sans la troisième fois ce serait pas vraiment cool, je soupire. Le combat est terminé, et je révoque mon Kekkai.
Merde. Y a de la lumière.

Je tourne lentement mon regard autour de moi, puis en croise un autre. Toujours s’assurer d’être retourné dans un coin paumé avant de retourner dans la dimension humaine, c’est la base – et je viens de commettre un impair. Le genre chiant qui demande à ce qu’on explique tout un truc après. Ou alors, je pourrais me téléporter et me casser tout de suite de cette emmerde. Nan, faut que j’assume quand même.
Je me racle la gorge, puis prends un ton assuré. Après tout, le plus paumé ici, c’est probablement lui.

« - Bonsoir. »

Hohoho, je suis le Père Noël ! Non, j’ai bien fait de garder ça pour mes pensées. Je serais juste passé pour plus weird que je le suis déjà à ses yeux. Putain, mais il pouvait pas juste dormir ? En plus j’ai complétement ruiné ma veste avec ce foutu monstre de mes deux, alors ça aide pas au personnage. Actuellement, je suis le mec qui vient de pop dans son salon sans prévenir, avec du sang sur l’épaule et le long des bras, et en plus qui a une veste plus trouée que l’ombre que je viens de me farcir.

[Ombre niveau 8]

Je ne suis peut-être pas un expert de la normalité – loin s’en faut -, mais je crois bien que la réaction de ce type n’est pas très classique. Même si son visage s’est arrêté de longs instants sur le mien, ses paroles transpirent le salut cordial et presque attendu. Assurément pas un contractant face à moi, la preuve en est mon Kekkai, mais un mec qui ne semble pas hausser le moindre sourcil quand il se retrouve témoin de surnaturel.
Quoique, ça peut aussi être quelqu’un de bourré comme une tomate farcie, et qui tente de faire bonne figure tandis que son cerveau n’interprète pas grand-chose de ce qu’il voit.

Je lui adresse un sourire un peu gêné, puis l’observe changer de pièce. Démarche correcte, équilibre parfait – non, il est sobre, ou pas loin. Bon.
Je reste sur place, n’osant pas salir le moindre meuble de mon sang, puis je me décide enfin. Ai-je vraiment le choix ?

« - J’veux bien un café, merci. »

Eh ouais, feinte, je réponds à la seconde question et j’éclipse la première, ha !
Ok, ok ; je sais que le faire patienter davantage ne serait que prétexte supplémentaire pour me dégager manu militari de sa baraque.

« - Donc, si je te dis que je suis très doué pour la discrétion, tu ne me croiras pas, j’imagine. »

Brisant mes précédents décrets, j’avance lentement en direction de ce qui semble être sa cuisine, pour que ma voix porte un peu mieux.

« - Inutile de répondre. Et si je te dis que j’suis ici parce que je me battais avec un truc, et que notre sale affaire a terminé dans ton salon ? »

Reste à lui expliquer comment deux personnes peuvent se battre dans une pièce pas si grande sans qu’il ne le remarque. Peut-être parce que l’un des deux porte bien son nom de truc, et que l’autre a des armes anti-trucs ? Comme une dimension sur demande, une arme stylée et tout un attirail de mini-superpouvoirs. Comme, attention, ne plus avoir besoin de pisser. Tadaaa. Ça suffit pour rentrer dans l’institut Xavier, ça ?

En fait, j’ai un léger stress qui grimpe au fond de moi. Celui qui tente de me faire paniquer à l’idée d’expliquer mon monde à un inconnu, me persuadant que je ne l’ai jamais fait. Alors que c’est faux, je l’ai déjà fait à Nylian et à cette vendeuse de glace.
Peut-être que c’était dans une autre vie, tout bien réfléchi. Après une résurrection, est-ce que je suis toujours moi, ou un nouveau-moi ? Voilà que mes interrogations commencent à devenir plus profondes, faudrait peut-être que je me recentre sur la discussion.

Juste, lui dire ce qu’il veut, puis partir. Je fourre mes mains dans mes poches, forçant un geste presque nonchalant, puis tente d’ouvrir mon visage pour l’inciter à me questionner. M’enfin, mes talents en dialogues faciaux n’ont jamais été prouvés.

Le nez dans la tasse de café, je me perds doucement dans saveur – insensible à chaleur pourtant bouillante – comme pour gagner un nouveau sursis à ses questions. Et aussi, pour cacher ma presque stupéfaction.
Parce que bravo Sherlock, tu viens pratiquement de faire un score parfait sur cette devinette. Intuition exceptionnelle, petite triche grâce à un camarade initié, ou simple coup de bol magistral ? J’en sais pas grand-chose, mais deviner autant d’informations du premier coup sur mon monde, c’est quand même sacrément fort.

J’ose un œil au-dessus de l’extrémité incurvé de mon refuge, puis un deuxième. Si ce type a déjà une idée aussi forgée de ce que je vais lui raconter, il faut que je modèle mon histoire pour que cela colle davantage à ce qu’il peut croire. Loin de moi l’idée d’en faire un contractant sur le champ – pourquoi le ferais-je ? Réduire drastiquement son estimation de vie ne me semble pas des plus intéressants, et Bey a la mauvaise habitude de presque forcer les gens à formuler leur vœu aussitôt apparu, alors si jamais ce mec est intéressé, il faut qu’il ait le temps de modeler son souhait. Pour pas qu’il en fasse un aussi ridicule et inutile que le mien.
Au pire, je lui laisserai mon téléphone pour être présent lors de son contrat, afin que ce ne soit pas la mauvaise bête qui se pointe. Je porte pas vraiment Bey en estime, mais j’en suis pas non plus au point de soutenir Kyu – donc, je m’assurerai de ne pas me créer d’ennemis.

Plus qu’à moitié vide, je viens déposer le récipient chaud sur son socle, cessant mon jeu de doigts sur le rebord du premier.

« - Franchement, je sais pas d’où tu sors tes idées, mais c’est plutôt dans ce délire, ouais. »

Toujours, je séquence mes paroles. Surtout parce qu’assembler une succession cohérente de mots pour expliquer au mieux toute l’affaire n’est pas des faits les plus aisés.

« - T’as l’air d’avoir déjà accepté que tout ça puisse être un peu … Original. Donc bon, ça me facilite une étape, on dira. »

Comme pour me contredire, j’invoque une arbalète dans ma main gauche, la déposant sur la table dans une invitation à la palper.

« - Bref. Il existe des Ombres, des espèces de monstres dégénérés qui à la fois créent et se nourrissent du désespoir des humains. Elles sont d’ordinaire invisibles, mais certaines personnes sont en mesure de les apercevoir et les éradiquer, à l’aide d’armes de ce genre, entre autres. Et pour mener nos combats, on peut ouvrir des Kekkais, aka dimensions alternatives qui nous séparent du monde réel pour que nos gesticulations n’apparaissent pas suspectes aux yeux de tous. »

C’est un résumé assez concis, mais l’important est là. A lui de voir si le chemin jusqu’au Contrat l’intéresse, ou si mon blabla actuel satisfait sa curiosité.

« - Et donc, c’est en finissant un duel contre un de ces fameux Trucs que j’ai atterri ici – d’où les vêtements déchirés. Un Kekkai fige son contenu dans le temps, alors lorsque j’ai voulu le révoquer, tout m’indiquait que la lumière y était éteinte. Erreur de débutant, on peut dire. »

A l’exception que je ne suis plus un rookie. Du moins, j'ose le prétendre.

« - Comme tu l’imagines, ce que je viens de te dire est assez secret. Donc je vais te demander de ne jamais rien révéler là-dessus, ok ? »

Mon ton n’est pas particulièrement menaçant, mais j’espère bien qu’il réalise que si un type capable de se téléporter dans des maisons, de se balader entre les dimensions et faire apparaître des armes de nulle part lui intime de faire une chose, c’est qu’il vaudrait mieux pour sa vie qu’il l’écoute.

Trop … De … Questions. Et beaucoup trop d’entrain chez lui, aussi. Dans le fond, je comprends. En soi, je m’apprête à lui expliquer le moyen d’obtenir des pouvoirs magiques, comme la téléportation, des armes invocables, des dimensions, et autres paillardises absolument géniales sur le papier.
Je toise le type, réfléchis un instant, et me décide. J’imagine que si je ne lui dis rien de plus, il va finir par trouver tout seul, et il se fera catapulter dans toute l’affaire sans davantage de détails. Ou plutôt, un félin va venir à rencontre, comme à chaque fois.

« - Avant de te lancer là-dedans, il y a des closes à connaître. Il existe deux félins-écureuils-j’sais-pas-quoi, Kyu et Bey. Le premier est blanc, l’autre noir. Si tu passes un contrat avec Kyu, te deviendras un Seraph. Avec Bey, un Nephil – c’est ce que je suis. Chacune des deux factions appose une marque magique sur le corps d’un contractant, pour que sa faction lui soit définitivement liée. »

J’aimerais bien lui montrer la mienne, mais apparemment elles sont invisibles aux humains. Dommage.

« - Donc, le côté pas glop, c’est que Nephils et Seraphs se font la guerre. La vraie, hein. Y a du sang, des blessures, des morts. Signer le Contrat, c’est accepter de devenir un soldat prêt à donner sa vie pour son camp ; et surtout, d’avoir à affronter d’autres êtres humains. Parfois, tu découvriras que ton meilleur pote est une bête sanguinaire et tentera de te tuer, une autre tu devras prendre la décision d’aller assassiner une vieille connaissance, parce qu’elle représente un danger pour les tiens. Voilà, c’est ça, un contractant. »

Ma grande chance, c’est que Leeroy soit un Solitaire. J’ai peut-être tenté de tuer Aleister, participé à la torture de Lenna, mais lui, j’aurais pas pu. Chacun ses limites, j’imagine.

« - A côté de ça, tu seras doté d’une arme, et de pouvoirs, lié à ton vœu. Parce que oui, ce que j’appelle le Contrat, est en fait simple : Kyu ou Bey se pointe, et te propose d’exaucer n’importe lequel de tes souhaits. En échange, tu rentreras dans ce monde. Il te vendra une croisade contre les Ombres, ce qui est vrai, mais qui est loin d’être tout. Bon, et en plus, tu vas peu à peu perdre ce qui fait de toi une personne normale : fatigue, faim, sensibilité à la chaleur. Même, ton endurance deviendra démesurée et tu pourrais développer une certaine nyctalopie. »

Je soupire. Je sais pas si je l’ai dégoûté, ou motivé à me rejoindre dans cette galère. J’crois qu’à sa place, même en sachant tout ça, j’aurais pas reculé face à toute l’affaire. Mais j’avais une vie de merde, et n’importe quoi me semblait mieux – d’autant plus que j’étais pas franchement très futé, faut dire. Pas que ça ait grandement changé, mais j’en ai conscience, maintenant.

« - Alors, si tu veux passer un Contrat, il faut que t’y réfléchisse longuement. J’te déconseille de faire ça maintenant, prends au moins quelques jours pour poser la situation, et formuler ton vœu. Ou tenter de tout oublier. Et si jamais tu te décides, repousse Kyu, et choisis Bey. Ce serait chiant qu’on ait à se foutre sur la gueule plus tard. »

La rengaine habituelle, ça. On se connait pas, mais créer mes propres ennemis, non merci.

Ah. Son visage vient de changer assez brutalement, passant d’une excitation assez surprenante à un soucieux plus réaliste – pesant peut-être davantage le danger des choses auxquelles je l’expose. Quelques instants de réflexions plus tard, le gaillard se ranime et me remercie, m’expliquant qu’il est assez perdu dans tout ce que je viens de lui raconter et me demandant de le laisser un peu seul, histoire qu’il puisse assimiler toute cette histoire tranquillement.
Sans chichi j’obtempère, et m’esquive de son appartement en le saluant au passage.

Une fois dehors, je laisse mes yeux scruter les environs tandis que mon esprit s’en va quelque peu vagabonder, songeant à ce jeune homme. Je m’y suis peut-être mal pris pour expliquer, ou bien en ai-je trop dit ; je sais pas trop. Toujours est-il que j’ai au moins la certitude que ce serait une bien mauvaise idée de le brusquer, alors je vais le laisser faire son bout de pensées comme un grand, ne passant plus ici que pour traquer des Ombres, et évitant au possible son logement. Ce serait fâcheux de le découvrir Seraph, non ?

Bref, ceci à demi réglé, j’accélère la marche et décide de rentrer au QG pour ce soir – après tout, je viens de me farcir une bête qui n’était pas des plus inoffensive, alors on dira que mon quota de la soirée est réglé. Et puis, tout de même, on va pas m’imposer d’avoir un certain rendement, non ? Ce serait la meilleure. Tu te tues au boulot, et ton t’engueule parce que tu y meurs pas assez.