Chez Hadence:

Saskia pressait le pas derrière Hadence. Ce dernier jouait des clefs, ouvrant son domicile. Cela faisait bizarre à Saskia de voir quelqu'un user d'une serrure pour rentrer. Chez elle, rien de tout ça ; la sienne était brisée depuis très longtemps. Et puis, pas de clefs parmi les squats ; il n'y avait rien à voler.
Elle se glissa dans l'habitation, scrutant l'intérieur malgré l'ampoule qui déconnait. Ses yeux firent vite le tour des lieux ; la pièce principale semblait être celle dans laquelle elle se trouvait, aménagée d'un lit et d'un fauteuil. Peu meublé, le domicile dégageait une atmosphère vide et inquiétante.

L'eau coula ; le jeune homme avait dû se diriger vers ce qui devait être la salle de bains.
Faire comme chez elle ? Elle n'avait pas faim et souhaitait juste trouver un peu de repos en toute quiétude. Elle étouffa un bâillement. La fatigue ne l'empêcherait pas de cracher quelques remarques acerbes en guise de remerciement pour celui qui offrait un toit décent pour la soirée :

– C'est toujours mieux que chez moi. Et puis, t'as qu'à vendre ta peau de loup que tu portais en fourrure, ça te permettra d'acheter un meuble de plus, rigola-t-elle.

Elle continua son inspection, apercevant les barres permettant à Hadence de sculpter son corps. C'est qu'il fallait rester en forme pour continuer de jouer les danseurs de nuit.
Hadence revint, torse nu. Pour changer.

– T'as pas de fringue ou quoi ? Ou t'aimes juste t'exhiber comme ça, sans raison ?

Alors elle vit la blessure. Tout ça à cause d'elle. À cause de son inconscience, un autre avait pris des risques à sa place et ne s'en était pas sorti indemne lors de la bataille.

– Tu es blessé, dit-elle davantage sur le ton de l'affirmation plutôt que de l'interrogation, j'avais raison, c'était pas une bonne idée que je vienne là.

Ce qui était fait était fait. Elle ne pourrait y changer. Elle n'était en rien responsable du sang qui s'écoulait du corps d'Hadence. Elle ne l'avait jamais exhorté à combattre pour elle. Il avait joué les héros, à lui d'en assumer les conséquences.
Elle posa la main sur la poignée, déjà prête à filer dans le creux de la nuit, comme à son habitude.

La main toujours sur la poignée, Saskia écoutait le discours d'Hadence. Il n'avait peut-être pas tort. Mais pas totalement raison non plus. Sa main se détacha lentement de la porte et la brune se retourna, observant le jeune homme en train de se recoudre. La demoiselle ne put s'empêcher d'afficher une grimace de dégoût. Heureusement que lorsqu'une balle l'avait prise pour cible lors de l'émeute au centre commercial, une infirmière était venue la trouver peu de temps après pour lui prodiguer les soins nécessaires. La Russe, elle, aurait été incapable de se soigner elle-même comme le faisait l'homme à la chevelure bleue en cet instant.

– Et si ça me plaît d'errer de taudis en taudis, comme tu dis ? Et puis, si je me fais tuer, ça fera pas une grande perte, ça sera toujours mieux que vivre dans cette ville.

Elle se rappelait le discours de  BlackBird. BlackBird qui lui avait sauvé la mise avant de lui parler des « Seraphs ». Qu'elle n'avait rien à perdre, tout à gagner car un jour ou l'autre son cadavre serait retrouvé dans une ruelle si elle continuait sur cette lancée.

Elle s'approcha d'Hadence, tira une chaise sur laquelle elle se posa. Trouver un but, hein ? Elle en avait déjà un, de but. Impossible pour le moment, pure chimère, simple rêve qui se renforçait au fil des jours, devenant une conviction et une carapace derrière laquelle elle se protégeait.

– Je veux rentrer chez moi, à Moscou ou Saint-Pétersbourg m'en fiche, juste chez moi.

Car chez elle, c'était la Russie. Ce grand pays insondable qui lui manquait terriblement. Elle avait choisi de le quitter, pensant que les Etats-Unis serait une solution à ses rêves d'évasion et de liberté. N'était-elle pas déjà assez libre à Saint-Pétersbourg, elle qui avait déjà choisi une vie d'errance en quittant le domicile familial jeune ? Et puis à Saint-Pétersbourg, il y avait toujours l'espoir de pouvoir un jour revoir son petit frère Avdeï. Mais elle était partie alors qu'Avdeï était toujours au pays.

– Et tu te trompes. Cette vie à Palema, c'est moi qui l'ai choisie.

Elle baissa les yeux, confuse et honteuse à la fois d'avouer pareille chose. Elle avait quitté l'argent de Moscou et la chaleur de  Saint-Pétesbourg. Pour quoi ? Pour pas grand chose. Pour se voir survivre jour après jour dans un squat insalubre. Pour risquer la mort ou le viol au détour d'une rue. Pour l'absence d'Avdeï qui lui faisait mal et lui perçait le cœur par à-coup.

– Ça fait mal ? demanda-t-elle en observant la blessure.

Difficile de savoir si elle questionnait son sauveur sur sa blessure en elle même ou sur autre chose. Ses yeux restaient posés sur les gestes précis du garçon. Il avait l'air de savoir ce qu'il faisait. L'habitude, sûrement. Probablement pas sa première bagarre ni sa première blessure.

Saskia observa l'assiette de pâtes. Bien le plat semblait alléchant, elle n'avait pas faim. Elle voulait juste dormir, c'était tout ce qui l'importait.

– Je repars demain matin. Et j'ai pas faim, je suis juste fatiguée.

L'interrogatoire commençait. Depuis tout à l'heure déjà. Saskia posa un œil soupçonneux sur Hadence. Il ne lui voulait aucun mal et était curieux, rien de plus. À quoi s'attendait-il donc ? À une révélation qui contrasterait avec sa situation actuelle ? Ses rêves étaient morts, noyés depuis longtemps.

– Rentrer chez moi, c'est déjà suffisant comme but. C'est loin, la Russie. Je veux juste retrouver mon petit frère, c'est trop demander ? rétorqua-t-elle, parce que toi t'en as un de but ? Être le mec le plus musclé de la ville ? Ou celui qui prendra le plus de coups sans tomber ?

Elle se leva, se dirigeant vers la salle de bains. Dormir oui. Mais avant une bonne douche pour se décrasser. S'il y avait de l'eau chaude, autant en profiter. Ne lui avait-il pas dit de faire comme chez elle ? Qu'il soit content ; elle s'exécutait enfin.

– Mon but comme tu dis, il te paraît p'têt pas bien glorieux mais c'est le mien et c'est comme ça et il me va très bien !

Elle ferma la porte de la salle de bains sur ces dernières paroles.
La Russie valait mieux que lui. Avdeï valait mieux que lui. La Russie valait mieux que tout Palema réuni.

Elle se déshabilla et fila sous la douche, commença à faire couler l'eau. Cela lui faisait du bien, l'apaisait. Peut-être pourrait-elle y voir plus clair ensuite. Plus calme.
Elle arrêta l'eau. Enfin propre.

Elle ré-enfila ses fringues, n'en ayant pas d'autres sous la main et revint vers Hadence. Plus tôt arriverait le matin, plus tôt elle partirait.

– Je dors où ?

La place n'était pas ce dont l'appartement regorgeait alors elle était curieuse de voir à quoi ressemblerait son lit d'un soir.

Alors quoi ? Il avait perdu sa langue, l'autre bagarreur des rues ? La demoiselle observa du coin de l’œil le lit unique pointé du doigt par Hadence et se laissa tomber en arrière dessus, laissant son dos en premier atterrir sur le matelas moelleux. Comme c'était bon de pouvoir glisser sous des draps propres ! Cela faisait si longtemps que sa peau n'avait pu être en contact avec tel tissu ! La Russe nageait littéralement dans le lit, plongeant sous la couette en prenant pour point de départ la position de l'oreiller et ressortir la tête à l'autre bout du lit, observant Hadence.

– Ben quoi, tu boudes ? Ou alors j'ai touché juste tout à l'heure ? le nargua-t-elle, reste à voir combien de temps tu tiendras avant de finir par tomber.

Personne n'était immortel, pas même Hadence. Certes, peut-être était-il fort mais finirait un jour où il tomberait sur plus fort que lui. Et ce jour-là, personne ne serait là pour l'épauler. Saskia avait bien eu droit à sa mise en garde sur son mode de vie alors pourquoi pas lui ? Se croyait-il supérieur à elle sous prétexte qu'il vivait dans un toit décent et qu'il était capable de mettre à terre cinq hommes à lui seul ? Si tel était le cas, il se trompait lourdement.

– C'est bon, je rigolais. Et puis quoi ? Toi t'as le droit de me faire des remarques ou des blagues comme ça mais moi pas ? Ça marche dans un sens et pas dans l'autre ? N'importe quoi.

La douche avait redonné du peps à Saskia. Elle qui était fatiguée une dizaine de minutes plus tôt était à nouveau pleine d'énergie. Revigorée, elle tentait d'arracher quelques mots à Hadence par tous les moyens. À voir si elle se heurterait à un mur ou non. C'est que lui n'avait pas été très bavard sur sa vie, sa situation. Saskia non plus mais au moins s'était-elle pliée de bonne grâce à interrogatoire dont elle avait fait les frais.

– Bon, je te laisse dormir si c'est ce que tu veux ! lui asséna Saskia avant de rabattre la couette sur elle, t'as peut-être les muscles avec toi mais te manque l'humour.

Dernière pique avant de dormir. Restait à voir si elle ferait mouche ou non.
Saskia culpabilisait à l'idée de lui voler son lit, même pour le temps d'une nuit. Mais qu'y pouvait-elle si ce grand nigaud préférait le fauteuil à un lit moelleux ? Encore une fois, quelqu'un se sacrifiait pour elle. D'une manière différente que tout à l'heure pendant la bataille, certes, mais cela n'en restait pas moins un sacrifice d'ordre matériel.

Rien à tirer de celui-là. Il l'observait à peine et presque aucun son ne sortait de sa bouche. Certainement pas la moindre envie de discuter avec elle. La demoiselle rabattit la couette sur son frêle corps. Si lui ne voulait pas discuter, alors elle n'allait pas soliloquer en espérant une réponse.

– Ben t'as raison je suis fatiguée, voilà !

Comme ça, tout le monde serait content.
Saskia, tournée vers lui, observait ses faits et gestes. Il jouait avec un paquet de cartes avec des gestes aussi adroits et précis que lorsqu'il s'était recousu sa blessure. D'ailleurs, d'où sortait-il, ce paquet de cartes ? Etait-il un peu magicien sur les bords ? Un peu comme l'autre crétin roux qui avait disparu et réapparu sous ses yeux ? Ah non ça ne comptait pas, BlackBird lui avait expliqué que le crétin en question était un « Seraph », rien d'un magicien, juste un type paumé.

– Tu sais faire des tours de magie avec tes cartes ? Ou c'est juste histoire de t'occuper les mains ?

La demoiselle connaissait des êtres incapables de rester immobile sans rien faire et sans rien dans les mains. Certains croquaient des pommes au quotidien, histoire de se créer l'illusion d'avoir une occupation, bien que temporaire. Hadence, lui, avait ses cartes.

Saskia ne quittait pas des yeux le ballet aérien auquel elle assistait, observant le tout silencieusement, presque religieusement. Les cartes flottaient non loin d'elle. Elle tendit la main pour en saisir une mais déjà le papier s'esquivait, laissant sa place à une autre et ainsi de suite. Hadence était un vrai magicien, il n'y avait aucun doute, rien à voir avec l'autre crétin roux qu'elle avait rencontré par hasard. Certes ce n'était pas de l'ordre de l'apparition et de la disparition mais faire pareil tour, c'était autre chose que de deviner simplement la carte que la victime avait choisi !

La demoiselle observait la fin du spectacle ; les cartes rentraient au bercail, droit dans la paume du jeune homme. Toutes avaient disparu. Sauf une, posée maintenant au niveau de la poitrine de Saskia. Celle du début, la dame de cœur. Elle s'en saisit et l'observa sous tous ses contours, cherchant un fil invisible qu'elle ne trouva pas.

– C'est quoi le truc ? demanda-t-elle encore époustouflée par ce qu'elle venait de voir tout en en se mettant à genoux sur le lit, tu m'apprendras à faire la même chose, dis ?

Elle mit la carte sous son oreiller d'un soir. Plus qu'à espérer qu'elle ne l'oublie pas le lendemain matin. Au moins serait-elle à l'abri le temps d'une nuit.
Elle extirpa finalement la carte de sa cachette, se rappelant un souvenir d'enfance, une amie de Moscou qui lui apprenait maints jeux et les tours qu'elle faisait pour l'épater. Et sa réaction lorsque Saskia avait voulu garder une des cartes du paquet.

– C'est pas bien de retirer une carte d'un paquet. Maintenant, tu peux plus maîtriser ton jeu.

Maintenant, c'était elle qui maîtrisait le jeu. Rien qu'avec une carte, un simple bout de papier. Ce n'était qu'une croyance stupide, une phrase que lui avait asséné la douce Ielena alors qu'elles n'étaient qu'enfants. Pourtant, cela continuait de lui trotter en tête et ressurgissait aujourd'hui. Elle ne souhaitait pas priver Hadence de ses tours de magie et comment continuer à parfaire ses tours avec un paquet incomplet ? Libre à lui de décider. Après tout, ce don venait de lui et de lui seul.

– Tu en connais d'autres, des tours ? Ou raconter des histoires avec tes cartes ? Ça peut servir aussi à ça, tu sais, les cartes, raconter des histories, vraies ou non, c'est pas ça le plus important.

Saskia se rappelait un tour en particulier. Tour que Ielena lui avait appris. Tout était encore flou dans son crâne, entre la mise en place, les coupes, l'histoire à raconter… Mais elle finirait par se souvenir, se rappeler précisément pour montrer ce tour à Hadence ou à Avdeï, le jour où elle le reverrait. Le remontrer à Avdeï serait plus exact ; le jeune frère connaissait déjà ce tour de passe passe. Sûrement ne connaîtrait-il pas l'histoire qui s'ensuivrait. La Russe, elle-même, l'ignorait encore. Ce n'était qu'une question de temps désormais.

Le paquet avait disparu. Nouveau tour de magie. Pas de manche pour le dissimuler, qui plus est. S'était-elle trompée en jugeant Hadence, vivait-il de la magie plutôt qu'en étant un potentiel gogo-danseur ? Difficile à dire.

Saskia écoutait Hadence. Comme c'était triste que ce dernier ne soit pas en mesure de raconter des histoires. Mais tout le monde ne pouvait pas avoir une âme de conteur. La demoiselle réfléchit alors à sa question. Des talents cachés ? Évidemment que non. Tout juste bonne à s'attirer une montagne d'ennuis en mettant un pied dehors. Alors pour des talents cachés que ceux de magicien du jeune homme, inutile de trop se creuser la tête.

– Non, pas vraiment. Sauf si l'on considère que parler russe est un talent caché mais ça, ça compte pas, c'est ma langue natale, c'est de la triche.

La brune avait dû renier sa langue d'origine au profit d'une nouvelle, l'anglais, qu'elle ne maîtrisait pas parfaitement. Parfois, les mots lui échappaient sans jamais vouloir revenir auprès d'elle. Des mots sur lesquels elle ne pouvait poser la  main, un peu comme avec certains êtres humains, un peu comme avec son petit frère Avdeï.

Au moins Hadence était-il plus bavard que précédemment. Il arrivait à aligner plusieurs mots, créant une phrase sans grogner et sans mettre un terme à la conversation. De beaux progrès en à peine une soirée, en si peu d'heures. Et d'autres à venir s'ils profitaient de leur nuit pour discuter.

– Je devrais peut-être dormir... Et toi aussi. C'est pas en restant éveillé que tu pourras te battre à nouveau demain, le taquina-t-elle, ce serait dommage que tu t'éloignes de ton but en perdant ton temps à me parler.

Là, elle se retourna et rabattit une nouvelle fois la couette sur ses épaules. Sûrement aurait-il fallu compter le nombre de fois où la demoiselle faisait semblant de dormir, juste pour scruter ceux qui l'entouraient. Là, il n'y avait qu'Hadence. Elle n'était pas totalement fatiguée ; la douche avait eu raison de son absence d'énergie, mais elle était curieuse d'épier le jeune homme. Il lui donnait l'impression d'être un animal sauvage qu'il fallait apprivoiser, jour après jour. Un renard craintif qui ne pourrait pas s'approcher d'elle car il n'était pas domestiqué. Pas encore.

Saskia se recroquevilla un peu plus sur elle-même alors que l'orage grondait au loin. Elle ne craignait ni le bruit du tonnerre ni les éclairs pourfendant le ciel mais ce soir l'orage paraissait étonnamment puissant. Les flashs illuminaient la pièce, huis-clos improvisé dans lequel les deux protagonistes se recueillaient. La demoiselle passa sous sa couette tel un ver de terre pour ressortir de l'autre côté, plus proche de la fenêtre cette fois-ci. Tonnait-il aussi en Russie en cet instant ? Non bien sûr que non, c'était tout simplement stupide. Peu importait le temps à Moscou ou Saint-Pétersbourg. Elle, elle était confinée à Palema et c'était bien là tout son malheur.

Elle pencha la tête, observant le spectacle de la nature déchaînée. Un nouvel éclair suivi d'un nouveau déchirement de la voûte céleste. Elle tomba au sol sous l'effet de surprise.

– J'aime pas ça.

Elle n'avait rien à craindre des éclairs. Juste une réaction normale et logique étant donné la chaleur qui avait régné ces derniers jours. Le soleil tardait à réduire à néant ses rayons de feu sur la ville. À croire que la boule lumineuse espérait que l'été serait éternel et que l'automne ne viendrait jamais.

– Fais quelque chose, Hadence. N'importe quoi mais fais-le taire !

Elle était au pied du lit désormais, recroquevillée sur elle-même. Il était impossible d'empêcher un orage d'éclater, elle le savait pourtant bien. Pur caprice de gamine. Ces éclairs lui apparaissaient effrayants en cette drôle de nuit. Des couteaux de lumière paraissaient transpercer et taillader le ciel, par à-coups. Et cela ne lui plaisait pas, pas du tout.

– Et si Avdeïen'ka est dehors sous l'orage ? Il doit avoir peur, tout seul, sanglota-t-elle, s'il te plaît Hadence, fais-le taire ! Fais-le taire !

Saskia à nouveau plongée dans ses souvenirs, ayant du mal à faire la différence entre la réalité et son passé. Avdeï ne craignait rien mais dans son esprit, Avdeï était en perpétuel danger. Elle craignait tant la présence que l'absence de son petit frère. Elle ignorait ses faits et gestes en cet instant. Elle ignorait où il se trouvait précisément et c'était sûrement cela qui lui faisait le plus mal.
Les larmes s'écoulaient, perles cristallines presque invisibles. Tout ça à cause d'un orage, d'un satané orage qui la faisait redevenir enfant à cet instant. Si faible et si fragile, pareil à un oisillon venant de tomber du nid. Et personne pour la reposer sur sa branche, condamnée à voir le monde depuis le sol.

Fragile, frêle, Saskia fut transportée dans les bras d'Hadence, pareille à une grande enfant. Il la posa délicatement sur le matelas. Les larmes continuaient de couler pendant que l'orage tonner. Les éclairs se multipliaient et illuminaient la pièce presque en continu. La Russe, elle, restait en compagnie de ses souvenirs et de sa vie passée à Moscou. Elle aurait pu rester longtemps ainsi si une question de la part du jeune homme ne s'était pas frôlé un chemin jusqu'à son esprit.

En temps normal, elle aurait souri d'entendre un étranger réutiliser un terme russe. La brune elle, rajoutait souvent un suffixe au prénom de son petit frère. Avdeïen'ka n'appartenait qu'à elle tandis qu'Avdeï appartenait à tous.

– Avdeï, juste Avdeï, le reprit-elle, et c'est mon petit frère.

Elle se redressa, dos contre l'oreiller, jambes rabattues contre elle. Les larmes la secouaient bien mins, parler de son cadet paraissait la calmer. Ce n'était pas  la première fois qu'elle était prise d'un pareil flot de souvenirs. Pas non plus la plupart fois devant un inconnu. Mais d'ordinaire, elle était toujours entourée d'au moins un être dont elle proche et en territoire connu. Ici, elle était désarmée.

– C'est pour lui que je veux rentrer chez moi, fit-elle tout en séchant ses larmes, et rien d'autre.

Elle n'aimait pas apparaître aussi fragile mais n'y pouvait rien.

S'ouvrir à Hadence et lui conter une partie de son passé ? Mais par où commencer ? Cette histoire lui paraissait si lointaine que Saskia elle-même s'étonnait de s'en souvenir avec une aussi grande précision. Sa vie en lettres d'or à jamais gravée à l'aube de sa mémoire. Les souvenirs défilaient, flous, imperceptibles. Cassette rayée d'une existence incertaine. Fantôme à jamais errant à Palema plutôt qu'en Russie.  Et tout balancer, comme ça, tout hurler, crier, chialer face à un inconnu. Etait-ce ça, la solution ? La demoiselle hésitait. Elle ne savait rien du jeune homme. Mais qu'aurait-il pu faire des bribes de sa vie ? Il n'y avait rien à voler, juste des mots à entendre et une vie à écouter.

Le geste d'Hadence marqua un léger sursaut de la part de la brune. Imperceptible. Son doigt collé à sa peau pour s'en détacher, pour mieux recueillir une larme. Prisonnière de ses yeux, elle avait échoué sur sa joue opaline pour venir se perdre enfin sur l'index du garçon. Périple improbable d'une perle éternelle.

– C'est une mauvaise idée, commença-t-elle, ça sert à rien tout ça, ça changera rien.

En perpétuelle hésitation face aux choix qu'elle devait faire, Saskia était troublée, le cœur malmené et l'esprit éprouvé. Jamais un temps de repos, toujours en mouvement, que cela soit son corps ou son âme. Là, elle devait vite décider si oui ou non elle pouvait accorder sa confiance à son sauveur le temps d'un instant.
À croire que l'animal à apprivoiser n'était pas forcément celui que l'on croyait.

– Tu seras là pour quoi alors ? murmura-t-elle, vous les Américains vous pensez avec votre bouche quand vous devriez penser avec votre cœur !

Il ne comprendrait pas. Personne ne pourrait jamais comprendre. Même Howard, celui qui l'avait guidée pour ses premiers pas à Palema, ne comprendrait jamais totalement le lien qui l'unissait à Avdeï ou à la Russie.

– Pour toi, Avdeï n'est qu'un nom alors que pour moi c'est tout un monde, pour toi la Russie c'est qu'un pays inconnu alors que pour moi c'est toute une vie !

Non, elle n'était pas prête à parler. Pas avec lui. Pas maintenant. Pas comme ça. Elle avait le sentiment d'être bridée, pressée, compressée. Elle suffoquait sous tant de patience mêlé à tant de hâte. Tant de tentative de compréhension dégoulinait des mots d'Hadence que cela l’effrayait presque. Il le lui avait dit lui-même ; il ne pourrait pas la consoler. Alors quoi ? Devait-elle rester seule avec sa souffrance, sa douleur dont personne ne pouvait voir les cicatrices ? Mais une plaie béante restait ouverte et un poignard paraissait remuer sous cette blessure éternelle.

– Tais-toi Garde tes mots pour toi. Tu l'as dit toi-même, tu sais pas ce que c'est, lui asséna-t-elle tout en croisant son regard, alors tais-toi.

Chut Hadence, Saskia réclame le silence.
Certainement pas ce bruit environnant, parasite.
Saskia reposa la tête sur l'oreiller, observant le plafond et ses fissures. Elles étaient nombreuses, multiples, indénombrables. Un peu comme les échos de son passé qui lui revenaient en cette nuit atroce. Seule chez elle, elle aurait pu se laisser aller à sa complainte nocturne. En la  présence d'Hadence, tout s'avérait plus compliqué.

Le jeune homme était retourné vers son fauteuil, terrier d'un soir. Saskia s'en voulait presque de l'arracher à son lit de cette manière mais qu'y pouvait-elle si Hadence souhaitait jouer les anges gardiens ? Ce dernier risquait d'être déçu s'il continuait dans cette voie. La brune était un animal effrayé, elle ne se laissait que difficilement approcher, il fallait s'armer de patience et de courage pour réussir à lui arracher ne serait-ce qu'un mot sur son passé, un mot empli de confiance et de douleur.

Elle ferma les yeux à son tour. Dormir lui ferait le plus grand bien. Dormir dans un vrai lit, pas dans un trou à rat comme le squat qu'elle occupait depuis maintenant plus d'un an. Elle bougea un peu parmi les draps, s'enroula dans la couverture tel un loir lové contre soi. Hadence s'était tu. Dormait-il ? La demoiselle n'avait aucun moyen pour s'en rendre compte. Elle aurait aimé savoir mais pas au point de commettre ce geste de se retourner et d'ouvrir les yeux en pleine obscurité. Que voir si ce n'est une masse informe de ténèbres ? Rien d'autre.
Le sommeil l'emporta d'une traite, ne lui laissant pas le temps de songer davantage. Avdeï et la Russie étaient déjà loin.

***

L'aube perçait à peine. Le soleil se levait encore tôt en ce mois de septembre. L'été était toujours là, bien que timide.
Saskia ouvrit les yeux,  mettant quelques instants à se souvenir où elle se trouvait. Hadence toujours lové dans son fauteuil. Il paraissait paisible et dormir. Feignait-il cette attitude pour mieux avoir un œil sur elle ? Elle l'ignorait.

D'un bond, elle fut sur ses pieds. Ses prunelles s'habituaient doucement à la tendre clarté matinale. La demoiselle n'avait aucune idée de l'heure qu'il était.
Elle se dirigea vers la salle de bains, s'aspergeant la figure d'eau froide pour mieux se réveiller. Il était grand temps qu'elle rentre chez elle.

Elle se dirigea vers la porte. Etait-ce vraiment une bonne idée ? N'importe quoi, elle l'avait prévenu ; elle restait pour la nuit et rien d'autre. Elle n'allait pas s'imposer pour vivre chez lui. Elle n'en avait pas envie.
Elle ouvrit la porte et s'éclipsa telle une ombre clandestine, sans un mot, sans un regard. Si leurs chemins devaient se croiser à nouveau, alors peut-être pourraient-ils faire un bout de chemin ensemble. Un bout de chemin. Saskia  ne le savait que trop bien ; inutile d'espérer plus qu'un bout de chemin, viendrait un jour où Hadence ou Saskia serait arraché l'un à l'autre.