Enfin, c'était le grand jour. D'hier à aujourd'hui, il n 'y avait pas eu longtemps à attendre. Saskia espérait faire bonne impression à l'ensemble du domaine Cartier, du moins à tous ces yeux jugeurs et scrutateurs auxquels elle serait confrontée. Elle allait être jetée en pâture aux lions et ne pourrait compter que sur elle-même pour tenter de les repousser. Peut-être un peu sur Cassandre aussi mais rien n'était sûr de ce côté-là.

D'un pas rapide, elle arpentait le quartier Nord, se dirigeant droit vers le domaine Cartier, le Château comme avait si bien dit Cassandre la veille. Sa jupe plissée chocolat s'agitait au rythme de ses pas, cela lui paraissait faire une éternité qu'elle n'avait pas enfilé tel vêtement. Son cœur battait fort, c'était un peu comme un entretien d'embauche aujourd'hui. Elle se demandait bien ce qu'elle allait devoir faire pour prouver sa valeur. Elle avait bien en tête les quelques conseils de Cassandre et se rappelait qu'elle devait se taire tant que la parole ne lui serait pas donnée de la part d'un des hommes en noir. Bon. Elle se tairait s'il le fallait.

Enfin rendue à la porte de la famille Cartier, elle se demandait bien quelle heure il pouvait être. Elle n'avait pas traîné en chemin et n'avait pas songé à emporter de montre, dans la précipitation matinale. Elle inspira profondément et toqua, geste banal et simple. Maintenant, il ne lui restait plus qu'à attendre. Et peut-être à prier pour que cette journée se déroule sous de bons augures.

La voix rassurante de Cassandre l'accueillit, l'étonnant presque. Elle s'était attendue à voir un domestique, un valet, n'importe qui lui ouvrir le chemin. N'importe qui sauf Cassandre. La langue russe chatouilla ses oreilles pendant que ses joues virèrent légèrement au pourpre sous le compliment de l'albinos. Elle ignorait si cette dernière était sincère ou non quant à sa tenue mais cela faisait toujours du bien d'entendre pareille chose en de telles circonstances. Saskia ne pouvait se sortir de la tête qu'elle allait plus ou moins subir un entretien d'embauche à la sauce Cartier. Elle ne savait pas à quoi s'attendre mais la présence de Cassandre la réconfortait, elle avait l'impression d'avoir une alliée de plus dans cette bataille dont elle ignorait encore l'issue.

– ''Merci... Je suppose qu'une fois à l'intérieur, il faudra repasser à l'anglais plutôt qu'au russe ?''

Oui, déjà elle questionnait l'héritière quant au comportement à adopter. Une question un peu vaine, la réponse paraissait toute faîte dans l'esprit de Saskia. Mais le prénom Vassili avait une certaine connotation russe, la Moscovite en aurait mis sa main au feu. Malheureusement, les prénoms étaient parfois trompeurs, mieux valait ne pas trop s'avancer.

De pas en pas, les deux femmes avançaient. La boule au ventre chez Saskia alors que Cassandre, elle, affichait un calme olympien. C'était Saskia qui allait être jugée aujourd'hui, pas elle, rien d'étonnant à ce que sa journée n'ait rien d'anormal. Heureusement qu'elle pouvait compter sur Cassandre et sa tentative de détendre l'atmosphère, cela faisait un bien fou.

– ''C'est mon premier entretien d'embauche, comment je fais pour savoir que je vais être à la hauteur ?''

Elle désacralisait cette journée effrayante en la rebaptisant de simple entretien d'embauche. Une fois cette épreuve passée, elle aurait le job et les soucis d'argent seraient derrière elle. Sans oublier qu'elle était Seraph, ce n'était pas rien, si sa nouvelle Nature pouvait lui permettre de mieux réussir ces étapes de la vie quotidienne, ce ne serait pas de refus. Malheureusement, elle n'y croyait pas beaucoup.
Elle tourna enfin la tête vers Cassandre, elle qui n'avait fait qu'observer droit devant elle ou presque le long de ces quelques mètres. Le trajet lui paraissait à la fois sans fin et d'une brièveté sans nom.

– ''Un dernier conseil avant de me jeter en pâture aux gens de chez toi ?'' rigola-t-elle, ''j'espère qu'ils ont rien contre les Russes !''

Ni contre les Seraphs. Avec Cassandre, ils étaient déjà servis des deux côtés. Un secret que la brune était seule à détenir sûrement des alentours. Parler de sa Nature n'était pas sujet facile, mieux valait privilégier le silence plutôt que la parole. Saskia s'en rendait bien compte au quotidien avec Avdeï.

Saskia n'était pas enjouée à l'idée de repasser à la langue anglaise. Mais cela faisait déjà deux ans qu'elle s'exprimait dans cette langue, même si parfois sa syntaxe souffrait quelque peu, elle était en mesure de s'exprimer convenablement. Plus qu'à espérer que le dénommé Vassili ne s'amuse pas à employer des mots dont elle ignorait le sens, face à cela, elle était désarmée. Son manque de vocabulaire n'était pas considérant mais elle avait des doutes avec le langage soutenu que pouvait employer à tort et à travers la bourgeoisie. Cela la changerait du langage familier avec lequel elle s'affirmait depuis son arrivée à Palema, bien évidemment.

Il n'était pas nécessaire à Cassandre de préciser que mieux valait garder le silence concernant les Ombres et le reste. Saskia assumait très bien cette double-vie et n'était pas idiote ; elle savait que la famille de l'albinos ignorait tout des activités à la fois héroïques par ses meurtres d'Ombres et criminelles par ses assassinats probables de Nephils auxquelles se livrait l'héritière. Elle hocha simplement la tête, cela ne la changerait pas beaucoup de d'habitude de ce côté-là, il n'y avait aucune crainte à avoir.

– Je vais finir par croire que tu as plus baigné dans l'univers de la Russie que moi ces deux dernières années ! rigola Saskia, enfin c'est pas plus mal, entre compatriotes, ça devrait aller.

Saskia, elle, n'avait pas eu la chance d'être si entourée de Russes depuis son arrivée dans la ville américaine. C'était même tout le contraire. Désormais, elle rattrapait un peu le temps perdu grâce à Cassandre et Avdeï mais c'était tout. Elle ne pouvait imaginer un homme du même pays qu'elle mal la juger. Peut-être comprendrait-il ses quelques erreurs de langue si elle venait à en faire d'ailleurs ? Le mieux était encore de ne pas se tromper, cela éviterait toute malchance de se voir recalée dès le premier jour.

Docile et fidèle aux conseils de Cassandre, la Russe salua un domestique qui arrivait dans leur direction. Elle ne savait pas bien à quoi rimait tout ce jeu de saluts mais elle s'y plierait de bonne grâce si cela lui permettait d'obtenir le poste tant convoité. Elles se rapprochaient dangereusement d'une porte, quelqu'un toqua sur le bois avant même que Saskia n'ait pu finir de se préparer mentalement à affronter ce qu'il y avait à l'intérieur. Vassili. Déjà, la porte s'ouvrait, précédé d'un léger « entrez » qui n'avait pas échappé à la demoiselle.

Quelques pas en avant, elle se retrouva face à celui qui allait la juger. Elle put l'observer à loisir. Ses cheveux noirs et ses lunettes lui assignaient un côté sérieux et autoritaire qui ne plaisait guère à la Seraph. Derrière ce physique se cachait peut-être un cœur d'or ? Malheureusement, ses lèvres étaient serrées, aucun sourire ne se dissimulait sur ce visage. Ses yeux n'étaient que scrutateurs, tentant de percer à jour les secrets de Saskia tout en se faisant une idée d'elle-même. Si la première impression était la bonne, elle espérait que celle-là serait réussie.

Elle reporta son regard vers Cassandre. Cette dernière lui avait conseillé de ne pas parler la première, aussi était-elle réduite au silence. Mais l'analyse commençait à lui paraître longue, elle espérait que le grand Vassili se déciderait bien vite à délier sa langue, quitte à l'insulter pour lui faire comprendre qu'elle ne serait jamais à la hauteur du rôle pourvu de Dame de Compagnie, ce serait toujours moins angoissant que ce silence perturbant qui suintait des quatre coins de la pièce.

Respirer, Saskia ne faisait que cela depuis sa naissance. Elle n'avait rien à craindre, Vassili n'avait pas l'intention de faire d'elle son goûter, il allait juste lui poser quelques questions pour tenter d'évaluer son expérience professionnelle – inexistante – et si elle était ou non fiable pour cette  tâche. Si l'on oubliait que c'était une junkie, elle avait ses chances dans cette course au job dont elle était la seule prétendante pour le moment.

Elle observa en silence la joute verbale entre le majordome et l'albinos. Saskia n'oubliait pas de se taire jusqu'à ce qu'on lui ait accordé la parole. Être oubliée ainsi pendant une poignée de minutes lui plaisait, elle laissa ainsi ses yeux dériver en direction du bureau à la décoration épurée, le bureau était énorme, imposant, et la Russe ne put s'empêcher de constater que cette pièce était aussi grande que l’appartement de John, son appartement pour le moment. Elle se doutait que tout le château était ainsi, complètement disproportionné à ses yeux, ce nom de château n'était pas usurpé. Elle abandonna sa contemplation pour saluer brièvement le majordome qui avait fait de même, s'inclinant convenablement en avant comme le souhaitait cet étrange coutume. Toujours debout, elle ne se serait permise de s'asseoir sans autorisation, bien que Cassandre, elle, avait opté pour le bureau de l'homme en guise de siège. Une nouvelle démonstration de son caractère insaisissable et de son tempérament coloré qui réussit à étirer un sourire en coin à la future Dame de Compagnie. Mais déjà il lui fallait se recentrer sur la question, l'homme l'invitait à parler d'elle, tout simplement. Quoi dire et quoi ne pas dire ?

– Ah oui, oui, bien sûr. Je m'appelle Saskia, Saskia Kochka et je suis originaire de Moscou. J'y ai passé mon enfance ainsi qu'une partie de mon adolescence, commença-t-elle en guise de préambule, j'ai grandi dans une famille suffisamment aisée qui a fait que, tout comme Mademoiselle Cassandre – oui donner du Mademoiselle à Cassandre ne pouvait qu'être un point positif pour elle – j'ai eu une éducation assez stricte. L'autorité, je connais, tout comme la discipline.

Elle espérait que son passé suffirait à attirer les faveurs de Vassili à son égard. Ce qu'elle ne disait pas, cependant, c'est qu'elle avait toujours haï cette éducation étant enfant, cet univers qui ne l'attirait guère où chaque leçon possédait ses propres règles et des lois propres. Certaines mauvaises langues pourraient dire qu'il était tout naturel qu'elle ait mal tourné, entre sa fugue à Saint-Pétersbourg puis à Palema, sans oublier ses différentes expériences liées à la drogue, de l'herbe pour commencer, bédots innocents, puis elle était montée dans cette hiérarchie infernale, cercle vicieux dans lequel elle s'était enfermée.

– Je suis arrivée à Palema il y a deux ans désormais. Ça vous change les yeux, cette ville, pensa-t-elle tout haut, mon frère m'a rejoint ici y a un mois, je suis l'aînée, je l'ai à ma charge, lui étudie au lycée pendant que moi je...

Elle quoi ? Elle ne pensait pas qu'avouer de suite qu'elle avait quitté les bancs de l'école pouvait jouer en sa faveur. Elle avait certes l'intention de s'y remettre dès que possible mais en attendant, elle n'avait jamais mis un seul pied au lycée.

– … Que moi je me présente à vous aujourd'hui.

Et elle baissa légèrement la tête, de manière à donner un côté cérémonieux à ses paroles. Il fallait faire sentir à Vassili qu'elle était une charmante jeune fille docile sans histoires et qu'il avait pleine maîtrise de la situation. Comme promis, elle laissait de côté tout ce qui avait trait aux Ombres ou aux Seraphs. Elle redressa la tête, réfléchissant à ce qu'elle aurait bien pu ajouter. Elle ne souhaitait pas rentrer trop dans les détails et il lui semblait qu'il y avait un millier de choses qu'elle devait mieux taire pour son bien personnel et ce poste qu'elle désirait ardemment. Elle verrait bien si cela suffirait ou non, elle espérait que l'absence de nombres ou de dates ne lui feraient pas défaut mais elle préférait les ellipses, ces si utiles ellipses, qui lui permettaient d'en dire tout en préservant un effet de flou sur sa vie.

Plus qu'à espérer ne pas avoir fait le moindre faux pas. Avec toutes ces règles mondaines, ces manières d'être, Saskia n'était pas à son aise. Sans oublier le regard de rapace de Vassili qui ne cessait de la fixer, la scrutant tout en la détaillant pour essayer de lire en elle. Avec ses lunettes, cela lui faisait quatre yeux, un sujet à la rigolade peut-être mais pas aujourd'hui. Non, là, il fallait se tenir. Correctement. Alors, docile, la Russe attendait de nouvelles questions, des commentaires, une nouvelle interruption de la part de Cassandre, peut-être ?

Cela ne tarda pas. Saskia voulut ouvrir la bouche pour répondre à Vassili mais l'albinos fut plus rapide que lui, ne laissant pas même le temps à la camée de se justifier quant à ce qu'elle savait ou ne savait pas de son travail. Ce n'était peut-être pas plus mal. Elle avait encore en tête les propos de Cassandre qui faisaient paraître le travail comme une bonne partie de rigolade, un presque rien. Ce n'était sûrement pas ce que souhaitait entendre Vassili, vraiment pas. Il aurait été dommage de tout gâcher par son trop grand franc-parler. Si Cassandre pouvait se le permettre, ce n'était pas le cas de Saskia. Ce n'était qu'un mauvais moment à passer puis il n'y aurait plus de Vassili, plus rien.

– Je vais être honnête avec vous, je n'ai jamais eu l'occasion d'être Dame de Compagnie pour qui que ce soit, ni à Moscou, ni à Palema – rien d'étonnant on ne devenait pas Dame de Compagnie à treize ans en Russie, comme partout ailleurs, et ses préoccupations en Amérique étaient toutes autres – mais je crois que plutôt qu'un CV bien rempli, c'est surtout la confiance entre sa Dame de Compagnie et la Dame en question qui prime, non ? Et cette confiance, je l'ai déjà plus que n'importe quelle inconnue que vous pourriez choisir pour Cassandre.

Ne prenait-elle pas de gros risques en parlant de confiance ? Complicité naissante du moins. Mais au moins avait-elle raison ; Cassandre serait plus facile à vivre en compagnie de Saskia qu'en compagnie d'une vieille mégère que cette homme pourrait choisir, la lui mettant entre les pattes pour mieux la fliquer. Pas de ça entre elles. Alors oui, elle expliquait à sa manière que si une autre qu'elle était choisie, ce serait une erreur, une grave erreur. Son plan premier n'était-il pas de laisser croire à Vassili qu'il dirigeait d'une main de fer cet entretien éprouvant ?

Pour la suite, il était tout naturel que ce majordome s'inquiète de la réputation des Cartier. Mais quelle bavure pourrait bien commettre Saskia en public ? Certes, il y avait tant de possibilités mais la Russe avait se tenir et n'était pas idiote pour autant.

– Le plus grand faux pas que je pourrai faire serait de confondre du champagne avec du simple mousseux, ironisa Saskia, je saurai faire honneur à la famille Cartier, où que ce soit.

Avec ses grandes formules, elle avait presque l’impression d'être revenue au Moyen-Âge. Elle avait bien fait de potasser quelques formules de politesses de circonstances pour préparer cet entretien, à sa manière. Quelques phrases bien tournées, un peu de subjonctif présent et cela changeait une femme ! Elle pourrait presque passer pour une grande dame avec ce langage qui dissonait tellement de celui qu'elle employait d’ordinaire, ce langage familier qu'elle avait appris dans l’univers de la rue de Palema. Mais pas de ça ici, bientôt, ça ne serait plus qu'un mauvais souvenir, même si une part d'elle-même continuerait de s'y accrocher, elle le savait bien, cela lui plaisait bien.

La suite ne lui plaisait guère, par contre. S’engager corps et âme, ange gardien, voilà des formules qui l’effrayaient un peu. Si c'était un garde du corps qu'il souhaitait, en plus d'être Dame de Compagnie, il s'adressait à la mauvaise personne, John était bien plus qualifié qu'elle. Ne voyait-il pas qu'il n'avait face à elle qu'une simple et frêle jeune fille ?

– Je ferai tout mon possible pour Cassandre…

Elle ne comprenait pas le rapport avec Avdeï. Vraiment pas. C'était d'elle dont il s'agissait, pas de son frère. Une manière comme une autre de la déstabiliser ? Elle se contint cependant, cette phrase sibylline ne lui plaisait pas, toujours pas.

– Pardonnez-moi mais… Qu'est-ce que mon frère a à voir là-dedans ? questionna-t-elle, curieuse et impatiente, il est grand, n'a plus besoin de moi, et ne sera en rien une barrière entre mon travail et Cassandre.

Oui, Avdeï n'avait plus besoin d'elle. Cela lui faisait mal de le reconnaître mais c'était la vérité. Il était de plus en plus fuyant avec elle, pendant que Saskia, elle, ne cessait de se demander si elle avait eu raison ou non de passer ce contrat de manière à satisfaire son égoïsme. La réponse lui apparaissait un peu plus chaque jour, et elle lui faisait mal, cette réponse.

Le Vassili et sa répartie commençaient vraiment à l'agacer. Elle devait se contenir, bientôt cette épreuve serait finie. Elle se demandait ce qui était pire entre une Ombre et ce majordome. Elle réprima un sourire car la réponse était déjà toute faite dans son esprit.
Pour Saskia, Cassandre restait une Dame. C'était déjà beaucoup. Elle n'avait pas le titre de Princesse, si ? Alors quoi ? Le simple nom de Cartier la plaçait au-dessus de tout le monde ? C'était partout pareil, le même schéma se répétait inlassablement d'une famille bourgeoise à une autre. Pour eux, Cassandre était leur héritière, leur fille privilégiée, celle au-dessus du monde entier. Sûrement la même chose chez la Nightray. À force, elle s'y habituerait.

Tout ce que lui répétait Vassili, elle le savait déjà. Soit de la part de Cassandre, soit de lui-même, un peu plus tôt dans la conversation. Pour le moment, elle n'avait fait aucun faux pas, aussi Saskia choisit-elle de se taire le temps que la pupille et le majordome conversent, nouvelle joute verbale écourtée et, remportée par l'homme cette fois-ci, lui semblait-il. Si même l'albinos s'inclinait, qu'y pouvait-elle, elle, Saskia ?

Mais pour elle, le débat concernant Avdeï était clos. Mais pas pour le majordome visiblement. Que souhaitait-il entendre, qu'essayait-il de lui faire dire ? Qu'elle ferait passer sa famille au second plan au profit de la famille Cartier ?

– Hé bien… Je m'accoutumerai selon la situation, je crois.

Mais pour le moment son frère était bien portant alors merde ! Dommage qu'elle ait laissé son doute imprégner ses paroles et son hésitation se faire ressentir, il allait falloir qu'elle fasse un effort et soit plus convaincante que cela. Elle croisa le regard de Cassandre, y cherchant un quelconque réconfort, la force de dire ce que ce majordome borné souhaitait entendre. Elle avait eu raison de le comparer à un rapace. En plus d'en avoir les traits, il agissait comme tel. Depuis le début de cet entretien – ou interrogatoire – il n'avait cessé de l'épier, de l'acculer pour l'avoir enfin à sa merci. Décidément, la haute aristocratie était très douée pour parvenir à ses fins. Même si elle pliait face à la volonté de cet individu, elle espérait que Cassandre ne serait pas aussi présomptueuse et lui laisserait un regain de liberté.

– Je serai toute entière dévouée à la famille Cartier.

Et elle baissa le regard et inclina la tête. Ça y est, elle était vaincue, elle ne s'était pas défendue bien longtemps. Elle vendait son frère contre un emploi, c'était ainsi qu'elle l'interprétait. Elle espérait que pareille situation ne se présenterait jamais, devoir honorer sa parole auprès de Cassandre la rongerait. Mais si tel était son rôle à jouer, elle s'y emploierait.

Elle redressa la tête alors qu'un profond vide l'envahissait dans son cœur. C'était une trahison vis à vis d'Avdeï, c'était intolérable et pourtant elle ne pouvait que s'y résoudre sans ciller. Le majordome paraissait bien aimer les hypothèses et parier sur l'avenir. Ce n'était pas son genre, à elle. Elle pouvait malgré tout comprendre qu'il souhaitait le meilleur pour sa protégée mais aux dépends d'autrui ?

Une nouvelle joute verbale eut lieu entre Cassandre et son majordome. Plus féroce et impitoyable que précédemment, s'il y avait un protocole de bienséance ou du langage à respecter, nul doute que l'albinos s'en était déjà écartée. Son langage fleuri avait tout pour déplaire à Vassili et Saskia eut conformation que la demoiselle pour qui elle allait œuvrer ne faisait pas partie de ces êtres ennuyeux, faisant toujours attention aux mots qu'ils employaient pour ne pas froisser autrui. Non, elle, c'était même tout le contraire. Cela la rassurait davantage.

Alors que le silence s'éternisait, le majordome remonta une nouvelle fois ses lunettes sur son nez, geste qui commençait à devenir un tic. Comment l'interpréter ? Une victoire, même minime, de la part de la Russe ? C'était la seconde fois déjà depuis le début de l'échange. La demoiselle laissait ses mains dans son dos, l'une contre l'autre, alors qu'elle attendait la sentence venir. Une sentence qui n'en était pas une, au contraire. Elle qui ne savait plus sur quel pied danser comprit que c'était gagné, ou presque, tout cela accompagné d'un clin d’œil de sa future employeuse.

– Heu oui... J'aimerais connaître les horaires auxquelles je serais soumises, hors dîners mondains bien évidemment, ainsi que savoir à quoi ressemble une journée type de Mademoiselle Cassandre...

Elle aurait bien aimé discuter aussi argent mais elle se doutait que ce sujet ne viendrait que plus tard, peut-être même ne serait-il pas abordé de la journée et ne connaîtrait-elle le montant de son salaire qu'une fois le contrat signé et en main. Alors pour le moment, elle se contenterait de ces banalités. Avoir un emploi du temps type façon collège de Cassandre ne l'aurait pas dérangée, vraiment pas. La Moscovite se doutait que chaque jour ne pouvait être identique pour l'albinos. Un peu plus tôt, le majordome lui avait parlé des différents cours de Cassandre, elle imaginait mal la demoiselle ne suivre que le même programme toute une semaine, tout un mois, toute une année.

Si elle avait d'autres questions qui n'avaient rien de mieux à faire que de naître après cet entretien, elle pourrait toujours les confier à Cassandre qui, elle au moins, ne la jugerait pas à la manière de cet homme qui l'effrayait un peu. Son ton paraissait être redescendu d'une octave, moins menaçant peut-être, un peu comme s'il délaissait peu à peu sur son bureau de bois son côté inquisiteur. Il n'avait guère plus besoin de soumettre Saskia à la Question, c'en était fini d'elle. Elle avait survécu à cet entretien angoissant et n'avait plus qu'une hâte : quitter cette pièce qui lui faisait froid dans le dos.

Les horaires, Saskia se doutait bien qu'ils étaient variables selon le jour et qu'il fallait s'adapter selon les besoins et envies de la princesse à gérer. Au fond d'elle, Saskia avait hâte d'avoir un avant-goût du travail de Dame de Compagnie. Elle était curieuse de nature et c'était cette même curiosité qui la poussait toujours vers l'avant. Elle écouta les différentes conditions, précisant ce que le majordome ou Cassandre avaient déjà dit.

Il ne lui restait plus qu'à signer le contrat et tout serait officialisé. Malheureusement, ce n'était qu'un bout de papier qui pouvait être déchiré à tout moment. Cette feuille ne garantirait en rien sa place définitive dans la famille Cartier, au moindre faux pas elle risquait d'être évincée sans même avoir le temps de s'expliquer. Une foule de prétendantes au poste sagement préparée par Vassili devait déjà être toute prête, au cas où. Mais il n'y aurait pas besoin de cela, non vraiment pas, la demoiselle savait se tenir et les incidents, quels qu'ils soient, seraient évités.

– Je me plierai à ces conditions, Monsieur. Merci.

Déjà, l'albinos redescendait de son siège improvisé avant de déposer un baiser sur la joue de l'homme. Il en fallait peu pour l'attendrir. Derrière ce cœur froid se cachait un être tendre, se pliant aux volontés de Cassandre. Une chance pour Saskia. Cette dernière salua brièvement le majordome avant de se laisser entraîner par la bourgeoise vers le hall d'entrée puis la sortie. Le grand air la frappa de plein fouet, le contraste était limpide entre le bureau chic et élégant tout en sobriété du majordome et ce jardin à la française à la régularité parfaite.

– C'est beau...

La demoiselle avait le sentiment de se balader dans des jardins surnaturels, propriétés des dieux. Elle n'avait jamais vu chose semblable. Les buissons le long des allées formaient des murs à part entière, chemins symétriques dont la beauté totale ne pouvait s'admirer pleinement qu'avec du recul pour avoir une vue complète et panoramique sur les jardins. Là, Saskia n'avait droit qu'à un avant-goût de l'immense et majestueuse beauté qui resplendissait en ces lieux saints. La vue, et les odeurs qui remuaient sous son nez, lui avaient presque fait oublier l'entretien précédent. Presque car il en fallait plus pour oublier Vassili et son regard de rapace à vous en transpercer l'échine.

– J'ai été bien ?

Elle avait besoin d'être rassurée après pareille épreuve. Alors que leurs pas s'imprimaient de manière sonore sur les graviers répandus sur les allées que les demoiselles empruntaient pendant que le soleil du printemps caressait leurs dos, Saskia tentait de débriefer en son for intérieur l'épisode précédent. Elle avait été actrice à part entière de cette scène et ne possédait pas un regard suffisamment neutre pour obtenir le recul nécessaire. Cassandre, à son tour, avait joué à la fois l'alliée en sa compagnie, et celle qui avait tenu tête à Vassili. Un rôle quelque peu tronqué et faussé depuis le début car leurs rapports amicaux avaient joué en sa faveur, une bien belle chose pour Saskia. Au fond, la réussite ou l'échec de cet entretien n'aurait pu tenir qu'à Saskia, il n'y avait pas d'autre issue.

Rien d'étonnant à ce que Cassandre se considère comme une princesse, une vraie, avec un jardin pareil. Saskia ne connaissait pas la différence entre un jardin à la française et l'autre, à l'anglaise, que paraissait regretter l'albinos. Pour la Russe, tout n'était qu'une agréable agencement de buissons et de fleurs. Tant que les yeux se régalaient autant que ses narines, cela avait tout pour lui plaire. Ici, tout était carré, aucune irrégularité ne filtrait sous son regard inexpérimenté. L'entretien devait être un travail titanesque.

Parler russe auprès de sa Dame de Compagnie allait finir par une habitude. Aussi, Saskia se plia-t-elle à cette habitude, reprenant sa langue natale pour la suite de sa logorrhée :

– ''Je suis désolée si j'ai volé le travail d'une autre, ce n'était pas mon intention à la base...'' admit-elle, ''j'ai l'impression que tout le monde est obligé de jouer un rôle chez les mondains... Vassili en majordome méchant autoritaire, moi en Dame de Compagnie maintenant et toi, en princesse !''

Elle ne faisait qu'énoncer à voix haute ce qu'elle avait déjà ressassé dans un recoin de son crâne. Depuis son enfance à Moscou, depuis sa rencontre la veille avec Cassandre et cette théorie n'avait pu que se renforcer davantage face à Vassili et aux aveux soudains de la Seraph concernant son véritable caractère. Elle ignorait les liens qui les unissaient, le temps qu'ils avaient passé à se côtoyer mais nul doute que leur affection, l'un pour l'autre, n'était pas à négliger.

– ''Je veux bien voir la volière... Tu vas rire mais... J'ai peur des chevaux...''

Cela risquait d'être problématique. S'il y avait écurie, cela signifiait que Cassandre savait et aimait monter à cheval, activité bourgeoise par excellence. S'il y avait balade à cheval, elle devrait l'accompagner. À cheval. Mais avec sa phobie des équidés, cela risquait de poser problème. Un gros problème même. Elle se doutait qu'il allait falloir qu'elle dépasse au plus vite cette peur, qu'elle la transcende pour que cela ne soit plus qu'un mauvais souvenir.

– ''Et je suppose que tu montes à cheval ?''

Elle posait la question alors qu'elle connaissait déjà la réponse, du moins s'en doutait-elle. Pourquoi quand des gens avaient peur des araignées ou des insectes, ou même des rats, avait-elle, pauvre malheureuse, hérité d'une phobie aussi stupide que la sienne ? Les chevaux. C'en serait presque comique. Etait-ce les yeux des canassons qui la figeaient ? Ces yeux énormes et globuleux presque malsains ? Ou la taille démesurée des bêtes qui la hantait ? Rien que grimper sur le dos de ces bestioles était une épreuve, alors tenir dessus une fois l'animal en marche, pire, au galop, c'était hors de question !

Saskia avait déjà bien compris au contact de Vassili que l'honneur de la famille Cartier était d'une grande importance à ses yeux ainsi qu'à tous. Elle se doutait qu'en tant que nouvelle dans ce noyau familial, elle serait sujette à énormément de pression de la part du majordome. La famille de Cassandre lui imposerait-elle une pression similaire ? Elle verrait bien en temps venu. Pour le moment, rien ne comptait plus que cette agréable promenade.

Elle était heureuse de voir que Cassandre ne la jugeait pas concernant sa phobie étrange. Chaque être possédait ses forces et ses faiblesses. L'une des peurs de Saskia se manifestait à travers les équidés. C'était peu banal mais elle n'était sûrement pas la seule à se retrouver tétanisée à l'approche d'un cheval.

– ''C'est que… D'habitude, les gens ont plus peur des rats ou des araignées… Ce genre de choses. Les chevaux, c'est pas vraiment le truc le plus effrayant dans l'imaginaire collectif.''

Il fallait de tout pour faire un monde ! La suite ne l'étonna qu'à peine cependant. Cassandre qui n'aurait pas su monter à cheval, cela aurait été une grande faute de goût et un préjudice notable pour la famille Cartier. La Russe ne savait pas que certaines personnes se déplaçaient encore en calèche, elle croyait ce privilège réservé aux touristes désireux d'emprunter ce type de moyen de transport ou à des personnes royales comme en Angleterre.

– ''Peut-être que je me laisserai tenter… À l'occasion.''

Mais pas maintenant, encore moins aujourd'hui. L’heure était à la découverte de la volière et après une assez grande marche, marche qui l'interloqua de par sa longueur. Dans un jardin normal, on aurait vite fait le tour des lieux. Mais ici, cela n'avait rien d'un jardin normal, Saskia commençait à le comprendre.
La volière se déployait devant elle, fourmillant d'un nombre de rapaces assez important. Les oiseaux volaient avec grâce alors que déjà Cassandre mettait en garde Saskia contre d'éventuels imprévus. Rien de désagréable, elle risquait juste d'avoir une prise de bec avec un faucon ou deux. Quelle joie.

– ''Quand tu parlais d'une volière j’imaginais quelque chose de plus… de moins… Grand ? rigola-t-elle, faut croire que c'est toujours dans le grandiose chez les Cartier !''

Et dans l'excès. Etait-il seulement permis de posséder des oiseaux pareils ? Saskia n'avait pu en apercevoir qu'en liberté, des petits faucons, le long des routes. Et encore. Ces bêtes se dérobaient à la vue des Hommes. Là, elle pouvait les observer à loisir. Les ailes battaient l'air, certaines bêtes allant jusqu'à frôler l'albinos sans que cette dernière ne s'arrache à son sourire neuf et brillant qui resplendissait sur son visage.

– ''Ils sont dressés pour t'obéir ?''

Elle se rappelait, enfant, avoir vu des reportages sur des zoos ou des parcs mettant en scène des fauconniers et leurs oiseaux respectifs. Même si l'animal était dressé, personne ne pouvait contrôler pleinement ce dernier et l'oiseau de proie restait avant tout une bête sauvage. Il en était ainsi pour tous les animaux.

Les différentes espèces ne se volaient pas dans les plumes et paraissaient cohabiter avec la plus grande harmonie possible, donnant presque des leçons de civilités et d'humanités aux personnes présentes. Ah si seulement les Seraphs et les Nephils pouvaient être un peu plus comme ces piafs, le monde serait moins triste !

Pour l'heure, Saskia ignorait encore si Cassandre disait vrai. La Russe était toute entière absorbée par le spectacle d'oiseaux qui se déroulait sous ses yeux pendant qu'elle écoutait les informations complémentaires de l'albinos. Il lui paraissait étrange que Cassandre, si jeune, soit déjà maîtresse d'un domaine à sa manière. Pas du domaine Cartier mais d'une volière plus grande que dans n'importe quel squat dans lequel la junkie avait vécu jusqu'à présent, plus grande encore que l'appartement de John dans lequel elle logeait actuellement pour une durée indéterminée. Sûrement était-ce un bon exercice pour préparer cette héritière à reprendre le domaine familial. Les oiseaux d'abord, les affaires importantes ensuite. C'était une étrange progression mais parfaitement logique.

– ''Ta volière est quand même plus grand que mon appartement et on est que deux à vivre dedans contre des centaines d'oiseaux ici... Quand t'as un caprice, tu vois les choses en grand, vraiment !''

Ce n'était pas un reproche, juste une remarque glissée sur le ton de l'humour. Il était normal que des oiseaux sauvages aient un plus grand espace que celui de la Choisie et de son frère réunis. Après tout, eux étaient libres d'aller où bon leur semblait, au contraire de ces animaux apprivoisés, pour reprendre le terme exact. Leur liberté commençait et s'arrêtait entre ces murs. Ils n'avaient pas la chance de pouvoir voleter jusqu'au bureau de Vassili pour déposer une fiente ou deux sur le crâne garni du monsieur, ni même la chance de pouvoir découvrir le quartier Sud et ses nombreux junkies. Pauvres oiseaux.

Au moins Cassandre ne manquait-elle pas de ressources pour se faire accepter par ses protégés. Saskia, au contraire, était une parfaite étrangère pour tous ces oiseaux inconnus. Une ombre se profila au-dessus d'eux, énorme d'abord puis bien plus fine et petite au fur et à mesure qu'elle se rapprochait du sol. Bras tendu à la manière d'un perchoir, l'animal se posa dessus, appelé uniquement par un bref sifflement de la part de Cassandre. Quelques mots,quelques phrases, et les présentations furent faîtes.

– ''Bonjour Plum, contente de te rencontrer,'' se réjouit-elle tout en grattouillant la tête douce et emplumée du volatile conformément aux conseils de Cassandre, ''moi c'est Saskia, y a des chances pour que tu me vois de temps à autre accompagner Cassandre alors pas la peine de prendre peur si tu me vois, d'accord ?''

Pas la peine non plus de l'accueillir à coup de fientes. Elle se méfiait de ces animaux, imprévisibles et de nature sauvage, et préférait éviter les mauvaises surprises. Si en plus de se faire accepter par la famille Cartier elle devait obtenir la bénédiction de tous les volatiles présents aujourd'hui, elle n'en finirait jamais.

– ''Ils doivent se faire un peu chier en cage quand même, non ?''

Comment ça elle devait surveiller son langage ? Pas du tout. Avec Cassandre, elle avait le droit d'être elle-même et de parfaitement compatir au manque de libertés de ces oiseaux de proie. Vivre dans une prison, aussi belle et dorée que celle-là, n'était rien face à la vie que les frères et sœurs de tout ce petit monde menait dans les grands espaces.

Un territoire réduit aurait amené une guerre d'oiseaux. C'était un raisonnement logique. Mais même la plus belle et la plus grande des prisons n'était rien face à la liberté perdue de ces volatiles. Mais c'était ainsi, les zoos fonctionnaient de la sorte et continueraient encore bien après la mort de Saskia. Les visiteurs aimaient à admirer des animaux sauvages impossibles à approcher dans leur milieu d'origine. Halte aux conclusions hâtives ;  la volière de Cassandre n'avait rien d'un zoo aérien, loin de là !

La Russe écouta les conseils de l'albinos, la laissant guider son doigt avant d'observer l'effet produit sur Plum ; il paraissait rire à sa manière. Les humains n'étaient pas les seuls à être chatouilleux, les animaux aussi. Aussitôt passé ce privilège avec l'oiseau, la Seraph tendait son bras pour permettre au faucon de reprendre son envol et de disparaître parmi ses pairs. Quelques gouttes de sang transperçaient la peau blanche de porcelaine de la jeune fille.

– ''Tu devrais pas porter un gant pour éviter ce genre de blessures ?''

Mais ce n'était pas bien profond. Rien à voir avec des griffures d'Ombres, loin de là ! À côté, ces quelques traînées rougeâtres faisaient pâle figure ! Si seulement les ennemies communes aux Nephils et aux Seraphs n'étaient capables que de simples griffures comme celles-là, la vocation de contractant serait bien plus simple ! Ce n'était qu'un doux rêve. Même les Ombres les plus faibles aux yeux des contractants les plus puissants étaient capables de tuer avec leurs griffes rompues aux combats.

– ''Et quand tu les lâches, ils reviennent ? Parce que d'un côté, la tentation d'être enfin libre doit être grande mais de l'autre, s'ils ont toujours vécu en captivité, ça doit être compliqué pour eux de se réintégrer à la vie sauvage, non ?''

Ces oiseaux étaient princes et rois à leur manière dans cette volière. Mais sitôt sortis de celle-ci, ils se devaient de se nourrir par leurs propres moyens, ne pouvant plus compter sur les soigneurs ou Cassandre. Quelle drôle de vie que celle-là. C'était un cercle vicieux dans lequel ils grandissaient ; petits, ils s'apprivoisaient au point de côtoyer l'Homme et d'en faire un allié pour mieux être nourri. Toutefois, une fois lâchés dans la vie sauvage, retrouver l'instinct de plusieurs générations devait être ardu et la mort devait en attendre plus d'un.

– ''Ça va te faire vide sans les grands oiseaux...''

Une simple constatation. Même si les faucons étaient impressionnants, les autres, les volatiles plus imposants, inspiraient le respect et parfois un peu la crainte aussi. Saskia n'avait pu qu'être émerveillée face à ces géants du ciel qui planaient au-dessus de son crâne sans même se soucier de son existence. Même les oiseaux réussissaient à être snob parfois.

Le dévouement et la dévotion de Cassandre lui allaient droit au cœur. Oui, cette dernière avait dû se battre pour espérer que la Russe soit acceptée comme la nouvelle Dame de Compagnie. Malheureusement, le contrat n'était pas encore signé et elle craignait un mauvais coup de la part de Vassili ou de la famille Cartier. Une mauvaise surprise en somme.

– ''Vivement que ça soit écrit noir sur blanc, je serai déjà plus rassurée... J'ai l'impression que Vassili n'attend qu'une occasion pour me faire remplacer par une autre !''

Une autre correspondant davantage à ses critères. Bien sûr, elle avait tu nombre de ses détails concernant sa vie, et pas seulement concernant sa Nature qui n'appartenait qu'à elle et aux Seraphs. Elle était une junkie, en passe de se sevrer définitivement bien sûr, mais il était parfois difficile de balayer totalement les fantômes du passé, elle en savait quelque chose.

L'analogie entre l'écharpe et le gant était sympathique à Saskia. Malheureusement, vu sa vie passée, la demoiselle avait eu l’habitude de souvent conserver son écharpe, tant en intérieur dans des squats misérables qu'en extérieur. Aussi ne répondit-elle pas.

– "Les gens chassent les oiseaux de proie ? Ils ont de drôles de coutumes, ici."

Les chasser pour les manger ensuite ? Cela devait avoir un drôle de goût. De toute façon, la Russe aurait le sentiment de commettre un  sacrilège si elle venait à prendre l'un de ces rapaces pour un simple poulet. On ne mange pas les géants du ciel, jamais.

Déjà, le duo revenait sur ses pas, faisant marche arrière pour retraverser les trois sas car Vassili venait de prévenir Cassandre que ça y était, il les attendait. La perspective d'un nouvel entretien ne plaisait guère à la Seraph mais elle n'avait pas le choix. Après tout, ce ne serait qu'une simple signature puis elle pourrait partir peut-être à nouveau à la visite du manoir. Connaître l'itinéraire jusqu'à la volière, c'était bien gentil, mais ce n'était sûrement pas le lieu le plus utile pour son futur travail de Dame de Compagnie.

– ''Je te suis ! De toute façon, je crois que je serais encore incapable de retrouver mon chemin toute seule dans ce labyrinthe...''

Oui, c'était le mot. Un dédale végétal dans lequel elles s'enfonçaient. Les cris perçants des oiseaux lui parvenaient dans son dos, elle n'emportait avec elle que le souvenir de Plum. Elle n'aurait pas été contre rester un peu plus auprès du volatile, sa compagnie était bien plus agréable que celle de Vassili mais ressasser de la sorte était inutile. Saskia agrippa ce bras que lui tendait Cassandre, à les voir ainsi, elles avaient l'air de deux amies ou deux sœurs en simple promenade, à aucun moment un inconnu ne pourrait se douter que leur rencontre ne datait que de la veille.

– ''Je savais pas que marcher bras dessus bras dessous faisait partie du rôle des Dames de Compagnie,'' rigola-t-elle, ''enfin, j'ai encore pas mal de trucs à apprendre sur le sujet, je crois.''

Existait-il des livres pour apprendre à devenir Dame de Compagnie ? La demoiselle avait des doutes. Il lui faudrait d'abord marcher dans les pas de Cassandre, l'écouter pour tenter d'anticiper ses besoins et ses envies. Être là en permanence pour elle. C'était un drôle de travail que celui-là, elle avait presque l'impression de mettre les pieds dans une nouvelle famille.

Le manoir se rapprochait dangereusement des deux filles, à moins que cela ne soit l'inverse. La Choisie poussa un bref soupir, elle savait ce que cela signifiait, le temps de la détente en compagnie des oiseaux était fini, elle aussi devait reprendre son rôle sérieux de futur Dame de Compagnie pour faire à nouveau face au Majordome.

Il faut croire que Saskia n'était pas bien évoluée pour en être restée au point où les chasseurs ne tuaient que pour se nourrir. Certains le faisaient seulement pour le plaisir de la chasse et de la mise à mort, exactement comme les Seraphs et les Nephils. Qu'il était perturbant de toujours finir par ramener le tout à ce sujet terriblement délicat ! Ce serait son lieu commun désormais, faire des comparaisons entre ce qu'elle voyait, l'humanité des uns, et ce qui se dissimulait sous cette même humanité, Seraphs ou Nephils.

Il lui restait tant à apprendre mais chaque chose en son temps. Elle avait souhaité que Cassandre lui donne des cours pour parfaire son anglais mais elle se révélerait professeur improvisé dans d'autres domaines, il n'y avait aucun doute là-dessus. Ce serait elle qui la guiderait au tout début, lui évitant un affront synonyme de renvoi. Elle n'avait pas même signé le contrat que déjà elle anticipait le pire. Il allait falloir qu'elle soit positive, bien plus.

Alors que les deux filles pénétraient l'imposant bâtiment, un homme se détacha du lot pour les guider jusqu'au bureau de Vassili. Etait-ce vraiment nécessaire, ce pantin de bonne foi et de bonne volonté ? Elle se doutait que Cassandre était assez grande pour retrouver son propre chemin, surtout dans cette demeure qui était sienne. La pièce lui glissa un frisson, elle avait hâte de repartir et guetta l'échange entre l'albinos et le Majordome, restant silencieuse pendant quelques instants alors que la question du contrat était abordé. Un mois d'essai, Cassandre le lui avait déjà dit. Ainsi, elle verrait bien si elle était faîte ou non pour cette autre vie. Déjà qu'elle se devait de s'habituer à son quotidien de Seraph et aux dangers qui la guettaient par tous les horizons depuis son contrat avec Kyu, passer un nouveau contrat, humain, cette fois-ci, lui semblait assez cocasse. La vie n'était qu'un ramassis de papiers signés et datés.

Papier en main, elle tenta de parcourir le précieux sésame. Heureusement que Vassili et Cassandre lui avaient déjà fait un bon résumé de l'ensemble des points cités dans cette feuille, sans quoi elle aurait passé tant de temps à tenter de déchiffrer ce satané alphabet latin qu'elle aurait perdu en crédibilité !

– Je pourrais avoir un stylo, s'il vous plaît ?

C'était bon, elle allait signer. Et cette fois-ci, elle ne vendait pas son diable à une créature quelconque, elle n'engageait pas sa vie dans un destin aléatoire, elle ne faisait que vivre un événement purement banal pour le plus simple de tous les humains ! Son premier emploi ! Ce n'était pas rien. Son premier emploi légal, faudrait-il préciser !

– Je signe où ?

Il y avait plusieurs feuilles, hors de question qu'elle perde son temps avec toute cette paperasse ! Peut-être aurait-elle dû prendre de lire les petits caractères ? Non, elle n'avait qu'une hâte, quitter à nouveau ce bureau qui ne lui inspirait pas confiance et s'éloignait de l’œil vautour de Vassili. Elle n'avait rien contre les rapaces mais préférait ceux qui étaient sous contrôle permanent, exactement comme Plum.

Sitôt demandé, sitôt obtenu. Déjà Cassandre tendait un bien beau stylo à Saskia, orné d'un aigle, elle ne perdit pas de temps et signa chacune des feuilles des trois exemplaires. Cela en faisait du papier, il faut croire que la famille Cartier ne pensait pas grandement aux arbres sacrifiés pour ces formalités qui l'ennuyaient ! Il serait bien mal aisé de sa part de se sentir l'âme écologique aujourd'hui.

La dernière signature apposée, le dernier document marqué de sa main et ça y était. Elle était enfin engagée, pour de bon. Aucun obstacle ne s'était interposé entre elle et ce premier travail qu'elle venait d'obtenir. Cela lui faisait étrange, elle n'en revenait qu'à peine. Il lui faudrait prendre peu à peu ses marques et la perspective de devoir vivre peut-être une rencontre similaire avec le père de Cassandre, pour bien officialiser le tout, lui glissait une nouvelle boule au ventre, un nœud qui disparut bien vite. Chaque chose en son temps.

– Je suis heureuse d'être désormais au service de la famille Cartier.

Et une nouvelle courbette pour bien se faire voir, une ! La demoiselle recula d'un pas puis tendit le stylo à l'albinos. Elle n'avait plus aucune question et n'avait qu'une hâte : sortir de ce grand bureau trop lugubre à son goût.

– Non, aucune question. Ce fut un plaisir, Monsieur.

Elle se serait mal vue se balader en solitaire dans cet immense bâtiment qu'était la demeure des Cartier. À ce jour, elle n'en connaissait que le bureau du majordome et n'avait qu'à peine retenu le chemin pour l'atteindre, tant les allées et les couloirs se ressemblaient. Et le jardin était un véritable labyrinthe qu'elle n'aurait supporté devoir arpenter seule. Malheureusement, viendrait un jour où il lui faudrait se diriger toute seule dans cet immense château aux jardins déconcertants, elle ne pourrait rester dans les pas de Cassandre éternellement.

Elle tourna son regard vers Cassandre qui paraissait être la seule à s'être réellement amusée aujourd'hui. Elle avait pu jouer un sale tour à son majordome et prendre ainsi sa vie en main, effectuer ses propres choix en imposant la personne de Saskia en tant que nouvelle Dame de Compagnie. Maintenant, la Russe n'attendait plus que la Seraph sonne à nouveau l'heure du départ, en quête de la visite du manoir ou peu lui importait, tant que c'était ailleurs qu'ici.

Enfin libre ! Saskia fit mine d'ignorer la légère pique de la part de Vassili. Elle avait bien l’intention de lui montrer qu'elle était là pour longtemps. Elle souhaitait le démontrer à tous. Cassandre n'avait en aucun cas fait une erreur en lui proposant ce poste et, mieux, en l'engageant. Certes, leur Nature commune de Seraph avait joué un grand rôle dans cette histoire, elle se doutait bien qu'en d'autres circonstances, elle n'aurait pu avoir accès à cette fonction. Elle allait presque finir par croire que sa nouvelle vie de Seraph avait tout pour lui plaire.

Les demoiselles s’extraient du bureau. La Russe était soulagée de sentir la porte massive dans son dos, le majordome et son terrible entretien étaient derrière elle. Elle eut un sourire en coin pour Cassandre, symbole de victoire de cette drôle de journée. Le contrat épais toujours en main, elle avait grand besoin de se changer les idées. Elle ignorait encore les habitudes de vie de Cassandre mais passer un peu de temps en sa compagnie serait une excellente manière d'en apprendre un peu plus sur cette dernière.

– Je suis libre comme l'air, ou presque, rigola-t-elle en songeant à son frère toujours au lycée à cette heure, maintenant qu'on a vu les jardins, je serais pas contre voir un peu l'intérieur de ce beau château !

L'intérieur du bureau de Vassili, elle en manquait de souffrir d'overdose tant elle avait dû passer trop de temps à son goût dans ce lieu. Elle souhaitait de la légèreté, de l'imprévu et surtout satisfaire sa curiosité ! Malheureusement, elle n'était pas chez elle et ne pouvait pas se permettre d'aller où bon lui semblait sans autorisation. Elle se serait vite perdue, si tel était le cas.

– Pourquoi pas ta chambre ? Ou une autre pièce que tu affectionnes, moi tant qu'on retourne pas dans le bureau de Vassili, tout me va !

La demoiselle se rappelait que l'albinos lui avait proposé de découvrir cette pièce quand il avait été question de choisir entre l'extérieur ou l'intérieur. La curiosité et l'envie de voir des oiseaux de proie avait primé sur celle de rester cloîtrée. Elle n'avait en aucun cas regretté son choix, saisie qu'elle avait été à la fois par la beauté des jardins et la féerie de la volière. Oui, elle avait l'impression de se déplacer au sein d'un rêve qui n'était pas le sien, un véritable conte de fées dans lequel elle ne pouvait avoir sa place. Pourtant, les documents signés étaient bien là pour hurler sa légitimité.

Tout en suivant Cassandre, Saskia tentait de retenir le chemin qu'empruntait son guide du jour. Pour le moment, ce n'était pas bien compliqué. Avaler des marches, encore et encore. Cet escalier était-il sans fin ? De l'extérieur, la demeure s'élevait à plusieurs mètres de hauteur, aussi fut-elle soulagée de voir que cela s'arrêtait au troisième étage. Les pas dans ceux de l'albinos, elle la suivait tout en jetant un coup d’œil indiscret vers les quelques portes entrouvertes. Dans une pièce, elle put apercevoir des rangées de livres, dans une autre un mobilier n'attendant plus qu'à recevoir des invités et, enfin, la chambre de Cassandre. Elle ouvrit la porte avant de laisser la Russe pénétrer à l'intérieur pour bien s'imprégner de la beauté des lieux.

– Oh c'est très joli ! Ça n'a rien à voir avec le bureau de Vassili ici, niveau déco' !

Nouvelle pique à l'intention du majordome. Il n'était pas là alors la Russe pouvait s'en donner à cœur joie. Elle ne se serait pas permise de tenir un tel langage en sa présence, c'était indéniable.

Elle se déplaça dans cette chambre aussi grande que son appartement, si ce n'est plus. Tout était parfaitement rangé, au contraire de chez elle. Si dans son appartement du quartier Sud traînaient des vêtements soit sur le lit, soit sur le sol à défaut défaut d'avoir une grande armoire pour ranger le tout, se contentant de simples tiroirs, c'était tout autre ici. Cela respirait la propreté et la classe. Il suffisait d'observer cette pièce pour avoir en estime Cassandre, cette pièce en disait long sur sa personnalité.

Cassandre avait déjà ouvert en grand la fenêtre pour aérer la pièce, semblait-il à Saskia. Il lui suffit de quelques pas et d'apercevoir le vide et ce sur quoi ses yeux se penchaient pour apercevoir au loin la volière qu'elles avaient quitté un peu plus tôt.

– T'es jamais loin de tes oiseaux !

Elle avait toujours un œil sur eux. Soit en étant auprès d'elle, soit en les épiant depuis sa fenêtre. La demoiselle s'éloigna de la fenêtre pour arpenter un peu plus la chambre.

– Va pour un peu de musique.

Une porte baillait, légèrement entrouverte. La demoiselle se permit de la pousser pour voir ce sur quoi elle donnait. Un immense dressing se dévoila alors, des tenues différentes pendant à des cintres. D'un côté des robes et jupes, un coin était réservé aux chaussures, un autre aux sacs à main. C'était un véritable paradis de la mode ici !

– Je suis sûre que y a plein de fringues que t'as jamais eu l'occasion de mettre tellement t'en as, rigola-t-elle, enfin, si jamais t'as besoin de te débarrasser, je suis prête à te rendre ce service !

Bien sûr, elle avait dit tout cela sur le ton de l'humour. Elle referma la porte vers l'antre sacrée du textile. Elle s'était arrogée le droit de jeter un œil discret, mieux d'épier en toute liberté sous le regard de Cassandre et elle se doutait qu'un comportement de la sorte n'était pas attendue d'une Dame de Compagnie. Elle ignorait encore quels étaient ses droits, ce qu'elle se pouvait se permettre de faire ou non mais finirait bien par apprendre avec le temps.

Une fontaine d'intérieur ? Elle et Cassandre n'appartenaient pas aux mêmes mondes, c'était officiel. Mais elle devait reconnaître que la chambre était joliment décorée, avec un certain goût qui faisait plaisir à voir.

– T'aurais dû te lancer dans la déco' d'intérieur, ça te réussit bien !

Oui, la demoiselle utilisait le conditionnel car elle se doutait bien que depuis sa naissance, des choix, elle n'avait pas dû en faire souvent. Le seul choix qu'elle avait pu faire récemment, c'était imposer sa nouvelle Dame de Compagnie, et ce peu importait l'avis des autres au domaine Cartier. Sa double-vie de Seraph devait lui faire un bien fou et lui permettre de s'exprimer à sa manière, bien que soumise à une hiérarchie différente et complexe mais au moins pouvait-elle faire ses propres choix, exactement comme lors de son contrat.

– T'es pas libre d'aller où tu veux, quand tu veux même chez toi ? T'as passé l'âge des chaperons, pourtant.

Cassandre devait avoir quelques années de plus qu'elle, il était évident jusqu'à cet instant que l'albinos était libre comme l'air. Mais au lieu de cela, ils préféraient la tenir enfermée, exactement comme un oiseau en cage. Au moins Saskia tenait-elle toujours sa liberté dans le creux de ses mains. Alors certes, elle ne possédait aucun dressing, ni même aucun manoir mais sa vie simple et banale lui suffisait parfaitement.

La Russe tira la commode pour piocher un CD pouvant satisfaire à la fois ses goûts et ceux de la Seraph. Malheureusement, elle ne connaissait pas ces derniers. Le tiroir était bien garni mais là encore, tout était parfaitement bien rangé par genres cette fois-ci. Elle fit défiler les boîtiers sous ses doigts agiles avant d'en extraire un enfin. Elle avait bien besoin d'un peu de calme après cette journée mouvementée, aussi son choix s'était-il porté sur un album de Ludivico Einaudi. Elle sortit avec précaution le CD de sa boîte avant de l'insérer dans la chaîne. Aussitôt, le piano du compositeur se déploya pour prendre peu à peu possession de l'ensemble de la pièce et charmer la demoiselle. Cela faisait longtemps, lui semblait-il, qu'elle n'avait pu entendre musique aussi douce. C'était comme laisser ses oreilles reposer sur du duvet d'oie.

– Tu imagines un concert en live de ce type ? Ça doit être quelque chose...

Mais Palema était une ville trop insignifiante pour recevoir pareille personnalité. Autant que Trey Parker et Matt Stone soient présents à une simple convention, c'était tout à fait normal, mais qu'un pianiste aussi réputé que Ludivico Einaudi se déplace ici, cela lui paraissait bien plus improbable. En attendant, elle se consolait avec les CDs. Pauvre Cassandre qui devait endurer ce concert de piano du grand compositeur.

– J'ai pas l'intention de te faire d'ombre, tu sais bien, et puis j'en serais incapable !

Elle n'avait pas tort. Cassandre possédait une classe certaine innée que Saskia n'aurait jamais, même avec tous les efforts du monde. Mais cela lui allait très bien comme ça. Son rôle n'était-il pas d'être l'ombre de Cassandre, au contraire, plutôt que de lui en faire ? Elle n'avait rien à craindre à ce sujet.

L'analogie entre Cassandre et les rapaces était évidente. La demoiselle se contentant de hocher simplement la tête. Elle ne comprenait pas pourquoi tant de mesures étaient prises pour Cassandre. Certes, elle était la digne héritière d'une fortune familiale et son mariage représentait beaucoup aux yeux de ses parents mais la Russe, elle, avait le sentiment que Cassandre était traité comme un bijou qu'il fallait préserver de toutes les intempéries, de la moindre rayure, au point de le préférer dans un écrin plutôt qu'autour d'un cou. Sa valeur était ainsi gâchée aux yeux de tous, subtilisée et sa beauté ne pouvait éclater en grand public.

– Ils savent bien que tu vas pas t'envoler ! reprit Saskia pour rester dans la métaphore filée, mais t'inquiète pas, on trouvera bien un moyen pour fausser compagnie à tes geôliers, même une fois les portes fermées.

Elle accompagna le tout d'un clin d’œil. Après tout, elles étaient des Seraphs, rien n'était impossible pour elles. Même si Saskia n'était encore qu'une débutante, elle avait bon espoir de pouvoir user de ses pouvoirs au point de se faciliter la vie. Pour la moment, la Rousselka ne lui était pas d'une grande utilité hors combat mais avec du temps, cette dernière deviendrai plus puissante. N'importe quoi tant que Léna ne restait pas la simple adolescente chanteuse qu'elle était. Elle risquait d'être déçue en pensant de la sorte.

– Je préfère te laisser ce rôle-là de princesse, moi, je me sentirai à l'étroit dedans.

Surtout si cela signifiait suivre un régime draconien avec ses entrées et sorties de surveillées. La demoiselle tenait trop à sa liberté pour changer son mode de vie. Sans oublier que les tenues prestigieuses et le maquillage, très peu pour elle. Ses cheveux, elle les appréciait ainsi, hors de question que quiconque ose y toucher, elle était très bien avec ses cheveux longs, même si parfois cela pouvait s'avérer embêtant à entretenir.

– Je serai curieuse de voir comment tu te bats en jupe ou en robe... Moi j'ai pas l'habitude alors j'espère que niveau Ombres, c'est moins fréquenté que dans le quartier Sud dans ton domaine !

Si le quartier Sud était un nid à Ombres suite aux malheurs et  la déchéance de la population, le quartier Nord, au contraire, paraissait préservé de ces nuisibles invisibles aux humains. La question suivante la fit réfléchir quelques instants.

– C'est pas tant le job en lui-même qui m'angoisse mais plus toutes ces bonnes manières qu'il faut avoir à chaque instant, l'impression d'être évaluée en permanence... Ça, ça fout un peu la pression parce que je sens bien qu'au moindre faux pas, y aura pas de seconde chance.

Concernant ce dernier aspect, elle n'en savait véritablement rien et ne faisait qu'émettre son opinion. Il n'y aurait qu'un moyen d'en être sûr mais le mieux serait encore de ne commettre aucune bavure.

Il y avait de tout dans ce domaine, même un maître d'armes à venir. Si Cassandre avait été formée et rompue aux armes depuis son enfance ou du moins son adolescence, elle devait être une combattante chevronnée et réputée chez les Seraphs. La demoiselle ignorait depuis combien de temps elle avait passé son contrat mais il y avait fort à parier que son apprentissage mondain en escrime avait dû lui servir un minimum en combat. Elle en avait bien de la chance. La Russe, elle, avait encore du mal à dompter son arc qui lui paraissait être un animal sauvage qui refusait de se soumettre à sa volonté. Peut-être s'y prenait-elle mal, après tout, mais pour le moment même si tirer elle savait plus ou moins faire, viser, c'était une autre histoire.

– Un maître d'armes ? Ça a dû pas mal t'aider quand tu as obtenu ta propre arme d'âme alors ! Sauf si tu t'es retrouvée avec une arme que tu ne connaissais pas, là ça serait un peu dommage.

La brune ignorait comment les armes étaient choisies. Cela tenait-il seulement du hasard ou Kyu optait-il pour chacun d'entre eux à l'arme représentant au mieux leur âme ou celle qui leur conviendrait le mieux avec le temps ? Dans les deux cas, elle commençait à croire que la créature blanche avait eu tort concernant la sienne. Certes, elle était bien heureuse de pouvoir éviter le combat en restant à distance mais ne pas prendre de coups, c'était bien, réussir à en donner, c'était encore mieux.

– Oh tu sais, je ne suis pas une sauvageonne non plus ! rigola-t-elle, mais je serai pas contre être formée aux règles de ton monde, oui !

Chaque chose en son temps. Elle aurait tout le loisir d'observer les journées, et surtout d'accompagner l'albinos sitôt son premier jour commencé. Pour le moment, elle ne faisait que profiter de cette journée maintenant que l'entretien avec Vassili était définitivement terminé, il ne lui restait plus qu'à entendre que le tout soit officialisé auprès de Monsieur Cartier et ce serait enfin bon. Elle était curieuse de voir ce qui allait suivre.

Mais leur conversation fut interrompue par un domestique entrant avec un riche plateau ; boissons fumantes et mignardises à grignoter. Saskia voulut le remercier mais déjà il repartait sans leur avoir adressé un mot.

– Les gens autour de toi me donnent l'impression d'être des fantômes... On les entend pas, ils obéissent sagement aux ordres puis s'en vont comme si de rien n'était. C'est perturbant... conclut-elle avant de reprendre, tu m'excuseras mais j'ai bien l'intention de ne pas ressembler à ces fantômes-là !

Rien de surprenant en somme. Elle se tairait quand il faudrait puis parlerait en d'autres circonstances. Mais en attendant, elle se saisit d'un des gâteaux qu'elle grignota avant de prendre l'une des deux tasses. Elle y trempa les lèvres pour avaler une gorgée qui lui brûla le palais puis retira la porcelaine à quelques centimètres de son visage.

– Je te cache pas que je préfère le thé au café... La faute à mes origines russes sûrement !

Elle eut un sourire pour Cassandre alors que le premier morceau se terminait, laissant un autre prendre la place du précédent. Le son continuait d'habiter la pièce vaste et majestueuse servant de chambre à Cassandre.

– Ça t'a jamais tenté de partir d'ici, loin de la demeure familiale ? Je suppose que ce château est bien asse grand pour que tu ais davantage tes domestiques sur le dos plutôt que ton père mais... Je sais pas, j'ai l'impression que tu vas quitter l'autorité de ton père pour te retrouver ensuite sous celle de ton fiancé, y a mieux comme indépendance.

Ce schéma lui rappelait bien évidemment la Rome antique et le principe du Pater Familias. Oui, la demoiselle avait eu droit à des cours de latin au collège, du moins à une initiation à la civilisation latine, ce qui expliquait les similarités qu''elle ne pouvait s'empêcher de trouver entre Cassandre et les vieux exemples de ses cours. Le souci était que l'Antiquité était loin derrière elles, c'était au vingt-et-unième siècle qu'elles vivaient après tout.

Ah ben une épéiste. Comme quoi, Kyu ne choisissait pas totalement à l'aveugle les âmes d'armes de ses recrues. Mais pour le moment, l'heure n'était pas à une conversation purement axé sur les Seraphs et leurs armes, aussi Saskia but-elle une nouvelle gorgée de son café qui avait légèrement refroidi, du moins suffisamment pour éviter de lui brûler le palais. Elle ne put s'empêcher de repenser aux domestiques qui avaient préparé ce breuvage, ceux-là même qu'elle avait qualifié de « fantômes » quelques instants plus tôt. Ce n'était pas très poli de sa part mais l'honnêteté était une de ses vertus. Il allait falloir qu'elle apprenne à tenir sa langue si elle souhaitait éviter des ennuis en public en compagnie de Cassandre, un mot de travers et tout pouvait basculer !

– N'empêche que moi ils me font un peu flipper tes domestiques, protocole ou non.

La brune se recentra sur la suite de la conversation. Oh elle n'avait pas été jusqu'à imaginer une fugue, après tout, Cassandre était en âge de vivre de son côté, de prendre son indépendance. Malheureusement, elle portait le nom de Cartier, ce qui la distinguait des destins ordinaires de tout le reste de la peuplade, il allait falloir que Saskia s'y fasse au plus vite.

– Je pensais pas forcément à une fugue, juste à un truc plus... Terre à terre. Comme ton propre appartement ou quelque chose du genre.

Alors il fallait bien avouer que l'idée de vivre dans un appartement alors qu'actuellement l'albinos vivait dans un château ne devait pas beaucoup la tenter, Saskia pouvait le comprendre. Il n'y avait qu'elle pour proposer des idées pareilles, elle et le misérable lotissement dans lequel elle vivait. Elle avait ses habitudes, Cassandre avait les siennes.

– D'ailleurs, tu as fait quoi comme vœu ? Si c'est pas trop indiscret.

Ben oui, elle lui rabâchait que cela l'aidait à avoir une certaine liberté alors avait-elle proféré un souhait dans ce sens-là ? Non parce que devoir seulement combattre des Ombres ou des Seraphs le restant de sa vie, il y avait mieux pour gagner de la liberté. D'ailleurs, pour la Russe, c'était tout le contraire, le contrat ne permettait pas une plus grande liberté, au contraire, il la bridait. Ce n'était pas une vie de devoir filtrer les personnes de son entourage, humains, Seraphs ou Nephils. Pour le dernier cas, elle pensait fortement à John, lui Nephil alors qu'elle était Seraph. Cela risquait de lui poser quelques ennuis si sa Faction apprenait qu'un Nephil lui louait de gaieté de cœur son appartement. Certes, ce dernier ignorait encore qu'elle avait passé son contrat avec le félin blanc mais tout de même, il y avait de quoi faire un minimum de bruit !

– Et après ta chambre, ce sera quoi la prochaine étape ?

Non pas qu'elle se lassait déjà dans l'antre de la demoiselle mais elle se rappelait que la Seraph lui avait parlé de plusieurs lieux à visiter dans le domaine, en plus de la chambre de Cassandre. Les jardins, c'était déjà ça de fait, même si la brune avait fait l'impasse sur l'écurie, préférant la volière à cette dernière.

Voilà qu'elle apprenait que pour le moment, les domestiques la considéraient ni plus ni moins comme un étrangère. Oh s'ils savaient ! Elle ne s'en offusqua pas et écouta le discours de Cassandre, cette dernière paraissait ne voir que l'obscurité chez l'être humain, à moins que Saskia ne soit trop optimiste ? Sûrement l'un et l'autre. De toute façon, Cassandre était promue à de grandes choses par son nom puis son futur mariage, nul doute qu'elle n'abandonnerait pas tout cela juste pour satisfaire un caprice passager. Elle n'avait pas à se comporter comme tout le monde pour la bonne raison qu'elle n'était pas tout le monde, une subtilité de plus que la brune devrait assimiler au plus vite.

Saskia ne comprit pas grand chose à la phrase sibylline de la demoiselle. Sa naissance, cela pouvait renvoyer autant à sa différence en tant qu'albinos – et hormis la sensibilité à la lumière que lui avait brièvement évoquée l'intéressée, la Russe ne savait rien de plus à ce sujet – qu'à sa naissance qu'en tant héritière des Cartier. En soit, elle n'était pas plus avancée mais tant pis. Elle se doutait bien qu'à force d'être toujours ensemble, elles devraient combattre ensemble et avoir un aperçu de ses pouvoirs lui permettrait peut-être de mieux comprendre son vœu ? Non, c'était stupide, quiconque voyait son invocation de Léna ne pouvait comprendre de lui-même qu'elle avait souhaité le retour de son frère Avdeï auprès d'elle.
La longue liste de lieux donnerait presque le tournis et le vertige à Saskia ! Tant de salles différentes en ce domaine ! C'était pire qu'un château, c'était un palais moderne de ce siècle ! Mais pas de ça pour aujourd'hui, la visite était écourtée.

– Oui pas de soucis, je vais te laisser te préparer pour ton repas !

Dans pas longtemps, ce serait sûrement à elle d'accompagner Cassandre pour se préparer pour ses différents dîners. Mais pas aujourd'hui. De toute façon, la Russe ne s'y connaissait pas énormément en tenues et maquillages, l'albinos avait bien plus de chances de faire sensation sans les conseils de Saskia.

Elle termina son café avant de reposer la tasse vide sur le plateau. Il était grand temps de refaire marche arrière pour retrouver la sortie.

– Je te dis à lundi prochain dans ton domaine alors ? Je vais rentrer, normalement je devrais m'y retrouver dans ton labyrinthe qui te sert de palais, j'ai bien mémorisé le chemin !

Elle eut un petit rire en repensant à ce château capable de perdre ses visiteurs. Le trajet de la chambre à l'entrée principale n'était pas le plus complexe, il en allait de même pour celui conduisant de l'entrée principale jusqu'au grand portail des Cartier. Elle aurait pu abuser du temps de l'albinos en lui demandant de la raccompagner mais si cette dernière était déjà prise par le temps suite à son déjeuner, ce n'était guère le moment.

Saskia n'avait jamais été friande des ragots mais peut-être était-ce plus intéressant venant des membres de la Haute-Société à propos de ces derniers que concernant le bas-monde ? Elle verrait bien en temps et en heure.

Finalement, elle n'eut pas à se perdre dans ce lieu, Cassandre la raccompagnait. C'était un soulagement pour la Russe, douée comme elle était, elle aurait été capable de se perdre, ce qui aurait été une triste manière de finir cette matinée qui avait si bien commencé. Elle commençait à croire que l'albinos n'était jamais loin de Vassili. Il faut croire que le rôle du Majordome n'était pas si anodin que cela, peu à peu, il lui semblait que cet homme était l'âme même de cette maisonnée, il savait tout et commandait tout. Peut-être son imagination s'emballait-elle, c'était fort probable mais cette idée lui plaisait bien.

Elle laissa la demoiselle lui faire la bise. L'heure des au revoir. Elle n'était pas fâchée de retrouver son quotidien dans le quartier Sud, tout ce luxe lui ferait presque tourner la tête tant il y avait à voir et tant c'était beau. Ses yeux n'avaient pas l'habitude de tant de richesse en si peu de temps. Oh elle s'habituerait bien vite à cet univers et aurait tôt fait de regretter le quartier Sud, cela se vérifierait sûrement dans les mois à venir, si rien ne venait interrompre la venue soudaine de cette nouvelle vie !

– Hé bien, au revoir, c'était une agréable matinée ! Et encore merci pour tout.

Et elle n'ajouta rien de plus avant de s'en aller. Les domestiques les avaient épiées, encore une fois. Elle finirait bien par avoir l'habitude de ces nuées d'yeux présents en permanence dans le décor au point qu'on ne faisait plus attention à eux. Oui, des fantômes, mais des fantômes qui n'en possédaient pas moins une bonne vue ainsi qu'une ouïe aussi fonctionnelle que la moyenne.

Elle emprunta le sentier unique jusqu'à la grille imposante. Au moins n'aurait-elle aucun risque de se perdre avec ce seul chemin qui ne se perdait pas en millier de dédales comme dans les profondeurs de ces jardins. Elle franchit enfin la sortie du domaine Cartier, laissant derrière elle l'imposante demeure pendant que ses pas la portaient jusqu'à chez elle. Le soleil du printemps était déjà haut dans le ciel et venait réchauffer de ses rayons timides la peau blanche de la demoiselle.