Bar 'A New Dawn':

La routine. Il est six heures du matin, je suis arrivé au bar il y a peut-être vingt minutes – et je n’y resterai pas une heure de plus. Les jours de livraison, l’employé qui s’occupe de recevoir la cargaison est celui qui n’est pas de service la veille ; parce qu’il faut un peu dormir, tout de même.

L’entrée arrière ouverte, je suis adossé contre le mur extérieur et j’attends que le livreur arrive. Je m’occupe de temps à autres de cette tâche, et je commence à connaître un peu le gaillard chargé d’apporter les cartons par ici – en d’autres termes, qui a pour rôle d’approvisionner le local en alcool, gâteaux apéro et quelques autres nourritures pour notre consommation personnelle. Ah, et quelques bouteilles de jus de fruits et de sodas pour ceux qui préfèrent rester sobres. Un job qui n’en a pas l’air mais qui est vital pour notre commerce ; et je n’ose pas imaginer combien de temps on tiendrait si la société chargée de tout cela faisait grève.

Enfin, laissons de côté les scénarios catastrophes pour le moment, il est bientôt l’heure de vérifier que la livraison est complète, grâce à mon super calepin de commande. Une tâche bien ingrate, longue et ennuyeuse, je devrais peut-être faire en sorte de discuter avec le gars chargé d’amener tout ça pour m’occuper un peu, sinon je vais m’endormir sur place. Enfin, non, vu que je ne dors presque plus, mais c’est une façon de parler.

Ma facture à la main, j’observe le jour se levé. Il ne devrait plus tarder.

Livreur. J'entame ma première journée avec une désagréable sensation de bon à rien. Le salaire n'avait rien à voir avec celui de mon métier précédent, mais quelqu'un comme moi dont la photo avait circulé dans les journaux comme suspect dans un meurtre, n'a guère de chance sur le marché du travail.
J'avais donc pris ce que j'avais trouvé. Mon voisin qui me connaissait bien, avait fait joué un peu ses relations, et j'avais pu enfiler ce nouvel uniforme.
Tout plutôt que de regarder Sue ruminer à l'appartement.

Je dois livrer un bar dans le quartier Est. Je connais. J'y ai déjà passé quelques soirées entre amis. Rien de bien exceptionnel, mais correct. Je gare la camionnette en marche arrière et m'en extirpe pour saluer le client qui m'attend déjà avec un sourire commercial.

J'ai beau être sorti de prison, déclaré non coupable, les gens eux, se font leur avis bien à eux, indépendamment de la justice.

Bonjour.

Dis-je en tendant la main vers le jeune homme blond. Il me paraît bien jeune pour tenir un bar. Il y en a à qui la vie réussit plus qu'à d'autres.
J'ouvris l'arrière pour le laisser comptabiliser la marchandise.

Je pose ça où?

Tandis que je pianote un peu sur mon téléphone, le regard rivé sur l’appareil contre ma taille, la lumière se tamise. Il est bien trop tôt pour que le Soleil se couche, alors je lève les yeux et aperçoit un camion qui se gare, coffre face à l’entrée de la réserve. Un jeune homme en sort, mais je ne le connais pas – et ce n’est pas la lumière matinale qui fait naître un doute en moi, c’est bel et bien quelqu’un d’encore inconnu au bataillon pour moi.

Je réponds à sa salutation, puis palpe le mur derrière pour attraper l’interrupteur et le presse, forçant la pièce à s’imprégner d’une lumière artificielle. Rapidement je grimpe à l’arrière du véhicule pour vérifier que la facture est conforme au bon de commande, puis une fois cela assuré, je descends.
Le doigt indiquant un endroit libre de la pièce – parce que oui, la réserve est blindée de caisses vides, de meubles inutiles ou encore de vieux restes des anciens usages de la boutique -, je m’adresse au livreur.

« - Déposez ça par-là, s’il vous plaît. Besoin d’aide ? »

Autant me rendre un peu utile. Je n’aime pas vraiment rester à un endroit tel un piquet et simplement donner des ordres tout en montrant un visage sévère et vénal ; non, vraiment, si je bosse dans un boulot plutôt social ce n’est pas pour rien.

« - Dîtes-moi, je ne vous avez encore jamais vu avant… Vous êtes nouveau, ou un simple hasard ? »

Cela pouvait tout à fait être un commis habitué à d’autres horaires qui avait soudainement eut envie de faire des heures sup’, ou de changer de planning – mais je peux toujours demander, cela fera un peu de discussion. Surtout que ce sera ma dernière avant de retourner vaquer à mes occupations au Quartier Général, la rare sans la moindre trace d’ombres ou de surnaturel que je pourrais daigner tenir. Pas que j’en ai assez de cette partie de ma vie, mais avoir au moins un véritable contact humain par jour est quelque chose que j’affectionne particulièrement.

Je prends une pile de caisse que je dépose à l'endroit que le propriétaire me désigne. Ma nouvelle routine. Charger et décharger des caisses. Un véritable bonheur. Je devais au moins reconnaître que je voyais plus de monde qu'en tant qu'agent de sécurité. Restons positif.

Je lui tends le reçu qu'il doit me signer, pour valider qu'un meurtrier comme moi a bien fait sa livraison. J'ai l'impression d'être aussi surveillé qu'un collégien qui doit faire une heure de colle. Sans parler du sursis au-dessus de ma tête... A la moindre bourde, les flics en profiteront pour me coffrer.

J'suis nouveau. Je remplace les livreurs absents.

C'est nouveau ça. En général, ils se contentent de signer, me souhaitent une bonne journée et s'empresse de mettre le plus de distance possible avec moi, des fois que je sois vraiment un assassin et décide soudainement de les tuer. Il a pas dû voir ma tronche dans les journaux celui-là.

Et vous, ça fait longtemps que vous possédez ce bar ?

Pour une fois qu'on m'offrait un peu l'occasion de discuter, je n'allais pas cracher dessus.

Non, vraiment, rien ne manque – ou il deviendrait une urgence que je reprenne quelques cours de primaire pour revoir mon niveau de lecture. Alors, je signe son reçu, non sans oublier un sourire, puis je tourne à nouveau le regard vers ce nouveau livreur. Enfin, je peux le dire maintenant que j’ai la confirmation de cet adjectif ; d’ailleurs, la société doit bien se porter pour employer des individus simplement au poste de remplaçant. Quoique, ça doit être un métier des plus compliqués pour le dos, le genre à broyer un type en quelques années : donc ça ne m’étonnerait pas que ses vieux collègues soient assez souvent en pause maladie.

« - Hmm, enchanté alors, j’imagine qu’on va être amené à se côtoyer parfois. »

Pour être exact, il faut qu’à la fois il soit de remplacement et moi de service livraison - en d’autres termes les probabilités ne sont pas bien grandes, mais rien d’impossible en soit. Nous sommes bien dans Palema, la ville des coïncidences, alors j’y crois.
Sa question m’amuse un peu. Drôle d’histoire que le fait que les gens me prennent systématiquement pour le propriétaire de cette place, alors qu’il n’en est rien ; bien que je fasse parfois cette erreur aussi par raccourci.

« - A vrai dire, je suis juste un employé. Mais à cause de différents événements, de la flemme de beaucoup, je suis assimilé à ce poste, ouais. Je dirai que la méprise dure depuis 6 mois, à peu près. »

Je parle en bougeant les mains, cherchant à montrer les pincettes avec il faut prendre ma parole. Même si j’ai l’impression que je vais finir par l’avoir ce titre, à force de quiproquos.

« - Et vous, vous travailliez dans quoi avant d’être embauché pour la livraison ? »

J'imagine.

Je posai la dernière caisse, essuyant mes mains sur mon pantalon. Il fallait bien avoir une patte un peu près propre pour saluer le prochain client, et dire au revoir à celui-là.

Ah, les méprises ont la vie dure. Je connais.

Et j'en savais quelque chose. Je pouvais bien comprendre qu'on soit assimilé à un rôle qui n'était pas le sien. C'est vrai ce n'est pas parce qu'il réceptionnait la livraison qu'il en était forcément le propriétaire, même si c'était tout de même quelque chose d'assez courant dans le milieu. Le patron veillait à la livraison de ses marchandises.

Qui vous dit que je n'ai pas toujours fait ce boulot ?

Je m'amusais un peu de sa curiositié. C'était facile, la perche était tendue.

J'étais dans la sécurité.

Je ne relève pas son allusion aux méprises, mais la phrase a le mérite de m’intriguer. Que veut-il dire par-là ? Enfin, l’état actuel de la discussion ne nous permet pas d’aborder ce genre de sujet, et je veillerai à respecter la correction qui est due.

Sa petite pique m’amuse en revanche – car cela est tout à fait vrai. Je n’ai aucun indice sur le fait que ce n’est pas un livreur de passion, et de toujours ; mais j’ai une espèce d’intuition qui me dit que ce n’est pas le cas. Rien d’hors norme à vrai dire, simplement une question de probabilités.
Je laisse couler le temps en mimant un visage pris d’intenses réflexions, puis esquisse un sourire lorsque la réponse tombe.

« - Oh, intéressant. Plutôt derrières les caméras, ou les clients ? A moins que ce ne soit autre chose ? »

Sans offense aucune évidemment, je ne connais vraiment pas grand-chose à cette branche de travail. A vrai dire, à part barman je n’ai pas grande expérience dans ce monde – mes quelques postes lors de mon voyage ne comptant pas tout à fait, et mes petits boulots d’été non plus.
Je me demande combien de temps cet échange durera. Timing serré, excès de zèle, voilà des raisons pour lui de l’écourter ; voyons ce qu’il va faire. Ou ne pas faire, justement.

Hein ? Mais qu'est-ce qu'il me racontait celui-là ? Je marquai un temps d'arrêt alors que je glissai le bloc avec la petite paraphe sous mon doigt, ramenant le stylo dans ma poche. Je tenais à ce stylo. Les clients avaient la fâcheuse habitude de le garder.

Avec des clients.

Le mot derrière était étrange, à moins que ce ne soit moi qui ne voit tout, de manière complètement étrange ces derniers temps.

Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ?

Non, ce type était spécial quand même. Et si c'était lui le vrai assassin ? Non, tu délires, Niel.

Et vous, vous faisiez quoi avant d'être un semi patron de bar?

Brèves et concises, les réponses de mon interlocuteur continuent néanmoins de fuser. Je marque un temps d’arrêt pour réfléchir à sa question, mais je me résous bien vite à avouer mon ignorance.

« - Je ne sais pas, c’était au cas où vous auriez travaillé dans une branche de la sécurité que je ne connaissais pas. Je ne suis pas très calé là-dedans, à vrai dire. »

Néanmoins, mon regard se raffermit un peu. D’ordinaire, les gens ne rebondissent pas sur des remarques de ce genre, mais lui oui – enfin, je me vois mal tenter de percer ce qui pourrait le stresser, alors je vais mettre ça sur l’angoisse du premier jour.
Etonnamment, il est le premier à briser le silence, et c’est pour me renvoyer la balle. Dommage, tu vas être un peu déçu.

« - Pas grand-chose à vrai dire. Des tas de petits boulots lors d’un road trip à travers le continent, et dans une vie antérieure des études de droits. Autant vous dire que ma place dans cette bâtisse est presque un miracle. »

La boisson a des vertus que les plus saints ignorent, et celle de rapprocher subitement un gérant et un type qui s’est perdu en fait partie. Je crois que je ne souviendrai jamais tout à fait de cette soirée, mais en tout cas je sais qu’au petit matin j’avais un boulot, une paye et un logement. Mais je pense qu’il vaut mieux que je taise cet entretien d’embauche pour le moins unique.

« - Votre planning est très chargé, ou je peux vous offrir un verre ? »

Une bière n’est pas grand coût pour détendre l’atmosphère, et cela me permettra de connaître davantage l’individu qui apporte ce doux liquide dans mon bar.

J'avais donc affaire à un aventurier. Etonnant qu'il se soit contenté de se poser dans un bar alors qu'il était habitué à vivre sur la route. Qu'est-ce qui pouvait bien avoir provoqué ce changement. J'étais curieux de le découvrir, mais m'étonnai quand même qu'il me propose un verre. Ainsi, il n'avait pas du voir ma photo dans tous les médias.

Je jetais un coup d'oeil à ma montre, songeant que de toute manière mon employeur ne me garderait pas bien longtemps et que je ne faisais qu'office de remplaçant pour la journée. Je rabrouais cette pensée, et entrepris de vérifier mon planning.

Attendez, je crois que j'avais encore une livraison.

6h00. Il avait une petite heure devant lui.

J'ai un peu de temps.

Profitons d'un esprit amical pour une fois.

Je conserve mon visage souriant et chaleureux le temps de sa vérification. Si j’étais parano, je penserais que c’est simplement une excuse pour pouvoir s’éclipser et continuer son taf tranquille, mais je ne le suis pas – quoique, techniquement j’y pensais, donc … ? Oh, bref, là n’est pas le sujet.

Et le suspens tombe. Il lui reste du temps. Décidemment, il faudrait que j’arrête de toujours envisager le pire quand une situation lambda arrive, à force je vais finir par les provoquer moi-même. Enfin, profitons de cette pause à rallonge au lieu de continuer mes tergiversions.

« - Super, je vais vous servir un truc pas trop corsé alors. Suivez-moi. »

D’un ample mouvement de bras je montre la voie à mon camarade de beuverie, et lui emboîte le pas jusqu’à franchir la porte de la réserve et atteindre mon comptoir. A cette heure-ci, tout est bien rangé et presque classé dans l’espèce de vitrine arrière, mais y mettre un peu de chaos ne me dérange pas. Après tout, je suis la plupart du temps chargé de faire le boulot du maniaque, alors autant tricher parfois.

Je saisis quelques bouteilles – surtout des jus en fait, je m’en voudrais de trop charger quelqu’un qui va conduire -, et verse précautionneusement des qualités exactes des différents liquides, puis passe tout ce joyeux mélange au shaker, avant de servir le breuvage dans un joli verre à Martini.

« - Et voilà, c’est un truc assez basique. Jus de citron, curaçao bleu et vodka – rassurez-vous, j’ai dosé de sorte à ce que l’alcool soit vraiment minime. »

Même si le goût n’est pas fameux, des boissons goûts vodka mais sans alcool existent. Toujours pratiques dans ce genre de cas.

J'entrai à la suite du barman, visitant pour une fois l'avant du décor plutôt que l'arrière dans les cartons et les marchandises fraichement livrées.

Je dois vous faire confiance.

Enfin ce n'était pas de son intérêt à me faire sortir ivre de son bar alors que j'étais censé travaillé pour lui. J'émis un mince sourire pour le rassurer sur ma confiance, et je pris le verre en main.

Merci. Vous faites ça depuis longtemps?

Je pris une gorgée du liquide, et sentit à peine l'alcool, très légèrement dosé effectivement.

Sans hésiter, je le vois boire une gorgée de mon petit cocktail. Je lui offre un sourire, satisfait qu’il me fasse confiance – même si je n’avais aucune raison de lui faire un sale coup, j’ai connu bien des gens méfiants sans justifications valables.

« - Un an et demi je dirais. Plus ou moins quelques mois en fait, j’ai perdu le compte … Je me suis retrouvé ici un peu par hasard, alors mon premier jour ne m’a pas vraiment marqué. On va dire que j’étais un peu un habitué des bars peu regardants sur l’âge avant de travailler dans cette bâtisse, alors j’ai su assez vite me débrouiller de l’autre côté du comptoir. Et je vous rassure, pas une goutte pour les mineurs ici. »

Avouer à un potentiel client que je n’ai pas la moindre qualification pour le job n’est pas le meilleur choix stratégique que je puisse faire, mais … Rendons-lui sa confiance, de toute façon je ne suis pas officiellement le gérant de la boutique. Et je songe à la quitter aussi, alors vraiment je ne crains pas grand-chose.

« - Et vous, vous faîtes parfois la tournée des bars ? »

Et c’est sans le moindre jugement de valeur que je pose cette question. Je respecte tout autant ceux qui apprécient l’alcool que les autres – même s’il n’y a qu’un parti qui me fait gagner ma vie.

Oui je vois, vous commencez à vous enraciner ici. La vie que vous meniez avant ne vous manque pas?

J'avais bien retenu qu'il avait mentionné vivre de petits boulots par ci par là. Il m'avait tout l'air d'un aventurier chevronné et à part une femme j'avais du mal à comprendre ce qui l'avait fixé ici tout à coup. La fatigue de changer d'environnement peut-être? J'émis un rire à la question qu'il me posa ensuite.

Ma femme me tuerait et...

Je n'ai plus vraiment d'amis avec qui le faire en outre.

...il est très dangereux de contrarier une femme. Surtout qu'elle a déjà de quoi me reprocher.

Tu parles trop Niel. Un peu plus et tu vas lui déballer toute cette histoire alors qu'il ne semblait même pas au courant.

Errer de squats en squats, me débrouillant à peine pour avoir de quoi me nourrir et ne pouvoir me déplacer qu’au gré des automobilistes passants, c’était … Grisant, dans un sens. J’ai adoré ces deux années de voyages incessants, mais avoir une vie plus stable ici me plaît tout autant. Quoique, ce que j’apprécie dans cette dernière est peut-être le fait que sa stabilité est toute relative – et sans mon contrat, il y a fort à parier qu’une pulsion migrante soudaine m’aurait arraché à celle ville.

« - J’ai envie de faire un tas d’expériences. Peut-être repartirai-je un jour ? Je ne sais pas, à vrai dire. Mon bar est sympathique, ma vie tranquille ; et il y a parfois de quoi la pimenté assez pour m’y donner goût. On verra selon les opportunités qui me sont offertes. »

Tant que ma faction aura besoin de moi ici, je demeurerai. Mais aussitôt que l’on me libérera de mes obligations, il y a de fortes chances que mon sac soit fait dans la soirée.

Je rie discrètement quand mon interlocuteur en vient à invoquer sa femme en excuse pour ne pas boire souvent. Je veux bien le croire sur paroles, bien que je n’aie jamais eu l’occasion de connaître de véritable vie de couples ; quand l’on passait seulement quelques mois à un endroit, construire une relation durable était quasiment impossible. Pour autant, je suis rarement resté seul, mais on dira pour la forme que les deux parties avaient une idée très claire du temporaire de l’affaire.

« - Eh bien, eh bien. Qui suis-je pour vous juger ? Après avoir vu les ravages de l’alcool, je ne peux que comprendre madame ; mais n’a-t-elle pas envie de sortir elle aussi parfois ? »

Oui, j’ai eu du mal à rebondir sur une question ; mais c’est que là nous abordons un sujet que je maîtrise mal. Il y a bien des façons de s’amuser sans boire, mais à force de côtoyer des fêtards on peut dire que je fais le lien par réflexe.

La mienne est trop pimentée à mon gout.

Je n'aspire qu'à de la normalité à l'état brut. Vivre avec ma femme Sue. Lui faire de beaux enfants. Acheter une belle maison. Vieillir et mourir dedans. Au lieu de quoi, je me retrouve témoin numéro un d'un meurtre, et aucun enfant ne veut pointer le bout de son nez. Sue ne veut aucune méthode alternative qui ne soit pas de sa chair et de son sang.

Sue ? Sortir ?

Je me renfrogne un peu.

Pas ces derniers temps, malheureusement...

Nous voilà donc bien opposés, camarade. D’un côté il y a toi qui aspire à une vie plus tranquille, et de l’autre moi qui ne cesse de chercher l’excitation partout. Enfin, il doit bien avoir un juste milieu entre les deux où l’on se situent peut-être tous les deux en ce moment.

« - La tranquillité, c’est aussi un objectif tout à fait appréciable. Et puis après tout, il se peut que ce soit ce que je recherche en deux sensations… »

Ceci dit, mon regard se plisse en même temps que sa mine se renfrogne. Apparemment, j’ai touché un point sensible en évoquant la vie sensible de sa femme ; mince. Je ne cherche pas un quelconque différent ici, simplement une discussion agréable de bon matin.

« - Oh, c’est dommage. Dites-moi si je suis trop indiscret, mais vous avez quelques soucis en ce moment ? »

Je n’ai pas besoin de poser ma première question pour le savoir, mais avec un peu de chance je le ferai se confier, ne serait-ce que légèrement. Nous ne serons peut-être amenés à ne jamais se revoir, alors il se peut que cela lui délie plus facilement la langue.

Je reposai ma bière sur le comptoir. La conversation prenait un autre tournant, et cela ne me plaisait pas vraiment. Je n'avais pas envie de ressasser notre échec avec Sue. Il n'était pas psy que je sache.

Peut-être que je cherche un peu de piment alors.

Je souris, pas tout à fait convaincu.

Non, en réalité, je n'aspire qu'à une vie de famille bien rangée. C'est ça, le bonheur.

Il allait bientôt falloir que je me remette au boulot. L'argent ne rentrait pas tout seul. Et je tenais à m'assurer qu'on ne manque jamais de rien.

Quelques-un, comme tous les couples.

Je ne voulais rien dire de plus, et il devrait certainement le sentir, alros que je m'étais juste là si facilement épanché.

Finalement, le mur de paroles commence à pointer le bout de ses briques – ou de son ciment, je suis ouvert à la différence. Même si notre discussion avait abordé divers sujets, il me semble impossible de pénétrer davantage sa vie de couple, et ça n’indique rien de bon ; sauf si c’est à cause d’une timidité exacerbée, mais j’en doute. Dans le fond, le bonheur de son foyer ne me regarde pas et ne m’apporte absolument rien, mais ces quelques années de pseudo humanitaire m’ont doté d’une certaine empathie envers les gens, et ma curiosité fonctionne bien de pair avec elle, au grand damne de son intimité.

Mais, soit. Je ne veux pas qu’il me voit comme le client intrusif que je suis déjà un peu, et je décide de remballer ma langue trop bien pendue pour changer un peu le thème de nos mots, ou même abréger l’affaire si jamais le gong sonne pour lui.

« - Je vois … Et entre votre boulot et votre maison, est-ce que vous avez un hobby ? »

C’est très bateau comme moyen de changer la conversation, mais c’est un moyen comme un autre de redresser la barre. Et puis, si tout cela commence à l’insupporter, la porte de sortie verbale n’est pas très loin.

Il saisit que je n'ai pas trop envie de m'étendre sur le sujet, et varie la conversation. Tant mieux. Cela m'aurait déplu de devoir couper court, pour une fois qu'on ignorait mon petit problème journalistique.
J'avais même plusieurs hobby, mais je choisis celui qui me tenait le plus à coeur.

J'aime beaucoup réparer de vieilles motos.

Et cela lui manquait d'ailleurs. Il avait abandonné le tout, même sa propre moto pour acheter la voiture familiale avec Sue.

Et vous?

Honnêtement, je n’ai jamais été plus mécano que ça. Juste ce qu’il fallait lors de mes voyages, ou pour tenter d’impressionner une fille quand j’avais vraiment trop bu – ce qui m’avait valu une belle brûlure sur le torse au passage, à cause des relents d’un pot d’échappement mystérieusement bouillonnant. Peut-être parce que le moteur était allumé. Non, vraiment, il faut que je drague avant de prendre un verre, pas après … Mais bref, là n’est pas le sujet.

Je laisse planer un petit silence après sa question, trop occupé à me demander si j’aimerais conduire une moto. Il y a moyen franchement, ne serait-ce que pour la sensation d’avoir les cheveux au vent et … Le casque, c’est vrai. Bon, j’essaierai dans un Kekkai avec le scooter d’un Seraph docile, ça fera l’affaire.

« - J’aime le sport on va dire. Pas un en particulier, plutôt l’activité dans sa globalité. Course, combat, aviron, même, je sais pas… L’escalade, ou le tir soyons fous. En clair, j’aime me dépenser. »

Traduction : je passe ma vie à me battre avec retenue contre des rookies Seraphs, ou à latter des ombres. Mais mon explication tient plus ou moins la route, on dira.

« - Vous possédez une moto que vous avez faite vous-même ? »

Je n'avais moi même touché qu'aux armes de service, et n'avait eu à m'en servir qu'une seule et unique fois dans la réalité. Le stand de tir n'avait rien à voir. Sans doute que cet évènement passé avait ajouté aux suspicions des policiers à mon égard.

Je connais. Je faisais beaucoup de natation un temps.

Je me rappelais très bien cette moto dont il parlait.

Ouais, une suzuki de 1975. Elle était magnifique une fois retapée.

Il y a quelque chose de triste chez cet homme, et à force de tourner autour du pot je commence à en découvrir quelques aspects. C’était d’abord son couple qui avait tout l’air de battre de l’aile, puis maintenant voilà qu’il me répond au passé. Ce n’est peut-être rien – un arrêt de la natation à cause de son boulot, d’une lassitude, de la fermeture de son bassin fétiche -, mais je pense que ça va un peu plus loin. Sa femme a des choses à lui reprocher, a-t-il fait une connerie qui expliquerait les deux soucis précédents ?
Enfin, ce ne sont pas mes affaires. Et c’est hors de question de retourner fourrer mon nez dans sa vie, il m’a déjà fait comprendre qu’il préférait conserver une distance dans la discussion. Après tout, on ne se connait pas.



J’n’y connais pas grand-chose en motos. Les marques, tout au plus ; c’est-à-dire assez pour savoir qu’il me parle d’un bolide plutôt classique et pas du cliché Harley Davidson des Hell’s Angels. Ce qui n’est pas plus mal d’ailleurs, parce que, avec tout le respect que je peux avoir pour lui, je ne le vois vraiment pas dans ce gang. Un souci de carrure, et de pilosité. Quoique, il pourrait me surprendre.

L’envie de le questionner davantage me démange, mais je sais que trop le bombarder le bloquera plus qu’autre chose. Alors, je me cantonne à une seule nouvelle interrogation, histoire de satisfaire les deux camps.

Oh tout est relatif. Quelques mois pour qu'elle démarre, et une année pour qu'elle soit vraiment parfaite. Je prenais le temps sur mes week-ends et temps libre donc ça avance moins qu'u garagiste de métier.

C'était vraiment une petite bombe cette moto, mais il s'en était séparé sans regret pour Sue et tout ce qu'elle représentait pour lui. Dommage que le sort s'acharne à ne pas lui offrir de famille.

A la piscine municipale.

Il sourit, mi amusé par la question qui avait une réponse toute logique.

Non, mais il m'arrivait de parcourir quelques lacs de temps à autre. Pour le calme.

Effectivement, c’est vraiment pas rapide de retaper une vieille moto. Je crois pas que j’aurais la patience de tenir jusqu’au bout sans finir par casser un truc, et devoir recommencer depuis le début. A moins que je triche un peu. M’enfin, c’est une passion et un métier tout ceci, et sûrement pas à la portée du premier guignol venu qui voudrait jouer des mécaniques en … Eh bien, jouant des mécaniques. Ha, ha, ha.
Je hoche la tête, honnêtement impressionné par tout l’acharnement derrière le petit bolide.

« - Ça doit être quelque chose de pouvoir enfin la chevaucher après un an de labeur dessus … Les premiers kilomètres doivent être particulièrement grisants, non ? »

Allons, Howard, n’arrête pas ta parlote en si bon chemin – il serait illogique de ne pas rebondir sur la natation ensuite. Surtout qu’en fait, son sourire m’a fait réaliser le peu d’intérêt de ma question. Un nageur fréquent ne fait pas ça n’importe où, sinon taper un 800 mètres crawl devrait plutôt se renommer en 800 mètres culbuto.

« - A une époque, j’aimais bien nager aussi dans des lacs pas loin de chez moi, au début de l’automne. Pas un chat à l’horizon, un calme simplement parfait pour se reposer un peu et profiter de sa matinée. Bon, j’ai perdu l’habitude, mais je comprends tout à fait pourquoi vous faîtes ça de temps à temps … C’est comme une espèce de bulle de repos. »

J'échangeai encore quelques banalités avec Howard, quand mon regard tomba sur ma montre.

Hmm, je ferai bien d'y aller.

Déjà que j'avais du mal à trouver du boulot, si en plus je perdais celui que j'avais, ce serait le comble. Sue me piquerait une nouvelle crise, et je n'y tenais absolument pas. Dommage, j'aimais bien parler natation avec un connaisseur.

J'ai encore d'autres livraisons. Merci pour le verre.

Je me levai, et reprit ensuite le chemin de ma camionnette et de ma vie morne et sans intérêt. Sue, sue ma chère sue.

On se voit à la prochaine livraison. Bye.

Et voilà que le gong finit par sonner – l’heure du taf est arrivé pour mon partenaire de discussion. Dommage, c’était bien intéressant que d’échanger ces quelques mots avec lui, mais j’imagine que tout doit avoir une fin. Surtout qu’il faut que j’aille ranger tout ce qu’il m’a amené, avant de retourner au QG pour faire mon programme du jour. J’ai pas vérifier ce que j’ai de prévu, mais à coup sûr de la pêche au nouveau. C’est ma petite préférence du moment, on dira ; et surtout, de la propagande pour mon grade. Je suis une espèce en voie de distinction, on dira.

« - De rien, au plaisir de discuter de nouveau avec vous. Bonne journée ! »

Un sourire, et le voici disparu dans les confins de la réserve. Je m’éclipse tranquillement à l’étage pour attraper un sweet sale à enfiler, et je descends m’emparer des livraisons, rangeant méthodiquement les bouteilles qui s’offrent par files à mes mains. Oh, et un peu de verres à bière par ici aussi, comme petit plus avec la commande – toujours appréciable, on les casse si facilement. Surtout avec deux grammes dans le sang, et une adresse digne d’un mammouth. Sans offense à ces derniers bien sûr, façon de parler.
Et donc, ainsi, je reprends mon boulot à mon tour.