Bar 'A New Dawn':

Les vieux sages – et les parents, ça va de pair – racontent souvent que le calme vient après la tempête. Mais c’est faux, après une bourrasque il faut ramasser les débris, rebâtir les maisons et soigner les blessés ; dans un bar après l’heure de pointe c’est la même chose. Comme chacune de mes fins de service, je m’évertue à réveiller ceux qui se sont endormis sous le coup de l’alcool, de sortir les derniers et à nettoyer les éclats et autres taches qui parsèment le sol.
Sauf que je peux encore me réjouir à travers ce travail long, fastidieux et ennuyant : j’ai la chance de travailler dans un lieu plutôt calme. Certes, quelques bagarres démarrent parfois, mais elles n’aboutissent jamais et les belligérants se font toujours sortir par des clients trop zélés – et avides d’une ristourne.

Ce soir n’échappe pas à cette règle tacite, et tandis que je finis à peine de passer ma balayette sur le sol pour la vider dans la poubelle, une personne familière m’attend, jonchée sur un siège de ce comptoir vide. Carmilla, une habituée du lieu – et aussi de ce moment. Je ne sais pas quand cette tradition a commencée, mais toujours est-il qu’à chacun de ses passages elle me sort la même excuse pour rester un peu plus longtemps, pour discuter quelques instants. M’en plaindre serait abruti, car qu’importe le nombre de verres qu’elle prend, ses paroles sont toujours aussi intéressantes ; quoique parfois divagantes.

Réalisant mon objectif momentané, j’attrape un verre sale et un torchon, prenant la posture du barman cliché et typique. Une assiduité que je perdrai sous peu, mais je ne peux pas m’empêcher de tenter le coup à chaque fois.

« - Il en vient du mien de t’offrir ce privilège. »

Une phrase austère, mais que je viens briser en enchaînant avec un sourire en coin. Notre échange ne sera ni cul-cul, ni noble ; mais un peu de classe est toujours appréciable.

« - Passé une bonne soirée ? »

Démarrons tranquillement, on tout le temps devant nous – au moins celui qu’elle finisse sa pinte. Et je crois que la laisser au Soleil serait presque plus rapide qu’elle la boire.

Le formalisme initial de Carmilla ne me surprend presque plus, mais c’est son changement de ton habituel qu’arrache à chaque fois un sourire. Je ne suis pas dupe, elle fait directement référence à ma charmante soirée avec Cassandre… Nier la chance que j’ai eue ce soir-là serait de la mauvaise éhontée ; sauf que je n’avouerai pas que cela valait le lapin que j’ai posé à ma partenaire de clôture.
Ce n’est pas le même genre de rencontres aussi : l’une plait à l’esprit, et l’autre aux sens – mais les deux demeurent très agréables.

Sa question suivante me plaça dans un léger embarras. Je me doute bien que son objectif était bien là, mais me demandait si tôt dans l’après soirée de choisir entre elles, est un peu, disons… tôt, eh bien. Levant les yeux au ciel, mon sourire toujours affiché, je dépose mes armes sur le comptoir et appuie ma tête sur mon coude.

« - Je ne répondrai pas à cette question, je te vois venir. »

Je me relève dans la foulée, prenant siège à ses côtés. Il me faut retourner la discussion à mon avantage et autour d’elle – elle semble en savoir plus sur moi que l’inverse, et il faut que ça change.
A cette pensée, un frisson me parcoure l’échine. Pas les voitures. Tout sauf les voitures. Plus jamais je ne referai l’erreur d’aborder ce sujet tabou avec elle, sous peine de passer les quarante-cinq prochaines années à entendre parler d’Eden, Gloria, Arrietty et autres noms doux de ses véhicules de passion.

« - Un gentleman esseulé ? Trop ennuyeux pour aller plus loin, comme d’habitude ? Je vais peut-être devoir rehausser mes standards à force, tu vas finir par ne plus venir. »

Je ne crois pas qu’elle recherche réellement du charnel lors de ses échanges taquins avec des jeunes hommes de passage, mais eux y croient en tout cas. Et cela rend les scènes bien plus amusantes à regarder, aussi sadiques soient-elles.

Les sourcils ? Encore ? Je vais instaurer une soirée no-sourcils un de ces jours, pour qu’elle puisse enfin rencontrer son prince charmant. Ou pas. Mais l’intention est là.

« - Terrible, un type peu recommandable. »

Une pointe de sarcasme que je ne plébiscite pas franchement, étant moi-même un détenteur de cette si odieuse capacité – mais je n’en ferai usage qu’en cas de moquerie majeure.
Carmilla enchaîne directement sur sa fidélité irréprochable ; mais elle n’a rien à prouver. Je serai bien étonné de la voir changer soudainement ses habitudes et arrêter de venir dans mon bar pour me parler après mon service. Ce serait symbole d’une sévère baisse de qualité dans mes pintes, ou dans un passage trop fréquent à son goût de Cassandre – mais l’un comme l’autre, cela me paraît difficilement envisageable.

« - Je te comprends, c’est bien pour ça que j’habite en haut… Ça réduit considérablement le trajet. Mais ça reste fatiguant, tout de même ! »

J’en fais trop, je le sais bien, mais nous ne sommes pas là pour être sérieux ; nous n’en avons que l’air.
Enfin, sa réplique suivante me force à marquer un arrêt. Je tourne ma tête vers elle, soulevant sans retenue un seul de mes sourcils, puis, un sourire amusé aux lèvres, je réponds à cette provocation.

« - Gigolo, ça peut être un bon plan de carrière tu ne trouves pas ? Et apparemment, mon agent est déjà toute trouvée... »

Cette légère pointe de jalousie qu’elle dévoile dans sa phrase m’est assez comique : notre relation n’est jamais allée plus loin que des échanges platoniques accoudés à ce bar, alors cette réflexion sur mes petites aventures passagères attisent ma curiosité et ma bonne humeur … Et puis, je veux voir si elle va se prendre au jeu.