Bar "Black Swan:

Ce n'est pas la première fois que je passe devant ce bar.

Il y a à peine un mois, j'étais avec Marysa, nous venions d'emménager à Palema et elle tenait à me faire découvrir tous les coins de sa ville natale. Bien qu'elle n'ait vécu ici que cinq ans, elle avait une remarquable mémoire des lieux. Nous avons commencé la visite par le quartier Est, là où nous avons élu domicile. Dés les premières minutes, je sentais que ma vie allait changer ici. L'air. Les habitants. Même les bâtiments. Tout semblait plus calme qu'à New York.

Nous faisions route vers East Park lorsque je me suis arrêté devant ce bar, intrigué par son ambiance lugubre. Le "Black Swan". L'établissement portait bien son nom. Malgré le peu d'éclairage, le cadre restait propre et plutôt élégant. Cette matinée-là, il n'y avait qu'un seul client, un pauvre bougre assis à une table au fond de la salle. Marysa ne tarda pas à m'arracher de mon analyse de l'enseigne :

« Tu veux qu'on revienne manger ici après ?

Non ça ira, un autre jour peut-être. »

Aujourd'hui, je me retrouve devant ce bar. Mais cette fois-ci je suis seul... et toujours sans emploi. Aussi, je me décide à rentrer. Le temps d'atteindre la table au fond de la salle, j'eus tout le loisir d'admirer les tableaux de cygnes accrochés au mur et me questionner sur l'histoire du bar.

Le cadre était tranquille ce soir-là, il n'y avait qu'une poignée de clients et tous avaient dépassés la quarantaine... sauf les filles à l'autre coin. Bon, il me faut quelque chose pour passer cette soirée.

« Vodka Martini, avec glaçons. »

Sue m’a encore claqué la porte au nez. Ou, alors c’était moi. Je ne sais plus. J’évitai de me promener comme un pauvre hère dans le quartier, pour ce que ça m’avait valu la dernière fois, une garde à vue, la perte d’un boulot, la perte de confiance de Sue, et la perte de la plupart de mes amis que je croyais pourtant proche.

Je me dirigeai donc tout net vers un bar, préférant l’effluve de l’alcool à l’arôme de la suspicion. Au moins là, on ne risquait pas de m’accuser de meurtre si ?
Mes pieds trainant et ma mine préoccupée me conduire tout droit vers le remède qu’il fallait.

Une bière pression s’il vous plait.

J’allais serrer de ma paume mon réconfort quand mes yeux croisèrent ceux d’une silhouette familière.

Peter ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Ils s’étaient rencontrés avec leur femme respective un jour dans Palema, et avaient passés quelques soirées de couples ensemble. Quand le monde était encore heureux.

Finalement, ne pas tenir l'alcool avait du bon.

Je bois une première gorgée puis une deuxième. Aah l'alcool... Ici et maintenant, tu es le seul à me tenir compagnie. Le seul qui peut me réconforter et me faire tenir la pression constante de ma situation actuelle. Je savais que c'était mal, que les sensations que je ressentais à cet instant étaient artificielles. Mais je savais aussi que sans ce verre, je n'aurai probablement pas la force de faire face au lendemain. Tu es bien le seul à pouvoir me faire dormir sans que je ne me réveille plein d'angoisse la nuit. Et pour cela, je t'en suis reconnaissant. Je te remercie pour le courage et l'optimisme que tu me donnes. Je te remercie pour le confort que tu m'offres.

Perdu dans mes pensées, je laisse inconsciemment mon regard s'égarer au travers de la pièce lorsque mes yeux croisent ceux d'un jeune homme assis à quelques pas. Son visage m'est familier mais, à moitié perdu dans mes réflexions brumeuses, je n'arrive pas à le reconnaître. Ce n'est que lorsqu'il s'adressa à moi que le déclic se fit :

« - Peter ? Qu’est-ce que tu fais là ? 

- Niel ? »

Niel Payne. Décidément, toutes les routes mènent au Black Swan. C'était exactement ce jour-là, lorsque Marysa m'arrachait de ma première observation du bar, que nous fîmes la rencontre de Niel et de sa petite amie... Sue, je crois ? S'ensuivit alors une amitié naissante entre deux couples... jusqu'à ce que l'on apprenne que Niel avait sauvagement tué une personne à mains nues.

Depuis, plus de nouvelle... Jusqu'à aujourd'hui. A vrai dire, je ne suis pas ravi de le croiser. Non pas parce qu'il a été accusé de meurtre mais plutôt parce que je dois probablement paraître bien pathétique à boire seul dans mon coin. Tant pis, autant faire preuve d'un minimum de politesse et de dignité. J'essaye tant bien que mal de sourire et lui indique la chaise en face de moi.

« Et bien comme tu peux le voir... Je prends du bon temps. Viens, rejoins-moi. »

Son sourire me semble peu convaincant. Il a l'air d'avoir eu du mal à me remettre, pourtant mon identité ce mois-ci fut loin d'être secrète ou même anonyme, malgré moi.
Je prends le verre à son anse, et m'avance vers lui pour finir par m'asseoir en face, sur une chaise banale et un peu décrépite.

Qu'est-ce que tu deviens ? Ça fait un bail.

J'avale d'abord une gorgée avant de reposer mon attention sur lui. Que faisait-il là tout seul dans ce bar ? Et pourquoi n'était-il pas avec Marisa ? Sans doute pour la même raison que je n'étais pas avec Sue...

T'as l'air aussi mal accompagné que moi.

J'ajoute, avec un grimace qui aurait voulu être un sourire rassurant. Raté.

Que fait-il seul ici ?

C'est la question que je me pose alors que Niel se lève pour s'installer en face de moi. Cheveux en bataille, vêtements sombres, le rendu est plutôt élégant. Il faut dire que ce style lui allait bien. Néanmoins, son regard parait plus sombre que dans mes souvenirs, sûrement était-ce dû au poids d'avoir été accusé de meurtre. Attendait-il Sue ou était-il simplement venu s'arroser en solitaire ?

« -  Qu'est ce que tu deviens ? Ça fait un bail.

- Je suis devenu ce que tu vois. »

L'alcool me donne une répartie mystique, oui... mais au fond, ma réponse était particulièrement vraie. Avant qu'il ne me remarque, je devais probablement donner l'image d'un pauvre bougre solitaire assis dans un coin à se saouler. Et finalement c'était bien ce que je suis devenu. Néanmoins, l'image que j'ai de lui en ce moment est à peine plus réjouissante. Où est Sue ? Est-ce que les médias disaient vrai ? Je m'apprêtais à lui demander lorsqu'il me dit avec un étrange sourire :

« T'as l'air aussi mal accompagné que moi. »

De toute évidence, Niel se posait aussi les mêmes questions sur moi. Je bois une gorgée avant de lui répondre d'un ton neutre :

« Niel, lorsqu'on s'est perdu de vue il y a à peu près un mois, Marysa était très malade... Elle nous a quitté il y a quelques semaines. »  

Je laisse le temps à Niel de digérer la nouvelle et bois une nouvelle gorgée.

- Je suis devenu ce que tu vois. »

Que voulait-il donc dire ? Est-ce qu’il était devenu un alcoolique notoire qui passait ses soirées, en solitaire dans ce bar ? Ce serait bien loin du Peter que je connaissais. Je n’enchaînai pas sur mon propre devenir, préférant laisser cet épisode en suspens, même si je savais que je devrais y passer à un moment ou un autre. Il devait même certainement savoir, ce qui expliquerait cette absence. J’ai perdu la plupart de mes amis. Je n’ai plus que Sue, et cela me suffit. Si seulement elle pouvait arrêter de se changer en mégère acariatre, un soir par semaine…


« Niel, lorsqu'on s'est perdu de vue il y a à peu près un mois, Marysa était très malade... Elle nous a quitté il y a quelques semaines. »

Je reste bouche bée quand il m’annonce de but en blanc que Marysa est morte. Morte ? Mais elle paraissait pourtant aller bien la dernière fois que je l’avais vu. Alors, c’était pour ça qu’il avait disparu, et pas seulement parce qu’il ne voulait plus me voir, côtoyer un assassin en puissance ? Que dire dans ces moments-là.

Je suis désolé. Je ne savais pas.

Il ne pouvait faire mieux à vrai dire.

Tu… tu tiens le coup ?

Visiblement non. Mais la question s’imposait.

Je connaissais bien l'expression de stupeur qu'exprimait le visage de Niel et j'espérais bien ne plus le revoir chez un visage familier. Les parents de Marysa étaient avec moi lorsqu'ils avaient appris la nouvelle, c'était la dernière expression qu'avait exprimé Sarah Garner avant de perdre la raison.

« - Je suis désolé, je ne savais pas 

-  Tu n'as pas à t'excuser. » 

Silence. L'alcool avait beau ajouter une pincée de légèreté à la scène, je sentais bien que la situation commençait à devenir gênante. Ce n'était pas de sa faute si on en était arrivé là mais plutôt de la mienne. J'aurais dû lui annoncer la nouvelle ce jour-là, mais j'étais simplement influencé par les médias. Je le suis encore d'ailleurs. On aurait peut-être pu éviter ce sujet épineux s'il avait su pour Marysa. Mieux encore, j'aurais pu éviter cette situation embarrassante si je n'étais pas venu me saouler dans un bar.

« Tu... tu tiens le coup ? »

Manifestement, Niel était tout aussi gêné que moi. Je finis mon verre avant de lui répondre avec un léger sourire :

« Merci mais ne t'en fais pas trop pour moi, je ne serais pas là sinon. »

Je laisse une pause tandis que je songe à ce que j'ai dit. Mon état actuel avait beau être pitoyable, je trouve néanmoins que je m'en sors plutôt bien au vu de ma situation. Fidèle à sa réputation, ma répartie derrière un verre avait toujours ce mélange de vérité et de mystique. Mais assez parlé de moi, mes réponses étaient certes brèves, j'avais néanmoins réussi à résumer la situation à mon compagnon. Mon sourire s'efface tandis que je lui pose la question que j'aurais dû lui poser depuis longtemps :  

« Parlons un peu de toi, Niel. Nous avons eu vent de ce que disent les médias avant de perdre contact... C'est vrai ce qu'ils racontent? »

Si justement, tu serais là à broyer du noir tout comme moi, un verre à la main. Je n'ajoutai rien de plus, ne souhaitant pas entrer dans un nouveau silence lourd de sens, et plus que gênant.

« Parlons un peu de toi, Niel. Nous avons eu vent de ce que disent les médias avant de perdre contact... C'est vrai ce qu'ils racontent? »

Je soupirai. Rien que le fait qu'il pose la question, prouvait qu'il avait pu croire que ce soit vrai, un instant.

A moitié.

Je pris une gorgée de ma bière avant de la reposer sur la table et de le regarder.

Je me suis bien retrouvé sur une scène de crime, mais je n'ai absolument rien fait à part essayer de sauver quelqu'un.

J'haussais les épaules. Ma citoyenneté et ma bonté finira par me perdre.

Sauf que vu qu'ils n'ont aucune piste, c'est retombé sur moi.

Comme je m'y attendais, Niel était loin d'être ravi que je lui pose cette question, on arrivait à un autre sujet sensible. Il poussa un soupir lourd de sens avant de me répondre :

« A moitié. »

Manifestement, ce soir,  sa répartie est toute aussi énigmatique que la mienne... Néanmoins, je reste silencieux et attends patiemment qu'il développe. Comme pour se motiver avant une épreuve, il boit une longue gorgée avant d'affronter mon regard.

« Je me suis bien retrouvé sur une scène de crime, mais je n'ai absolument rien fait à part essayer de sauver quelqu'un. »

Sur ces paroles, il hausse les épaules d'un air nonchalant avant de poursuivre :

« Sauf que vu qu'ils n'ont aucune piste, c'est retombé sur moi. »

J'avais suivi l'affaire de loin, à travers ce que racontait la presse. Ce que venait de me dire Niel était plus ou moins ce que la presse avait rapporté de sa version des faits. Sa déclaration ne m'apprend  rien de nouveau sur l'histoire mais suffit à effacer mes doutes car il y a difficilement mieux que seul en tête à tête et derrière un verre pour dénicher des révélations.  

« Je te crois, Niel. Pour être honnête, je n'y croyais pas au début. Marysa tenait à prendre contact alors que j'y étais opposé... C'est de ma faute si l'on s'est perdu de vue. »

L'aveu était plus difficile que prévu. A mi-parcours,  j'ai laissé mon regard se réfugier sur la contemplation de mon verre. En parlant de verre, le mien est vide depuis un moment et j'hésite à en prendre un deuxième... D'ailleurs que fait Niel ici ?

« Que fais-tu ici au fait ? Comment va Sue ? »

Il me croyait maintenant sur mes simples paroles, alors que les médias l'avaient également convaincu quelques mois auparavant. Je doutais de sa sincérité, songeant qu'il faudrait longtemps avant qu'une confiance puisse renaitre entre nous deux. Au moins avouait-il que l'idée venait de lui, à moins que ce ne fut pour protéger l'image de Marysa. Je n'en savais trop rien.

Je me contentais de boire une nouvelle gorgée avant de laisser planer un silence à sa nouvelle question ainsi qu'un soupir révélateur. Encore.

J'avais b'soin d'un peu de calme.

J'hésitai un moment puis lâcha ce qui me pesait. Aujourd'hui ou demain...

On essaye d'être parents, mais c'est plus compliqué que prévu, et notre couple bat de l'aile. Je crois que toute cette histoire n'a rien arrangé. Si je retrouve le vrai assassin...

Vu toute l'appréhension que semble avoir Niel à me répondre, j'en déduis que la suite s'annonce loin d'être joyeuse. Je profite de cette pause silencieuse pour commander une bière auprès de la serveuse qui récupère mon verre vide.  

« J'avais b'soin d'un peu de calme » me dit-il après un long soupir.

C'est bien ce que je craignais. Si Niel Payne se retrouve ce soir à boire sa bière dans son coin, c'est bien parce qu'il avait besoin de se refaire les idées. Et si la bière est la seule compagnie capable de le réconforter, c'est bien parce que Sue n'était pas là quand il en avait besoin. En résumé, lui et moi sommes venus ici dans le même but : trouver du réconfort auprès de notre seul ami, l'alcool. En fait, il y avait une mince chance qu'il attende Sue dans ce bar mais ce n'est malheureusement pas le cas. Que s'est-il passé avec Sue ? Visiblement, Niel hésite à poursuivre les explications mais je reste silencieux et accueille ma nouvelle pinte de bière en attendant qu'il reprenne. Avec mon regard insistant et ce silence pesant, la suite allait forcément arriver.  

«  - On essaye d'être parents, mais c'est plus compliqué que prévu, et notre couple bat de l'aile. Je crois que toute cette histoire n'a rien arrangé. Si je retrouve le vrai assassin... 

- Oh... Navré de l'apprendre. »

Avoir un enfant ensemble. Quoi de plus naturel lorsque l'on s'aime ? Néanmoins, la déclaration de Niel réussit à me surprendre et me laisse avec de nouvelles interrogations. Pour qu'une telle tension se mette en place entre lui et Sue, l'idée d'avoir un enfant a probablement dû planer depuis un moment. C'est tout de même triste que des couples vacillent lorsqu'ils ont besoin de se souder. Et si cette histoire d'assassinat les a éloigné au lieu de les réconcilier, c'est qu'il y a définitivement quelque chose qui ne va pas entre eux.

« S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire... Je peux peut-être parler à Sue, si tu veux. Depuis combien de temps est-ce que ça dure ? »

J'haussai les épaules, et reposait ma bière vide sur la table. J'attirai l'attention d'un barman pour en commander une nouvelle, servant également mon ami de jadis par la même occasion. Pouvait-il redevenir un ami ? Je n'en savais rien. La confiance était difficile vers quelqu'un qui avait tout lâché du jour au lendemain.

Ce n'est rien.

Non ce n'était pas rien, mais je ne pouvais certainement pas l'avouer à voix haute. Une question de dignité.

Je ne vois pas ce que tu pourrais lui dire qu'elle voudrait entendre. J'ai l'impression que ça fait une éternité que je ne l'ai pas entendue rire!

La bière revenait pile au moment où il le fallait. Timing parfait.

Et toi, ça fait combien de temps que Marysa... ?

La situation de Niel a beau être difficile, ce dernier refuse mon aide. Question de dignité ou de confiance, ou même les deux, je comprends parfaitement son choix et n’insiste pas davantage. Après mon aveu, il a dû se rendre compte que je n’étais pas quelqu’un sur qui il pouvait compter. J’en ai moi-même pris conscience et je suis loin d’en être fier, au contraire même.  En guise de réponse, il me retourne la question, :

« - Et toi, ça fait combien de temps que Marysa... ?

- Sa maladie ? Je ne sais pas… Ça s’est passé peu après cette histoire d’assassinat. Tout est allé si vite… »

Trop vite même. Tout se passait si bien avant ce soir là. Je n’avais même pas eu le temps de comprendre la situation qu’elle n'était déjà plus avec moi. Cela faisait des semaines que je n’avais plus évoqué cette histoire mais malgré l’alcool et le temps passé, je n’ai aucun mal à me remémorer les moindres détails de ces jours-ci. Car ce sont les dernières images que j’ai d’elle.

« Elle a perdu connaissance un soir sans aucune raison. J’ai entendu un bruit de chute alors j’ai accouru et je l’ai vue inconsciente au sol. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. J’ai tout de suite appelé les urgences et quelques heures plus tard, nous nous sommes retrouvés dans sa chambre à l'hôpital. »

Je bois une longue gorgée avant de continuer.

« En fait, ce n’est pas la première fois qu’elle s’est évanouie. C’était déjà arrivé lors de notre déménagement mais nous avons  présumé qu’il ne s’agissait que de la fatigue couplé au stress et à son petit régime… Après plusieurs examens, les médecins ont conclu qu'elle souffrait probablement d'une maladie cardiaque et génétique extrêmement rare. Ils n'étaient pas tout à fait sûrs et envisageaient de lui implanter un défibrillateur automatique si les symptômes confirmaient leur hypothèse. On était sidérés... On espérait qu'ils se trompaient. Malgré la fatigue, elle restait plus vive que moi et avait très bien saisi les conséquences de ce que disaient les médecins.»

Cette fois-ci, je vide la moitié de ma choppe avant de continuer.

« Elle est morte deux jours plus tard dans son sommeil. J'ai été à ses côtés toute la nuit. »

En l'espace d'une semaine, je me suis rendu compte que j'avais perdu tout ce qui m'était cher. Mon appartement, mon travail, mes amis... J'avais tout investi pour vivre ici avec elle. Et maintenant qu'elle était partie, je n'avais plus de raison de rester dans cette ville. Pourtant, me voilà, encore à ressasser ces souvenirs. Pourquoi suis-je encore ici ? Je ne sais pas vraiment. Peut-être parce que j'aimais cette ville. Peut-être parce que j'y voyais vu mon futur. Ou peut-être simplement parce que je n'avais nulle part ailleurs où aller.

A ce moment, je m'empresse d'essayer une larme qui coulait sur mon visage. Mon masque s'était fissuré

Je n'avais pas touché à ma bière, écoutant attentivement Peter me narrer sa tragédie. A côté mes problèmes étaient presque insignifiants ! Si jamais je devais perdre Sue... Je réprimais un tremblement, ignorant avec tact la larme qui venait de couler du visage de l'homme en face de moi.

Excuse moi de n'avoir pas été là.

Nous étions tous les deux à se débattre dans un monde englué, mais je songeais que le sien devait sans doute être bien plus pateux que le mien.

Si j'avais su...

Je me demandais bien ce que je pouvais faire pour l'aider, inconsciemment cela m'aiderait sans doute moi aussi.

T'es le bienvenu chez nous, tu sais. On a vécu tous les deux des évènements rares.

Ça n'a jamais été dans mes habitudes de parler de mes problèmes. Se plaindre ou se lamenter... j'ai toujours considéré cela comme une marque de faiblesse. En y réfléchissant, ce n'est pas l'acte en lui-même qui me répugnait, c'était plutôt l'image de moi-même qui en ressortait après. Mais j'ai fini par comprendre qu'il y avait des choses trop lourdes à porter seul. Si lourdes que je n'ai trouvé de meilleur remède que boire seul dans ce bar.

Lorsque Marysa est partie, la famille et les amis étaient à mes côtés. Tous les jours et à chaque heure, ils venaient me rendre visite dans mon appartement. Nous ne voulons pas que tu sois seul, me disaient-ils. Mais ils ne se réalisaient pas à quel point je l'étais malgré leur présence. Néanmoins, ce n'est que lorsqu'ils repartirent vers New York que je pris pleine conscience de la solitude.

Solitude que j'essayais d'atténuer avec l'alcool avant que Niel n'arrive. Pauvre bougre. Lui et Sue ne se rendent pas compte de la chance qu'ils ont d'être ensemble. Visiblement bouleversé par mon récit, Niel continuait à s'excuser pour son absence en ces jours difficiles. Il était temps de mettre un terme à ses excuses car si on en arrivés à ressasser cette histoire ce soir dans ce bar, c'est bel et bien à cause de moi.

- Non, c'est de ma faute... C'était idiot. J'aurais simplement dû t'en faire part.

La réaction de Niel exprime toute sa bonne volonté et cela malgré l'erreur que j'avais commise à son égard. Son invitation me touche d'autant plus. Je prends mon verre et le lève nonchalamment vers sa direction avant de le vider. Mon sourire est sincère cette fois.

- Merci, c'est très gentil de ta part. Je passerai avec plaisir un de ces jours. Hé, ce n'est pas le temps qui me manque en ce moment ! Et puis... Sue aussi doit savoir pour Marysa.

J'haussai les épaules. Je comprenais sa réaction. Il n'y avait rien de mal à vouloir s'isoler quand tout son monde chavire autour de soi.

Peu importe. Le passé est le passé. Tu sais maintenant que tu peux venir me voir en cas de besoin.

Même si j'espérais que ce besoin ne ferait pas sentir de sitôt. Peter avait eu assez à gérer dernièrement.

Je peux lui annoncer si tu préfères. Tu n'es pas obligé.

Peut-être que cela permettrait une conversation sans cri et sans heurts. J'en doutais pourtant. Je ne comprenais pas comment notre relation avait pu basculer ainsi. Je me sentais responsable. Tellement coupable. Et la moindre perche était une aubaine pour moi.

- Mmh... Si tu souhaites t'en charger, je ne vais pas m'y opposer.

Bien que j'aurais sûrement grand plaisir à revoir Sue, je dois avouer que l'idée de lui annoncer cette nouvelle est loin de me plaire. Pauvre Niel, je sens déjà le malaise de cette conversation à venir... Et vu le silence qui commence à s'installer, je suppose qu'il appréhende la scène lui aussi. La meilleure chose à faire dans ces moments-là, c'est d'être optimiste.

- Ne t'en fais pas, je suis sûr que les choses s'arrangeront entre Sue et toi.

J’agite mon verre pour faire tourner le fond de bière restant tandis que l'alcool commence à me faire tourner de la tête. Je fais signe à la serveuse pour demander l'addition.

- Ce qui arrive à Sue et à toi, beaucoup de couples l'ont connu aussi... et y ont survécu. Je suis certain que les choses iront mieux pour vous aussi.

Ces deux-là ne se rendent vraiment pas compte de la chance qu'ils ont d'avoir l'un pour l'autre.

Mais l'invitation reste valable !

Je souhaitais le décharger d'une mauvaise nouvelle, pas l'empêcher de venir à la maison. Cela nous changerait les idées à moi et à Sue.

Sans doute. Si je pouvais déjà m'ôter ce meurtre de mes soupçons, ça aiderait pour la confiance.

Une idée venait de me traverser l'esprit. Peut-être qu'il saurait me renseigner mieux que moi?

Tu... tu n'as jamais entendu parler de phénomène étrange?

La question de Niel a l'effet de me surprendre car non seulement je ne vois pas où il veut en venir mais l'interrogation me rappelle aussi un étrange événement survenu récemment. En y réfléchissant, cette histoire partage même certains points avec le meurtre auquel il est impliqué. Ce dernier est d'ailleurs l'une des affaires les plus étranges que j'ai pu entendre. Les enquêteurs n'avaient ni trouvé de trace du tueur, ni formellement identifié l'arme du crime.

- Heu... Non je n'ai rien entendu de tel... Par contre, j'ai assisté à quelque chose de très étrange il y a quelques jours.

Je ne fais même pas attention à la serveuse qui nous pose l'addition.

- C'était sur le Pont-Qui-Penche, il était très tard ce soir-là, le lieu était pratiquement désert.

Un léger frisson me parcourt en me remémorant cette nuit. Je compte bien m'abstenir de raconter à Niel ce que je faisais réellement sur ce pont. Cette histoire restera entre Luna et moi... Et Terry.

- Je traversais le pont lorsque je suis tombé sur un jeune homme très mal en point. Il était couvert de blessures dont une sérieuse à l'abdomen... Heureusement, il y avait aussi une fille qui passait ce soir-là et comme par miracle, elle savait comment le recoudre.

L'apparition de Luna était tout bonnement providentielle. Je n'ose même pas imaginer ce qui serait advenu de Terry sans son aide. Quant à moi, je ne serai déjà plus de ce monde.

- C'était vraiment bizarre...Au vu des traces de sang, il y a dû y avoir une lutte très récente par ici, pourtant je n'ai rien remarqué et la fille non plus. Pas de corps, pas de traces de pas si ce n'est celles du blessé... Et d'ailleurs, je ne sais même pas quelle arme a pu lui provoquer ça, ce n'étaient pas des coupures nettes, c'étaient plutôt des déchirures... On aurait dit qu'il a été attaqué par un tigre.

Mon air est peut-être plus grave que je ne l'aurais souhaité. Niel, te rends-tu compte à quelle point cette histoire semble liée à ton témoignage ?

- Le plus louche dans tout ça, c'est que le gars n'avait pas l'air net, il refusait d'être emmené à l’hôpital, alors on l'a emmené chez un ami à lui.

Je ne pensais pas qu'il me réponde par l'affirmative et me décrive en plus un phénomène étrange qui ressemblait encore plus étrangement à mon évènement.
Je l'écoutai attentivement, cherchant à comprendre et plus que ça me rassurant sur le fait que non je n'étais pas devenu fou. Si Peter avait vu quelque chose de bizarre, alors c'était peut-être que ça, quoique ce soit, existait réellement, et pas seulement dans un rêve d'ivrogne ou de drogué. Ce que je croyais être devenu. Bon pour l'asile.
Je restais silencieux, quelques instants, ayant dédaigné ma bière qui reposait sagement à côté de moi.

C'est...

Je cherchais le mot pour décrire toutes les relations qui s'établissaient dans mon esprit. N'y parvenant pas je sortis la seule chose logique en passant la main sur ma tête comme si cela pourrait aider mon cerveau à y voir clair :

C'est dingue !

Je reportais mon attention sur lui.

Je te crois entièrement. C'est un peu ce qui m'est arrivé. Un corps avec de drôle de blessures. Pas de sang sur l'arme bizarre. Et le pire... l'arme a disparu de mes mains.

Une idée encore plus dingue me vint alors.

Tu pourrais retrouver ce Terry ?

Malheureusement, au risque de décevoir Niel, c'est là que s'arrête mon histoire avec Terry... Quoique ce n'est peut-être pas une mauvaise chose vu l'état dans lequel "ses amis" l'ont laissé. En réalité, l'origine de ses blessures me préoccupait plus que sa santé. Je vous raconte pas la déception que j'ai ressenti lorsqu'il nous a fait comprendre qu'il ne voulait plus de notre aide. Sur le moment, je me suis abstenu de lui donner mon numéro, histoire de ne pas tomber dans de sales histoires... Et puis vu le caractère du bougre, j'imagine qu'il était peu probable qu'il me recontacte. Mais plus le temps passe et plus je regrette de ne pas l'avoir fait. Je le regrette d'autant plus ce soir.

- Je... Non, je ne crois pas... En fait, dans l'urgence de la situation, je ne me souviens plus vraiment du lieu où je l'ai laissé et surtout, je n'ai pas gardé contact...

La nuit était tellement agitée que j'en ai même oublié l'adresse.

- Ce n'était vraiment pas loin du Pont-Qui-Penche, je pense que je peux reconnaître l'endroit si je m'y retrouve. Le problème, c'est qu'on ne tombera pas sur Terry, seulement sur un ami à lui... D'ailleurs, cet ami n'était pas là quand on a laissé mais il a insisté pour qu'on le lâche ici... Sous prétexte que cet ami n'allait pas tarder à arriver.

Finalement, nous nous retrouvons avec une très maigre piste. C'est alors que mes pensées se tournent vers celle qui m'a tenu compagnie pour le reste de la soirée. Luna avait certainement les idées plus claires à ce moment-là, peut-être a t-elle retenu l'adresse ? Mieux, peut-être a t-elle gardé contact avec Terry ?

- Ce n'est peut-être pas tout. La fille qui était avec nous... Luna. Elle s'en souvient peut-être davantage. Si on arrive à la retrouver, on pourra peut-être en savoir plus sur Terry.

Cette histoire commençait sérieusement à m'obséder. Je voulais comprendre. J'avais besoin de comprendre comment je m'étais trouvé dans cette situation étrange. Et Peter venait justement de me fournir une piste des plus sérieuses.
J'hochai la tête pour manifester mon assentiment.

Alors retrouvons cette Luna. Elle se souviendra peut-être mieux de l'endroit où vit l'ami de ce Terry.

Je ne savais pas encore que j'étais en train de plonger tête la première dans un monde où je n'aurai jamais dû mettre les pieds. Plus tard je regretterai ce moment, désireux de n'avoir fait qu'oublier cette histoire étrange.

Tu sais comment la contacter?

Je songeai que le détective croisé pendant ma détention pourrait nous être utile. Mais j'hésitai à prendre contact, il m'avait semblé en savoir plus qu'il ne voulait bien le dire. Et un ivrogne n'était jamais vraiment sûr.

La soirée est en train de prendre une tournure vraiment inattendue... et très intéressante. Quelle ironie. Moi qui pensais passer cette soirée seul, je me retrouve maintenant à faire mes retrouvailles avec les seules personnes que je connais dans cette ville. Le pire dans tout cela, c'est que je n'ai pas pour habitude de traîner dans des bars, encore moins tout seul. C'est vous dire à quel point ma rencontre avec Niel est improbable. Je n'ai pas tendance à croire au destin ou à des choses du genre mais sur le coup, je n'ai pas pu m'empêcher d'y penser.

- Je pense savoir où la retrouver, elle vit dans un van stationné près du Pont-Qui-Penche, on pourrait peut-être se rendre directement chez elle.

L'alcool me monte à la tête mais je pense avoir l'esprit encore suffisamment clair pour saluer Luna. Je jette un coup d’œil à ma montre. 21H52. Il n'est pas encore trop tard pour lui rendre visite. Ça aurait bien plus simple si j'avais gardé son numéro de téléphone mais à vrai dire, je ne tenais pas vraiment à la revoir après ce qui s'est passé.

- On peut y aller maintenant si tu veux.

Reste à espérer que Luna soit toujours là-bas.

La situation tournait en ma faveur et il était de ses soirées où on ne devait pas attendre trop longtemps pour saisir l'opportunité. Je me levais donc en posant ma dernière bière vide sur la table, un peu trop rapidement, sans doute au vu des lumières qui s'allumèrent une brève seconde dans mes yeux.

Alors allons-y !

J'enfilais mon manteau, et attendit qu'il ouvre la marche.