L’animal mystique en avait profité pour glisser quelques mots qui constituaient comme des couperets sur mes certitudes.
« Il ne s'agit pas d'être ou de devenir un héros : tu as ce potentiel en toi, c'est un fait inaltérable, tout comme tu as besoin de respirer pour vivre. » Ça devenait vraiment sérieux, comme histoire. Il pouvait déjà se tp, alors pouvoir lire dans les pensées... Et s’il pouvait vraiment exaucer des vœux, ce serait grandiose et effrayant en même temps.
Et s’il était omniscient ? Je me demandais simplement s’il avait une sorte de fondement à ce qu’il venait d’affirmer.
En tout cas, je commençais à me demander si la formulation de mon vœu était adéquate. J’aurais directement pu lui demander de ramener Warren à la vie, mais rien me garantissait qu’il ne commettrait pas un suicide à nouveau. Son état d’esprit resterait le même, non ? Et puis, dans n’importe quel bouquin de fantasy, un retour du royaume des morts provoquait toujours un bug dans la matrice. Aucun parti n’en sortait satisfait.
Maintenant, je pouvais altérer le cours des choses. J’avais pas pu m’empêcher d’imaginer ce qui se passerait dans le meilleur des mondes, si je réussissais à le sauver. Si j’arrivais à être différent. Si j’avais une chance de rattraper le temps perdu.
Le chat génétiquement modifié ÉTAIT VRAIMENT GÉNÉTIQUEMENT MODIFIÉ ILLUMINATI CONFIRMED quand il s’était mis à irradier d’une manière incompréhensible. J’avais réellement commencé à flipper quand je m’étais rendu compte de l’étrange cérémonie qui se déroulait, un peu à la manière d’un baptême enrichi à l’uranium tellement ça brillait pour rien.
« En échange de ton vœu, Max Caulfield, je fais de toi un Nephil ! A partir d'aujourd'hui, tu devras combattre les Ombres qui menacent les humains dans le plus grand secret. » J’avais envie de lui crier "UNE SECONDE", "TEMPS MORT" ou "POUCE" pour en savoir plus sur les formalités écrites en italique police 4 en bas de la page administrative, mais Bey avait bondi sur moi avant de m’inonder de lumière avec ses « gros poils dans les oreilles, genre des espèces de tentacules portugaises », comme le dirait Warren. Et de m’arracher la rétine droite par la même occasion, genre le même effet qu’une kikoo de 11 ans qui écrit en Comic sans MS gras magenta sur MSN.
Comme ceci.Blague à part, quand j’avais rouvert les yeux, je me retrouvais à nouveau dans ma chambre, à quelques détails près. Warren n’était plus là. Je portais mes anciens habits. Mes cookies préférés avaient disparu. Ma plante verte s’était volatilisée. Et surtout, l’atmosphère semblait… différente. En jetant un œil par la fenêtre, je m’étais rendu compte qu’en fait, ce n’était pas la chambre de ma maison à Palema, mais celle que j’occupais quand j’étais encore à l’académie Blackwell – la déco avait assez peu changé, à vrai dire.
Je m’étais retourné vers le félin paranormal d’un air interloqué. J’étais tout à fait partagé entre l’effroi, l’émerveillement et le dépassement total par les évènements.
« Tu as désormais toute cette journée à revivre. Ensuite, tu retourneras dans le présent que nous venons de quitter. » En scrutant mon ancienne montre, j'avais été déconcerté par cette étrange réalité : on était bel et bien le 31 octobre. Le jour où Warren s’était suicidé.
Il fallait que je me souvienne du moindre détail qui pouvait m’aider. Ce jour-là, j’avais fait une sorte de cauchemar semi-prémonitoire qui m’avait tiré de mon lit aux aurores, alors que j’avais pas encore cours. Enfin, y avait catéchisme à huit heures, donc c’était facultatif. Du coup… je crois que je m’étais rendu sur le toit aux alentours de dix heures pour faire du yo-yo, juste avant le cours d’Histoire. Que je voulais sécher, si mes souvenirs sont bons.
Sauf que là, il était déjà dix heures passées.
Mon sang n’avait fait qu’un tour. J’étais sorti en trombe de la pièce sans regarder derrière moi, avant de foncer voir si Warren était dans sa chambre.
Elle était ouverte, mais y avait personne. Prévisible. J’avais du coup embarqué avec moi son skateboard bizarrement customisé pour aller plus vite dans les couloirs. Enfin, comme j’étais pas un pro du skate, j’avais failli me gameller à trois reprises, mais y avait personne donc c’était passé crème.
C’était en courant dans les escaliers que j’avais finalement regretté le fait de pas avoir fourni plus d’efforts pendant les cours de sport. Bordel de merde.
J’avais finalement ouvert la porte du toit brutalement avec un trop plein de pensées dans le crâne avant de pousser un cri de soulagement et d’inquiétude en même temps : Warren se trouvait encore là, ouf. Mais justement, il se trouvait encore là. A deux pas de la mort.
Agrippée sur son dos, se trouvait une sorte de monstruosité noire qui avait l’air d’être tout sauf rassurante. C’était donc ça, une "ombre"…
Et c’était donc à cause de ça que Warren avait mis fin à sa vie. A cause d’une connerie pareille.
Au début, je me demandais comment je pourrais me débarrasser de cette saloperie qui lui bousillait la vie. Sauf que si je faisais un seul mouvement brusque, Warren franchirait le pas. J’étais coincé. Mais il était bien trop tôt pour renoncer. Le temps était compté, et j’avais enfin la chance de pouvoir lui parler à nouveau… et de le sauver.
Tout semblait intemporel, à cet instant-là. Rien ne semblait pouvoir m’affecter. Ni les cris des gens qui se trouvaient en bas, ni la pluie acide qui s’abattait sur moi. Il n’y avait plus que Warren… et moi.
Toutes mes angoisses passées avaient rejailli à vitesse grand V, ma voix tremblait bien plus qu’auparavant, et je commençais à être tétanisé.
« Warren… »avais-je supplié.Il avait souri en voyant que j’avais son skate sous le coude. Rien qu’avec ça, j’avais peut-être commencé à changer les évènements. J’y connaissais rien dans la théorie du chaos ou l’effet papillon, mais j’en avais plus rien à faire des conséquences et je devais juste continuer. En choisissant avec précaution tous mes mots. Je devais le faire descendre de là. J’avais enfin droit à une seconde chance…
… et à un second échec.
Je me sens si vide à l’intérieur que j’ai ni la force de pleurer, ni la force de m’énerver. Comme s’il ne me reste plus rien.
Warren… J’ai essayé… Encore. Et j’ai échoué. Encore.
Je suis désolé…
Il a légèrement hésité quand il a vu à quel point j’ai tenu à le sauver. J’ai utilisé les bons mots cette fois. J’ai rappelé à quel point son père tient à lui. La tristesse qu’il va provoquer. Les véritables amis qui l’entourent.
Mais ça n’a pas suffi. Le mal était ancré bien plus profondément. Warren voulait réellement mettre fin à sa vie, et l’emprise de l’Ombre n’a fait qu’accentuer son désir.
Je lui ai dit tout ce que j’avais en tête. Dans un élan de désespoir peut-être, j’ai même fait appel à sa religion. Celle qu’il chérit plus que tout.
Comme quoi Dieu a de plus grands projets pour lui.
« C’est Dieu qui m’a placé sur ce toit. » Comme quoi Dieu m’a aussi placé ici pour le sauver.
« Comme tous les gens en bas qui pourront prendre des photos de mon cadavre. » Comme quoi Dieu punit les injustices et les atrocités commises dans ce monde.
« Ça fait longtemps que je crois plus en la justice, Max. »Comme quoi… Comme quoi…
« Warren, attends ! Le suicide est un péché, non ? Je ne veux pas que tu finisses en enfer…- Max… Je suis déjà en enfer… » Et il a sauté. Mais contrairement à avant, j’ai pas détourné le regard. J’ai simplement regardé sa chute, comme un ange qui écartait les bras avant de se laisser emporter. Et surtout, j’ai fixé mon regard sur cette Ombre.
S’il n’y avait rien eu d’autre, je pense que j’aurais sauté aussi. A l’inverse des films où toute la famille du héros meurt et où il arrive à s’en sortir psychologiquement aussi frais qu’une pâquerette, je pense sincèrement que j’ai atteint ma limite émotionnelle.
Mais une sorte de nouvelle haine m’a gardé en vie, à ce moment précis. Je n’ai plus qu’une pensée : commettre un génocide d’Ombres.
Je leur en veux tellement.
Et je m’en veux également. Tout ce que j’ai fait, c’est retarder sa mort. Pour la deuxième fois. Et vivre la pire journée de ma vie. Pour la deuxième fois.
Pardon. Pardon Warren. Il n’y a rien qui puisse justifier le fait que tu aies eu à mourir à nouveau.
De retour dans ma chambre, Bey était resté là, placide, comme à son habitude. Je m’étais effondré sur mon lit, complètement à bout. Mon vœu avait été réalisé : j’avais eu une "chance" de le sauver. Et je l’avais pas saisie à temps. J’avais fermé les yeux, en attendant que tout ça se termine...
Puis je les avais rouverts. De retour à Palema. Tout était à sa place. Ma plante en pot. Mes cookies. Mon sac.
Seule l’apparition de Warren manquait à l’appel.
Bey m’avait glissé un « bonne chance » solennel, avant de disparaître de la même manière dont il était apparu. Puis il ne restait plus qu’un silence pesant.
Mon regard avait fini par se poser sur son skateboard un peu poussiéreux, qui se trouvait dans le coin de ma chambre. C’était la seule chose que j’avais réussi à changer avec ce voyage temporel.
C’est en prenant entre les mains l’artefact en question que celles-ci se sont mises à trembler. Et j’avais fondu en larmes. Comme si j'avais enfin accepté de pleurer.
Je m’étais finalement autorisé à faire son deuil.