Last drink:

Saskia écumait les rues, balade nocturne dont elle seule avait le secret. Ses yeux bruns paraissaient noirs dans l'obscurité. Sa démarche aussi agile qu'un félin, les chats des égouts libéraient le passage quand elle approchait. Rentrer, oui. Mauvaise nuit, mauvaise nuit.
La lune éclairait ses pas. Elle connaissait le chemin jusqu'aux squats. Jusqu'à chez elle. Rentrer n'était qu'une formalité, le chemin, lui, une toute autre histoire. Elle avait l'habitude d'arpenter ces rues sinistres mais une mauvaise rencontre pouvait toujours surgir du néant. Elle guettait les horizons ; la Russe devait du fric à beaucoup de monde et n'avait aucune envie de se mettre à courir alors que sa jambe la faisait encore souffrir. Elle n'allait certainement pas restée cloîtrée comme un rat à Bunker Hill. Elle avait besoin de sortir. Besoin de sentir qu'elle existait au milieu de la trop grande Amérique qui la broyait un peu plus au fil des jours.

Ses yeux tristes ne sauraient mentir sur son état d'esprit. Elle donnait le change avec ce sourire qu'elle affichait. Sourire de façade, masque d'ivoire qu'elle avait su se fabriquer. Saint-Pétersbourg lui manquait. Avdeï lui manquait. Les tendres gelées de la Russie lui manquaient. Mais ressasser ces souvenirs ne serviraient à rien si ce n'est à la blesser davantage.
Elle releva la tête, serra les poings. Donner le change oui. Mais pour qui ? Pour quoi ? Juste pour elle, pure satisfaction personnelle. C'était tout ce qui lui restait.

La devanture du bar Last Drink s'offrit à elle. Elle s'arrêta quelques instant avant de poursuivre son chemin. Pas de sous pour boire un verre, trop crevée pour tenter de s'en faire offrir un. La fatigue avait ce don de calmer totalement Saskia, de la faire fonctionner au ralenti, imposant un tempo dont elle n'avait pas l'habitude.
Un espèce de gogo-dancer sortait par l'issue de secours. Sûrement son show était-il fini et les pucelles et autres vierges effarouchées étaient déjà rentrées auprès de papa et maman. Plus personne à faire mouiller. Elle lorgna sa  tenue excentrique, ne put se retenir d'arborer un sourire mauvais, signe d'une boutade à venir.

– Vous les Américains, vous savez plus quoi inventer pour vous faire remarquer.

Elle s'arrêta quelques instants face au jeune homme, histoire de voir s'il avait du répondant. Non, elle ne cherchait pas les ennuis, juste comment s'occuper un peu avant de rentrer dans son nid à microbes. Et puis, un mec qui se baladait torse nu avec un manteau de fourrure en pleine nuit de septembre, c'était peu courant, surtout dans le quartier Sud.

– Fais attention à ce que les chiens ne te sautent pas dessus pour oser porter pareil manteau de fourrure.

Saskia ne cautionnait pas cette cruauté gratuite envers les animaux. Mais son sens de la mode était inexistant. Sa tenue du jour se composait d'un débardeur kaki et d'un short noir. Comme pour de nombreux jours. La nuit avalait ses veines sombres et ne les recracherait qu'au petit matin, moment où elle serait en pleine lumière, lumière trop crue pour ses yeux d'ambre.

Avec quelle insolence traitait-il Saskia, celui-là ! En train de faire son beau, sa parade, la clope en bouche tout en insultant la  Russe. De chien, qui plus est. Qu'il prenne garde à ce que le chien en question ne lui saute pas au visage dans l'espoir de lui faire regretter ses paroles. C'est qu'elle savait mordre, celle-là. Et griffer. Une vraie tigresse quand elle le désirait. Mieux valait détourner le regard, changer de trottoir et oublier cette rencontre de mauvaise augure. Mais Saskia  était Saskia.

– Fais gaffe à ce que le chien ne te saute pas à la gueule pour t'apprendre à l'ouvrir moins et réfléchir plus, alors. C'est imprévisible, les chiens, ça jappe la seconde d'avant et la seconde d'après ça vous bouffe un œil.

Saskia l'insouciante. À quoi jouait-elle ? Si elle continuait avec ses provocations, elle allait au devant des ennuis. Elle ne le connaissait pas, ce type aux cheveux bleus, elle jouait avec le feu sans même s'en rendre compte. Bien qu'une part d'elle-même hurlait pour qu'elle décampe au plus vite. Après tout, si elle devait prendre la fuite, elle serait vite rattrapée avec sa jambe qui la lançait encore par moment. Et inutile de se faire trouer l'autre cuisse.

– Merde tu me menaces et tu te casses, comme ça ? bouillonnait-elle, c'est ça retourne donc chez toi la queue entre les jambes ! À se demander lequel de nous deux tient le plus du chien, tss !

Elle s'appuya contre le mur, attendant de voir si sa réplique allait faire mouche. Un peu d'animation avant de rentrer, cela ne se refusait pas. Et puis, elle n'avait rien de mieux à faire que d'agacer un peu ce gogo-dancer improvisé croisé à la croisée des chemins.

Saskia chercher les ennuis ? Pas du tout. Elle passait juste un peu le temps, crevait le temps à coup de phrases, de mots tordus projetés en plein dans la face de l'homme aux cheveux bleus. Etait-ce un crime ?
Pour s'amuser avec un ordinateur, encore faut-il en avoir un. Encore un espèce de bourge du quartier Nord qui venait s'amuser dans le quartier Sud. Si les différents quartiers existaient, ce n'était pas pour rien. Chacun à sa place.

– C'est ça, j'ai qu'ça à faire t'façon.

Saskia allait tourner les talons à son tour. Mais trop tard. Déjà une bande d'hommes éméchés venaient en sa direction. Finalement, peut-être aurait-elle dû écouter sagement l'autre qui se baladait avec une peau morte sur le dos et rentrer au squatt avant de faire une mauvaise rencontre. Ou plusieurs. En meute que ça chassait, bien sûr.
L'un des mâles la siffla. Saskia ne se retourna pas. L'ignorer et décamper au plus vite. Contre un guignol solitaire, elle aurait pu s'en sortir comme toujours. Mais contre cinq, cela faisait beaucoup. Rester calme surtout.

– Hey ma belle ! commença celui qui l'avait sifflée, c'est combien ?
– Trop cher pour ta gueule, s'entendit-elle répondre du tac au tac.

L'autre s'avança vers elle, suivi de près par sa horde de gorilles. À peine l'homme posa-t-il sa main sur son épaule, ouvrant la bouche dans laquelle mûrissait une réplique cinglante que le genou de Saskia se leva, finit frapper l'homme qui s'écroula. Bien visé, la p'tiote.
Ah bonne idée. Maintenant au lieu d'avoir cinq guignols en chien sur elle, elle héritait de quatre guignols furieux. Oups.

Saskia croyait son sort déjà scellé. Déjà la horde se rapprochait d'elle. C'était eux les chiens de l'histoire, les vrais, il fallait être un crétin pour ne l'avoir toujours pas compris. Saskia recula doucement mais sûrement, tentant de mettre le plus d'écart entre elle et eux, souhaitant retarder le plus possible la rouste monumentale qu'elle allait se manger dans moins de cinq minutes.
Mais le visage de l'homme dont elle avait manqué de respect – et lui de même – s'était interposé. Elle ne l'avait même pas entendu arriver, tant elle était occupée à tenter de calmer les battements de son cœur. Il attrapa sa main pour y glisser des clés et lui donner des indications à suivre. Ah c'était beau cet héroïsme dans le quartier Sud. Mais merde, elle n’avait aucune idée de l’endroit où il habitait, ce gugusse !

Elle ne discuta pas et s'éclipsa à peine son sauveur d'un soir venait-il d'exploser le nez d'un de ses agresseurs. Ouch ! Elle détala comme un lapin, glissant dans une ruelle avant de se laisser tomber au sol, s'adossant au muret. Le combat était tout proche, juste derrière cette ruelle. Aller chez ce type était une idée inconcevable ; elle ne savait pas où il habitait.  Alors quoi ? Rentrer à Bunker Hill, dans son squatt lugubre pendant que lui encaissait les coups ? Malheureusement pour lui, la Russe n'était pas douée en matière de combat. Plutôt fuite qu'affrontement direct.

La brune se hissa sur une poubelle pour pouvoir observer le combat sans se faire voir. Ses grands yeux humides dévoraient la scène qui se jouait pour elle. Elle ne pouvait s'empêcher de repenser à BlackBird qui avait volé à son secours, matant deux hommes sans aucune difficulté. Et elle, tout ce qu'elle avait su faire, c'était fuir, comme toujours, comme ce soir.
Un faux mouvement et elle bascula. Pas une grande chute, juste un peu de bruit. Au moins le porteur d'animaux morts pourrait-il la retrouver pour récupérer ses clés.

Preste, elle alla se glisser dans les ténèbres, s'éloignant de quelques mètres à peine du raffut qu'elle venait de provoquer. Elle n'en pouvait plus de cette vie. Elle avait cru pouvoir tenir mais la vérité lui explosait à la gueule. Elle voulait rentrer n'importe où, à Moscou ou Saint-Pétersbourg, et revoir le sourire de son petit ange Avdeï et dire merde à cette Amérique qui ne faisait que la vider de son énergie jour et nuit. Elle ramena ses jambes contre elle et enfouit sa tête, lâchant le barrage scelle de ses larmes d'un soir.

Le combat était fini, l'énergumène aux cheveux bleus était de retour, accompagné de l'odeur du sang. Cette odeur qui vrillait le cœur de Saskia. Mais ce n'était pas son problème, c'était lui qui avait voulu s'en mêler, elle ne lui avait jamais rien demandé.
Les quelques larmes s'étaient noyées entre les tréfonds du tissu de son short, seuls subsistaient encore ses yeux légèrement humides et brillants. Elle ouvrit la main qui contenait les clefs.Un bout de papier avec l'adresse était en effet accroché. Cela aurait presque pu la faire sourire si la situation s'y prêtait.

– Alors quoi ? T'as écrit ton adresse au cas où tu te réveillerais un beau jour en l'ayant oubliée ? N'importe quoi.

Ça ne s'écrit pas une adresse, encore moins sur un trousseau de clefs, ça ne s'oublie pas, c'est comme son nom, ça ne s'oublie pas.
Elle lui balança le trousseau. C'est bon, elle avait gentiment gardé ses clefs le temps qu'il règle son compte aux mastodontes, maintenant elle pouvait filer et lui pouvait faire de même.

– Tiens, reprends-les tes fichues clefs ! T'as joué au héros alors maintenant fous-moi la paix !

Saskia ou l'art et la manière de remercier convenablement un inconnu qui lui avait sauvé la mise. Toujours aussi aimable quand il fallait.

En moins d'un instant, Saskia se retrouvait sur ses deux jambes, hissée par celui qui s'appelait Hadence. Pourquoi continuait-il de vouloir l'emmener chez lui ? Elle était en sécurité maintenant. Et puis, elle avait un chez soi. Sans eau chaude, insalubre, avec les murs qui menaçaient de s'écrouler mais un chez soi quand même.

– Je vis pas dans la rue, contrairement à ce que tu crois, grogna-t-elle, j'ai p'têt pas les moyens de m'acheter de la fourrure mais j'ai un chez moi.

Ereintée, épuisée, Saskia avançait malgré tout. Elle ne s'était toujours pas présentée, d'ailleurs. Cela aurait pu être une bonne base.

– Et moi Saskia. Sas-kia, fit-elle en décomposant bien les deux syllabes.

Ce soir elle dormirait au chaud et ce ne serait pas du luxe. Hadence lui avait peut-être sauvé la mise une fois et agissait avec elle en bon samaritain mais ce n'était pas pour autant qu'elle lui accordait sa confiance. Elle continuerait d'être méfiante jusqu'à ce qu'elle soit assurée qu'elle n'avait rien à craindre de cet individu.