La route:

Alice lui avait donné une mission – ou peut-être pas, il ne savait pas vraiment. En fait, il n’avait pas tout à fait écouté la jeune femme à ce moment-ci, trop occupé à… Quoi, déjà ? Ah oui, déguster de la chantilly à la bombe. Ce qu’il avait saisi, c’est qu’elle, ou son père, ou son voisin, enfin quelqu’un en tout cas cherchait un conducteur personnel ou de situation, et que c’était à John qu’il incombait de tester les candidats potentiels.
Ou alors il n’avait fait que saisir la discussion en l’état, mais il en avait fait une affaire personnelle – et mettre quelqu’un à l’épreuve pouvait se révéler être assez amusant. Attrapant la liste de nom au passage, il se décida à commencer avec une certaine Carmilla Woods.

Ils avaient convenu d’un rendez-vous non loin du domicile Nightray, et il avait évidemment oublié de venir. Plus exactement, il était persuadé d’être la veille depuis quatre jours, sa perception du temps étant drôlement affecté par ses nuits très courtes. Donc, le jour j, lézardant quelque peu car il était de repos, il finit par apercevoir la date et l’heure sur la télévision. Soudain, la révélation : il avait déjà une demi-heure de retard. Il se rua dans la salle de bain, se prépara rapidement – prenant tout de même trois minutes pour se brosser les dents -, et descendit dans le rue, un brin soufflant.

Après deux minutes de marche, il aperçut une voiture luxueuse qui semblait attendre quelqu’un ; probablement lui. Ne connaissant pas vraiment les usages en la matière, il ouvrit la portière avant côté passager, et s’engouffrant de le beau bolide.
Il tendit sa main directement à la jeune femme qui conduisait, un grand sourire.

« - Désolé du retard, j’ai eu un souci de date. Mais sinon, John Fallen, enchanté. Je dois vérifier vos talents aujourd’hui, enfin le truc classique quoi. »

Il ne l’avait jamais fait auparavant ; et maintenant il en était certain : ce n’était pas lui qu’Alice avait chargé de cette tâche. Mais cela ne faisait rien, il sentait qu’il allait passer un bon moment.

La question de la chauffeuse étonna un peu John. Etait-ce un piège pour déterminer s’il souhaitait des services trop intimes, ou une véritable proposition ? Quoiqu’il en soit, il n’était pas intéressé.
Sauf qu’il avait décidé de mettre aussi les nerfs de la jeune femme à l’épreuve – il fallait la roder à Alice, sinon elle ne résisterait pas bien longtemps -, mais à sa façon : par l’absurde et l’imprévu. Le sérieux à l’égo plus haut que la stratosphère n’était pas vraiment son genre de comportement, et se laisser aller totalement serait bien plus amusant.

« - De conduite, j’imagine. Après, si vous êtes en mesure d’amener des pancakes à chaque appel, ce serait un plus non négligeable… Ma patronne adore ce genre de mets. »

Rectification : c'est lui qui était amateur. Pour autant, la nuance importait peu, seul un oui ou un non avait de la valeur aux oreilles de John. Et encore, il n’en avait en réalité rien à faire.

La voiture commença à ronronner, et sorti de son emplacement. La fameuse question du lieu venait de tomber, et le jeune homme avait oublié de prévoir ce détail – il faut dire qu’il voulait tout planifier à l’avance, sauf qu’il avait raté la dite avance. Dans l’improvisation, il balança une adresse au hasard, toujours dans ce quartier; cela l’étonnerait qu’Alice souhaite en sortir, cela souillerait trop ses manières parfaites.
La première idée qui lui traversa l'esprit fut quelque peu étrangement ironique, mais il décida de partir dessus. Il communiqua l'emplacement de la maison de son père, puis continua.

« - D’ailleurs, si l’envie vous prend de déraper une peu sur la superbe pelouse, faites-vous plaisir. »

Ce coup-ci, c’était uniquement par envie de provocation et par satisfaction d’imaginer la colère de son cher géniteur qu’il faisait cette demande.

Alors, elle connaissait la famille Brun. John laissa échapper un petit sourire, et roula un peu des yeux. Après tout, son nom était notable et il était évident qu’une coursière expérimentée aurait fini tôt ou tard par en entendre parler, mais la ruine du gazon de son père lui aurait fait plaisir… Satanée clôture.
D’un autre côté, elle semblait tenir un peu à sa voiture. Rien de bien étrange pour le moment, mais c’était un côté à pousser : arriverait-il à la faire sortir de ses gonds ?

« - Dommage, ça aurait fait une sacrée décoration. Il a toujours été friand d’art déstructuré, vous savez ? »

Ou comment dire de façon très détournée que Georges aimait bien briser des figures, surtout quand c’était celle de son fils. Ou d’un de ses amis ; un homme très charmant, en somme.
La curiosité commençait à le tenailler, et il désirait voir à quel point Carmilla avait la langue pendue sur les potins mondains. D’un côté cela pouvait être intéressant d’entendre quelqu’un déblatérer des ragots pour passer le temps, mais de l’autre cela signifierait qu’il devrait faire attention à ses paroles. La balance était à peu près équilibrée, finalement.

« - Vous faites souvent des courses pour lui ? »

Une petite question innocente, posée par un simple employé. Pourquoi s’intéresserait-il aux Brun, s’il n’avait à priori aucune affaire avec eux ? Probablement des questions qu’elle allait se poser, mais John ne comptait pas dévoiler son passé sombre de manière aussi facile. Surtout que le risque qu’elle balance tout demeurait ; il n’allait pas faire confiance à quelqu’un aussi rapidement.

« - Est-ce qu’il aime les pancakes ? »

La question louche, la voici. Il avait trouvé un petit filon, et il comptait bien en abuser jusqu’à ce qu’il sorte de cette voiture.

Il laissa échapper un petit rire. Carmilla avait tellement noyé sa non-réponse aux questions de John dans ses paroles que c’en était amusant : elle ne voulait rien dire, mais arrivait presque à le faire oublier. Sa façon de détourner le sujet était tellement naturelle que tout interlocuteur avait envie d’embrayer sur sa vie personnelle, de s’épancher sur ses troubles et autres délires du genre … Et même s’il avait perçu la supercherie, le jeune homme avait envie de jouer le jeu. Après tout, il avait envie d’assumer son passé, alors il pouvait le raconter à des gens ? De plus, il n’avait plus peur de Georges maintenant.
En fait, il en avait presque pitié.

« - J’aime bien saloper les propriétés des gens qui me tabassent, c’est une sorte de retour quelque peu juste. »

Il leva la main, puis continua.

« - Vous inquiétez pas, je ne vous ferai pas perdre de client avec mes mauvaises manières… Mais lui nuire un peu ne lui ferait pas de mal. Ou plutôt, c’est l’objectif. »

Ces quelques phrases lancées tranquillement, il pouvait retourner au sujet principal de cette discussion : les pancakes.

« - Mais j’adore les pancakes, surtout avec de la chantilly. Et vous ? Chantilly, ou … Caramel au beurre salé ? »

Il avait prononcé la fin de sa phrase avec un dégoût volontaire, comme pour l’inciter à aller contre lui, par simple esprit de contradiction. A l’inverse, elle pouvait aussi s’avérer être un humecteur de fessier ; le parfait atout pour son genre de métier. Servir des égos démesurés chaque jour ne devait pas être une partie de plaisir, et les brosser dans le sens du poil par pur cynisme pouvait s’avérer être une bon échappatoire.

« - Vous êtes plus du genre faux-cul, ou silencieuse ? »

Là, c’était presque vulgaire, et redondant avec sa dernière question – mais il voulait qu’elle comprenne bien le but de chacune de ses questions.

C’était… Refroidissant ? Décidemment, Carmilla ne semblait pas être la plus bavarde des chauffeuses – une qualité comme un défaut. Le tout était de savoir si elle savait correctement doser en fonction du client, et si elle était blasée rapidement ; ce qui, à son air, ne devait pas encore être le cas.
En fait, si elle l’était déjà, cela donnerait un argument à John de la conseiller : cela signifierait qu’elle jouerait très bien la comédie. Une qualité appréciable dans le pays mondain, et une des rares que leur admirait le jeune homme… Pouvoir être hypocrite à un certain niveau revêtait presque de l’art.

Gardant la bouche close pour réfléchir à ses prochaines questions, la jeune femme relança étonnement la conversation, avec une réponse tout à fait satisfaisante. Vraiment, elle commençait à monter dans son estime ; et cela le poussait à avoir de plus en plus envie de trouver ses points faibles, pour ne les titiller qu’une seule fois.

« - Sirop d’érable … ? Je n’ai jamais vraiment goûté, ça ne vous pose pas de souci si on s’arrête dans un endroit quelconque pour prendre quelque chose avec cette sauce, et la déguster ici ? Ces sièges sont particulièrement douillés, je dois l’admettre. »

Revenir sur l’idée de la voiture, c’était un de ses premiers plans ; et même s’il avait été honnête dans son début de phrase, il n’était pas tout à fait ignorant des propriétés collantes du mets… Un parfait test pour les nerfs de la demoiselle si elle tenait à l’impeccable de ses sièges.
Il était presque fier de sa question, réussissant à allier appétit à amusement – un véritable plaisir sadique qu’il confessait volontiers. Et si elle parvenait à la fin de cette épreuve calme, la phase suivante serait plus terrible encore pour une coursière qui se respecte : John comptait faire en sorte de rayer la carrosserie de la belle voiture.

Soudain, le visage de John se figea et son bras gauche quitta les côtés de la fenêtre pour rejoindre l’autre, se croisant sur son torse. Son regard se voulait plus dur, et son air, offusqué.

« - Pardon ? Vous n’offrez pas cette possibilité élémentaire ? »

Son ton était presque méprisant, semblable à celui d’un riche excentrique. A force de les côtoyer le jeune homme avait appris à les imiter, et il prenait un malin plaisir en ce jour à jouer un rôle qui finirait bien par être exécrable en tout point. Les caprices d’Alice pouvaient parfois être imprévisibles, et il valait bien mieux que la coursière soit préparée et bien conciliante pour survivre aux sauts de la demoiselle.

« - C’est bien peu usuelle comme manière de procéder, vous préférez l’état de votre voiture au confort de votre client … ? Je crains ne pas pouvoir trouver de sièges aussi confortables dans cet espèce de pseudo-restaurant. Et perdre mes aises me provoquerait des nœuds d’estomac. »

Il était loin l’employé amateur de pancakes et un peu imbécile ; désormais c’était l’aisé trop susceptible qui menait la danse de ce côté. Le changement d’humeur était presque ridicule et surréaliste, mais n’importe qui pouvait être lunatique, non ?

John hésita à sortir son téléphone et à bluffer en menaçant miss Woods de faire appel à une autre compagnie, mais il était fort envisageable qu’elle ne soit pas en pénurie de client – il lui fallait une autre menace. Quelque chose de gros, qui pourrait peut-être même échauffée sa pauvre interlocutrice.
Et il avait une idée qui y siérait tout à fait.

« - Aussi, il se trouve que mon système digestif est assez… fragile dans ce genre de situations. »

Le véritable sens de sa phrase n’était pas compliqué à saisir ; mais il ne cherchait rien à le cacher. Il voulait voir si on l’inviterait à quitter le véhicule, ou si Carmilla serait apte à faire quelques entorses à ses règles pour le bien de ses clients.

John haussa les sourcils, le regard plein de dédain. La vérité était qu’il était amusé de cette réaction rationnelle et honnête, sans volonté de le caresser dans le sens du poil – si le client était en dehors de ses règles, Carmilla semblait ne pas se gêner pour le lui faire comprendre et le redresser. Une manière très professionnel de travailler qui lui plaisait ; mais un autre détail pourrait à contre-courant.
Il existe quelque chose qui est en mesure de faire changer d’avis même le plus borné des idéalistes, de faire plier les lois ou bien des choses pires encore. Et la très légère odeur qui émanait de la jeune femme laissait entendre au Nephil qu’elle pouvait être sensible à ce genre d’attention.

« - Et contre un supplément à la hauteur du terrible sacrifice ? »

Il avait insisté sur le sarcasme dans cette phrase, jouant absolument l’être infect qui méprisait ceux qui lui refusait des faveurs. Exactement le genre de personnes que John détestait, mais les imiter l’amusait ; se moquer des abrutis étaient un jeu des plus agréables.
A ce rythme, la discussion finirait peut-être par tourner autour du premier sujet soulevé à son arrivée, et il était conscient qu’il lui faudrait arrêter tôt ou tard de jouer son rôle s’il ne voulait pas être un déchet aux yeux de la coursière – mais il avait encore un peu de marge.

Sa main commença lentement à descendre vers son portefeuille, dévoilant peu à peu des billets assez intéressant. Il n’avait pas de compte en banque, alors son salaire était logiquement en liquide ; et sa paye n’avait pas encore été dilapidée en œuvres caritatives, expliquant la présence de plusieurs centaines – voire milliers - de dollars dans ses poches. Il faut dire qu’il n’avait plus vraiment peur de se faire dérober quoi que ce soit.

Alors, c’était fait. Carmilla venait poliment de le flanquer dehors, le détroussant d’une somme faramineuse et lui affirmant son intégrité – vraiment ? Pris dans son rôle, il tapa du poing sur son accoudoir et regarda la jeune femme d’un air furieux, avant de retirer 25$ de son porte-monnaie et les tendre à sa conductrice.
Aussitôt les billets pris – et sans avoir récupéré le change, dans une espèce d’excuse à deux balles -, il ouvrit la porte avec force et s’extirpa du véhicule la voix trop haute.

« - C’est une honte ! Un traitement inadmissible ! Aucun respect des clients ! »

John s’était laissé emporter dans son rôle, mettant un terme au test bien trop tôt ; mais revenir à son caractère normal lui ferait perdre la maigre crédibilité que son jeu lui avait laissée. Il s’éloigna à pas rapides de la voiture, puis, une fois qu’il était sûr que son visage soit invisible à la demoiselle, il sourit. Mademoiselle Woods semblait bien professionnelle, et sa façon d’être pourrait être d’un certain amusement si elle et Alice se retrouvaient face à face… Il avait hâte de voir qui gagnerait entre le caprice et le sérieux.

Peut-être aurait-il à présenter des excuses à Carmilla s’ils venaient à se revoir tôt ou tard ? Probablement. Il ne jouerait pas toujours ce rôle infect qu’il s’était donné en ce jour, et à force la jeune femme finirait bien par ne plus savoir si c’était un imbécile qui jouait un con, ou un con qui jouait un imbécile – et la nuance, subtile, demeurait.