Je soupire en entrant dans le bar, dont la décoration sombre me rappelle un peu ces pièces qu'on voit dans les films où se cachent les gangs de la mafia. Généralement ça donne un air badass à la scène, avec une ambiance tamisée et des dialogues vraiment classes. Sauf qu'à la place de la mafia, c'est plutôt une horde de personnes voûtées sur leur chaise, ivres morts pour certains et pour d'autres en pleine complainte de leur vie affable et terne. Pas franchement gai comme lieu, mais je peux comprendre que ce soit discret : personne ne doit venir ici de son plein gré. Quand je ferme la porte derrière moi, je me contente de zieuter rapidement l'assemblée puis me dirige vers le bar. L'atmosphère est lourde, triste. Je déteste cet endroit.

Au comptoir, je commande un cocktail sans alcool tout en attendant cette personne que j'ai eue au téléphone. Un homme visiblement âgé de la cinquantaine, qui se baladait avec des faux papiers sur lui et qui devait m'en refiler pour que je puisse faire un prêt incognito. Sachant que mon père a des liens avec les banques, je ne pouvais pas ouvrir de compte à mon nom. C'est tellement chiant que j'ai été demander une nouvelle identité à un groupe un peu louche qui m'a présenté "Big Swan". Étrange quand même, il devait pas avoir beaucoup d'inspiration quand il a choisi ce nom.

Si je me souviens bien, il m'a interdit de le demander au bar. Ou bien de le demander à qui que ce soit. Bien que je connaisse son apparence pour l'avoir aperçu une fois, il ne semble pas être présent dans la salle. Je soupire en sirotant mon cocktail, tournant sur mon tabouret pour surveiller les environs. Je suis en avance de quelques minutes, j'espère au moins qu'il sera à l'heure...

Je sursaute d' un coup, renversant un peu de sirop sur le sol. Eh merde. Bon, heureusement j'ai pu éviter d'en foutre sur mes fringues. C'est pas que, mais ça fait tout de suite moins  sérieux auprès d'un mafieux délinquant d'être complètement collante et mouillée. Ça enlève de suite de la crédibilité. J'observe l'intervenante avec des yeux d'abord surpris, puis lui souris quelque peu en entendant un homme vomir quelques mètres plus loin de nous.

"Ça fait plaisir de voir quelqu'un de sobre ici. Désolée."

Puis je tournoie à nouveau sur ma chaise, cette fois ci en posant mon verre sur le comptoir. Je serais encore capable de me faire des ennemis si je continue comme ça. D'apparence plutôt réservée, la jeune femme semblait agacée, certainement par le geste, mais encore plus par le semblant de conversation engagée. Je ne suis pas du genre à forcer les discussions mais... Oh. Attendez. Mais si ! Je suis carrément ce genre de personne en fait !
 
"Que faites vous dans ce repère de torturés ?"

Bon la question se retourne x1000 envers moi, mais pour discuter, faut bien que quelqu'un la pose. Donc je me lance. J'espère que je ne vais pas me faire remballer fissa ou alors je prends directement un deuxième verre avec une concentration d'alcool beaucoup plus élevée et qui va certainement me rendre super malade. Et puis je finirais en pls sous la table quand Big Swan arrivera... Pas sûre qu'il accepte ensuite de m'accorder un second rendez vous.

L'espace d'un moment, j'affiche un visage surpris et déçu, puis j'explose de rire en essayant de le dissimuler tant bien que mal. Moi, attirer un homme ? Un homme ? Elle a bien dit un homme ? Alors que j'ai failli être mariée de force et que j'ai été sous la coupe de mon père toute mon enfance ?

Nan mais ça va pas ?

Je me contrôle alors en buvant une gorgée de sirop l'air de rien, puis je dis d'une voix qui se veut posée :

"Alors, non, moi et les hommes c'est pas l'amour fou."

Bon là, on dirait un aveu d'homosexualité. Mais à la rigueur, je suis plus homosexuelle qu'enclin à me trouver un bonhomme. C'est genre, la dernière de mes intentions, en dessous encore que d'aller me racheter des chaussettes. Puis je lui dis en reprenant mon sérieux :

"Se bourrer la gueule non plus, ça n'attire pas grand chose. Enfin si, les ennuis."

Et j'observe son verre, une moue d'incompréhension se dessinant sur mon visage. Je pars me cacher sous la table maintenant ou bien j'attends encore de me faire humilier un peu plus ? C'est con, je sais pas être méchante avec les autres, ni à paraître irritée ou en colère. Je ne pleure jamais - ou seulement si je me coupe un bras, ou un doigt. Mais là franchement, je devrais me contenter de l'ignorer, elle n'a même pas l'air de vouloir communiquer. Je sais pas pourquoi je m'acharne mais c'est plus fort que moi. Ouais, c'est plus fort que moi, il faut que j'insiste quitte à me manger un mur.

Bon, je crois que j'ai un peu rectifié le tir. Elle a l'air, je dis bien elle a l'air, de moins me détester qu'avant. Ceci dit, je reste sur ma position que je dois l'ennuyer. Après les multiples péripéties que j'ai connu cette semaine, je dois bien avouer que je commence à piger que je suis chiante. Lourde. Quelque chose comme ça. M'enfin en même temps personne ne m'a appris à me faire des amis. Donc je fais comme dans les films - dans les films ça marche toujours. En vrai un peu moins...

"Utile ? Tu veux dire qu'on peut se servir des hommes ?"

Mais comment cela est il possible ? Moi le seul truc que je suis capable de faire avec un homme c'est l'utiliser comme alibi. Pour fuir les hommes de mon père justement. Bref, on s'en fout. Je suis sur le point d'apprendre un truc, je ne pensais pas que ça arriverait ici. 

"Je ne vois pas en quoi ça peut être utile."

Je n'ai pas besoin d'argent. Ni d'une histoire romantique, de rendez vous galants accompagnés de bisous baveux dégueulasses. Alors hormis pour en faire des esclaves... Je préfère encore les avoir comme amis. Et encore, je veux dire, je voudrais pas de ces gars meurtris par l'alcool comme amis. Je finis mon verre en une gorgée puis commande un diabolo menthe. Je le demande ce qu'il fout, Big Swan. Il est en retard.

Je ris un instant avant de me rendre compte qu'en fait, je ne connais rien à la vie. Je suis juste une grosse paumée. Faut dire que je vivais dans un monde totalement différent à l'époque. Je me servais de mon père - pour acheter des trucs inutiles mais marrants, mais ne connaissant aucune autre personnalité masculine que mon frère... Je dois avouer que je ne sais pas me servir des gens tout court. Je soupire alors lourdement avant d'avouer :

"Généralement je bois des verres avec des gens que j'apprécie. Je veux dire, je ne sais pas me servir des hommes. Ils n'ont rien à m'offrir."

Quoique, je n'ai jamais connu d'hommes intimement parlé. Donc finalement, je ne sais pas si j'aurais envie de m'en servir ou non. Mais actuellement, je n'ai moi même rien à leur offrir du coup. Et les sourires ne sont la que pour faire joli. Genre, m'en servir, ça me paraît complètement impossible.

"Comment fait on ?"

Bon, Big Swan. T'es ou ?

Il a juste de la chance que je ne sois pas seule. Sinon je l'aurais spammé d'appels.

Quand je la vois se lever, je me dis un  instant que je devrais abandonner. Après tout, depuis mon arrivée ici, j'ai eu peu de rencontres qui se sont déroulées dans les règles de l'art. Je devrais peut être rester tranquille et réfléchir à tout ce qu'ai appris ces derniers temps. Les conversations avec Rekor et John sur ce monde bizarre et les gens qui signent des contrats. Je devrais observer les gens pour les déceler. Juste, parce que je ne sais pas si un jour je pourrais leur être utile. Alors au moins pour ne pas les déranger... Ou je peux continuer à me faire remballer en espérant un jour trouver une personne légèrement polie et sympathique.

"Tu connais Big Swan ?" Dis je avant qu'elle ne se décide à s'éclipser.

C'est un ponte dans le monde qui se cache derrière le bling bling et les strass du monde qu'on connaît tous. Un gars qui agit dans l'ombre. Et je ne sais pas pourquoi, mais je me surprends à espérer qu'elle le connaisse. Qu'est ce qu'elle viendrait foutre ici toute seule ? Boire un verre ? Juste boire un verre ? Y'a des bars bien plus sympas pour ça.

"Il a une marchandise pour moi."

J'essaye de prendre un ton plus sérieux en sirotant mon verre. Si elle s'en va maintenant, alors oui, c'est qu'il n'y a rien de plus à dire où à faire entre nous. Mais avec un peu de chance elle sait qui il est, où il est, comment il est. Faites que ça marche.

De la quoi ? Moi ? De la drogue ? Attendez je ne supporte déjà pas une coupe de champagne sans me déchausser et chanter Eye of the Tiger sur une table à demi nue.

"Non, des papiers."

Merde. Qu'est ce que je fais ? Oh puis merde, ma vie est assez nulle comme ça, j'en ai marre de m'ennuyer. C'est en prenant des risques qu'on s'amuse dans la vie. Trop de sérieux tue le sérieux. Je souris un instant puis rajoute d'une voix assez ferme - genre je sais faire ça maintenant ? :

"Des papiers falsifiés. Vous savez peut être ou je peux trouver ce connard ? Il est en retard."

Très discrètement, assez pour que personne à part elle ne le remarque, je sors de mon sac à main la crosse d'un revolver. L'espace d'un instant, je me souviens de ce qu'il s'est passé dans ma tête. Sean m'a dit de prendre de quoi me défendre. Rekor et John m'ont parlé d'une guerre. Je les connais, donc je suis potentiellement en danger. A côté de tout ça, je suis une fugitive, une prime au dessus de la tronche qui pousse certaines personnes à me poursuivre jusqu'au bout du monde. J'ai décidé de me mettre à l'abri. J'ai besoin de ces papiers. Besoin de ce gars et de pouvoir me défendre si la situation tourne mal.

"Ces gens là ont du mal à respecter les arrangements. A croire qu'ils pensent être les seuls requins cachés dans les ténèbres."

Un sourire amusé et pour une fois, assez froid, s'affiche sur mes lèvres alors que je commence passablement à perdre mon sang froid.

Je me lève et commande un verre de mojito. Puis je dis à la jeune femme qui me fait face, le regard planté dans le sien :

"Si vous avez une idée, je suis prête à tout entendre..."

Je revois le visage de Big Swan dans ma tête, son sourire suffisant et la tonne de billet qu'il m'a demandée pour de pauvres papiers. Je maintiens l'arme dans ma main en pensant au fait que bientôt je ne serais plus une petite fille bien gentille, au fait que bientôt, je vais être un monstre qui s'engagera dans une lutte sans vergogne. Bientôt je tuerais d'autres personnes pour le simple fait qu'ils ont signé un contrat avec la mauvaise peluche. Est ce qu'ils méritent la mort pour autant ? Bientôt je n'aurais plus à penser à cette question, je saurais que oui et je ne comprendrais pas pourquoi. Mais ce jour là je tuerais et je n'aurais plus peur de prendre une arme dans mes mains. Ce sera une évidence. Ce sera ma routine.

"Vous auriez une idée, déjà, pour le trouver ?"

Le cul... Comment on fait ça ? Question trop gênante pour être posée. Mais bonne nouvelle, elle se propose comme proie. Enfin proie, disons plutôt appât. J'espère que je saurais tirer quand il sera là. Que je n'aurais pas peur. Je me raidis quand elle parle de service. Elle semble connaître les vices humains qui me sont inconnus. Dans quelle histoire pourrait elle me traîner ? Et comment savoir si ce service est risqué ? Si je pourrais le remplir avec mes faibles connaissances du monde ?

Je soupire un instant puis demande d'une voix qui se veut assez sûre d'elle.

"La plan me va. Mais j'aimerais que les choses soient claires : quel service ?"

Par exemple, pas coucher avec un homme, pas dealer - je suis pas assez discrète pour ça, ça c'est clair et net, pas tuer une personne innocente ou un enfant, ou me suicider tout simplement, parce que ce serait stupide.

Je soupire un instant en évaluant le danger. Je dirais que sur une note de 10, on frôle avec le 9,5. Mais bon, à la guerre comme à la guerre, je vais encore une fois mettre ma vie en péril - ça devient ridicule à force, un jour je vais finir au pied du mur. Je me demande bien quel genre de personne je vais devoir côtoyer. Si j'accepte. Je peux encore refuser. Même si l'idée me paraît débile. Je préfère tuer Big Swan qui aurait de toute façon bien aimé me tuer aussi. Ce sera toujours moins dangereux... Non...?

"Je dirais oui dans ce cas. Mais à la condition que Big Swan soit définitivement mort à la fin de cette soirée."

Mes doigts glissent sur l'arme dans le sac. Je crois que je vais faire mon baptême de l'air ce soir !

Je sors mon téléphone, m'empresse de chercher son nom dans ma liste d'appels et lui tends l'appareil avec le numéro inscrit sur l'écran. Potentiellement, si elle m'aide à l'attraper ou simplement à le trouver, ça m'ira, mais je ne serais redevable qu'une fois ma mission accomplie. Ou plutôt ma vengeance. Un peu comme une pulsion froide et dangereuse. Je crois que c'est la première fois que je ressens ça. Mais cet enfoiré s'est délibérément moqué de moi et m'a foutu un lapin. Après m'avoir demande 100 000 dollars en liquide, que je lu ai donné, il a osé ne pas m'apporter mes papiers.

Il ne faut pas se moquer de moi, je déteste ça. Et lui, je le déteste. Je serre la mâchoire en me retournant un million de fois la question suivante : Suis je capable, ou non, de tuer quelqu'un ?

"Je te suis."

HRP:

Je souris à la jeune femme tout en récupérant mon téléphone. Je pose à mon tour un billet sur la table, demande un dernier verre de whiskey, et finit mon verre d'une traite. Je passe mon sac sur mon épaule et sors de la bâtisse en sautillant. Je sais maintenant où aller ! Maintenant, tout va se jouer dans le plus grand des secrets. Je vais devoir utiliser toute la rage que j'ai pu ressentir. Ça fait pas beaucoup, mais je vais bien devoir faire comme je peux. Fini la petite fille obéissante qui sourit à papa et travaille bien à l'école. J'en ai marre de tout ça.

"C'est parti..."

Puis je me dirige vers le lieu du rendez vous en marchant tranquillement. Je me cacherai la bas ensuite et garderai un oeil sur l'heure. On a pas vraiment de plan, mais je pense que la jeune femme saura quoi faire une fois la bas. Je sais pas, il émane d'elle une étrange aura assez effrayante. Elle semble presque impatiente. Enfin... C'est peut être une simple illusion... Je suis bien connue pour mes supputations merdiques.