Voilà depuis le printemps que Saskia n'avait pas mis les pieds dans ce lieu. Drôle de pèlerinage après tout ce temps. Les souvenirs de la demoiselle étaient toujours intacts. Comment oublier qu'ici, dans ce centre commercial du quartier Est, avait eu lieu un attentat ? Bien sûr, elle était présente lorsque l'émeute avait éclaté, sinon ce n'était pas drôle. La Russe avait le sentiment de marcher sur une corde raide, telle une funambule suspendue entre le vide et une corde raide menaçant de rompre à tout moment. Elle jetait des coups d’œil à droite, à gauche, inquiète, pendant que Hadence faisait son petit numéro d'autorité habituel avec une pauvre femme de l'accueil n'ayant rien demandé. Elle n'avait rien à craindre par ici. Une part d'elle le sentait pendant qu'une autre lui hurlait de décamper à toute vitesse. Elle n'arrivait pas même à sourire lorsqu'elle longea le banc du rez-de-chaussée sur lequel elle reposait habituellement, juste pour se détendre, alors que les cris et les mouvements de foule se taisaient encore.

Elle suivit docilement le jeune homme sans rien dire. Lui avait l'air de naviguer en terrain connu. Elle, c'était tout le contraire. Elle avait l'impression que le moindre de ses pas pouvait déclencher une explosion et que le sol entier était miné. Par réflexe, elle glissait chacun de ses pas dans les foulées du garçon. C'était une réflexion bien étrange et enfantine que la sienne. Mais elle lui était propre et c'était là tout le souci.

La demoiselle était sur le point d'ouvrir la bouche pour dire elle ne savait quoi à Hadence mais ce dernier était déjà parti dans un numéro de charme à l'adresse de la gente féminine. Tant pis. Elle ferait sans.
Elle n'avait même pas envie de le taquiner à sa manière pour faire foirer sa technique de drague pitoyable. Car il fallait bien l'avouer, qui cela attirait les mâles se pavanant le ventre à l'air dans le seul but de séduire ? Et avec une couleur de cheveux douteuse. Comment faisait-il avec ses cheveux, d'ailleurs ? Un cousin éloigné de Raphaël Descraques ? Il est tard, l'auteure est fatiguée et peut se permettre ce type de private joke ne faisant rire qu'elle.

La Moscovite erra entre les allées, ne sachant pas trop quoi chercher. Après tout, fallait-il qu'elle reste sur son style habituel ou tenter un renouveau total ? Elle n'en savait rien et n'avait goût à rien. Elle sentait juste son cœur tambouriner un peu plus contre sa poitrine à chaque seconde. C'était idiot, il n'y avait aucun risque ici, pourtant elle avait le sentiment d'être en alerte maximale et pouvait sursauter à tout moment pour un rien. Et le vigile du magasin qu'elle épiait du coin de l’œil, comme pour s'assurer que lui n'userait pas de son arme de service dans le but de viser sa cuisse, contrairement à l'autre fou du printemps dernier. Triste époque.

Saskia sursauta alors qu'Hadence était revenu, abandonnant sa conquête d'un jour, pour lui demander ce qui n'allait pas. À peu de mots près, inutile de chipoter là-dessus. Elle hocha la tête, l'air toujours ailleurs. Elle évitait son regard qui ne se posait sur aucun point précis, paraissant rester en flottement.

– Laisse, ça va aller.

Des plus convaincants. Vraiment.
Oui, il fallait qu'elle se reprenne. Elle était là pour trouver de nouvelles tenues et au lieu de ça, quoi ? Elle était chagrin. Instinctivement, elle porta sa main à sa cuisse qui avait été blessée à cause de la crise de folie du vigile lors de l'émeute au printemps dernier. Non, tout allait bien maintenant. Sa jambe endolorie n'était plus qu'un mauvais souvenir. Un très mauvais souvenir. Mais cela appartenait au passé. Elle ne pouvait rester sur ses a priori pour tenter d'éviter des lieux désormais sécurisés et hors de toute attaque. Il ne se passerait rien de grave aujourd'hui, ni demain ou les jours qui suivront. Une fois qu'elle aurait fini par se persuader de cette phrase qui allait tourner comme un leitmotiv dans son crâne, tout irait pour le mieux.

Elle leva enfin les yeux non pas pour croiser le regard d'Hadence mais pour apercevoir au loin une petite blonde qui lui était familière. Sa silhouette était des plus visible et il fallut à Saskia quelques secondes avant qu'un prénom ne finisse par remonter en surface.

– Stella !

Comment avait-elle pu l'oublier ? Elle planta là Hadence – cela allait finir par devenir une manie à force – et marcha d'un pas rapide pour rejoindre la demoiselle. Elles ne s'étaient pas revues depuis cet été et mille questions brûlaient la langue de la Russe. Vivait-elle toujours dans le quartier Nord ? Continuait-elle de squatter les jardins de ces riches lors de leurs absences ? Elle avait l'air rayonnante et loin de son quartier d'origine, elle qui maintenait ne pouvoir le quitter par attachement. Avait-elle fini par réussir à couper les ponts avec ses origines pour élire domicile dans le quartier Est ?

– Ça fait tellement longtemps, je pensais pas te revoir en dehors du quartier Nord !

La brune était maintenant à sa hauteur et laissait de côté les tragiques attentats du printemps. Ce n'était plus le moment d'y songer. Bien sûr, tout cela restait en un coin de son crâne mais au moins profitait-elle d'une bonne distraction pour se changer les idées dans l'immédiat : Stella.

– Alors dis-moi, ça s'est arrangé pour toi depuis ?

Non, Hadence n'était pas recalé au second plan de cette scène de retrouvailles. Pas du tout. Mais qu'y pouvait-il si les deux demoiselles avaient partagé un pique-nique le temps d'un repas ? Pique-nique composé exclusivement de mets volés par la blonde, attention ! Il y avait de quoi créer des liens après pareil événement.