Je suis tout excité. Outre les trois heures qu'il m'a fallu pour vider mon dressing à la recherche de la meilleure tenue, la valisette à pharmacie que j'ai fini par composer avec grand soin et moi-même, et tous ces détails qui me faisaient penser à mon rendez-vous tout en m'en distrayant, l'heure approchait. Mais pas assez vite. Il n'est que 18h45 et je suis déjà à l'entrée du parc, assis sur un banc près de l'entrée.

Ma raison m'indiquait une tenue sobre, pantalon de toile sombre, gilet bordeaux et simple manteau noir assorti à des gants et une écharpe de même couleur. Mon cœur penchait plus sur un jean bleu pâle, un sweater col roulé gris, et un long manteau blanc, avec gants et écharpes bleu clair. Pour une telle occasion, mon cœur avait plus de goût, et de nez. Mon manteau me fait me fondre dans le décor de neige qui s'étend en ville et sur le parc, et mon pull me tient assez chaud pour que je ne garde mon écharpe bleu clair que comme un accessoire tranchant avec la blancheur de mon manteau. Pour couvrir ma tête, un chapeau panama blanc avec un ruban fin, bleu toujours. Seul autre couleur, le rose de mes yeux, dilatés par l'impatience et qui furètent sans cesse.

Je voudrais fumer, mais j'ai peur que ça fasse mauvais genre devant lui. William Ling. Je n'ai rien cherché à savoir de lui, car j'ai envie qu'il m'apprenne tout de lui de sa bouche. Et brimer ma curiosité sur ce sujet l'a rendue folle sur les autres secrets sur lesquels je travaille. Catsburg en est ravi, mais les filles se doutent de quelques choses. Surtout quand elles ont vu ma tenue et à quelle heure je suis parti. J'ai peur qu'elles m'aient glissé un micro, mais j'ai eu beau cherché mes poches et mes vêtements, je n'ai rien trouvé.

La valisette est étrange, et j'ai l'impression d'être un homme d'affaire qui profite de l'hiver. Mais au fond, l'hiver, je m'en fous, je veux autre chose que la vue d'un soir d'hiver au parc. Je veux voir quelqu'un. Et pas que le voir.

Le voici qui arrive, en retard, mais il court, preuve ce n'est pas de mauvaise volonté. Son manteau était donc bien noir, et à la lumière des réverbères, et avec des lentilles de contacts en place, je peux mieux voir son chapeau et son masque, à travers lequel je devine son si fascinant visage. Je me lève et avance un peu pour aller à sa rencontre. Oh, il risque de remarquer que je viens de sautiller. Et pas à cause du froid.

Bonjour, Fox Wallace.

Je souris, il a donc retenu mon nom. J'attends qu'il reprenne un peu son souffle.

Bonjour, William Ling. Comment allez-vous?

Mon sourire s'étends en constatant que pour cette seconde rencontre, c'est lui qui a perdu son souffle. Je lance sur le ton de la plaisanterie :

Qui fuyez-vous?

Mais je remarque vite que le tissu au dos de son manteau forme un drôle de pli et en le frôlant de mes doigts, je constate une ouverture, qui doit laisser passer l'air hivernal. Moi qui m'étais dit que je devrais restreindre mon côté tactile, chassez le naturel et il revient au galop.

Par la Couronne, William, votre manteau est déchiré! Vous risquez de tomber malade, par ce froid! Que vous est-il arrivé?

Je hoche la tête à sa première question et souris largement à ses mots et son regard. Comment un être si blessé et malmené peut-il rester aussi adorable et aussi philosophe.  

Ho, mon manteau ? Ho... Je... N'avais pas vu... Rien de bien grave... Je vous rassure, je ne tomberai pas malade.

Je n'ai pas ôté ma main de son dos, je n'y arrive pas plutôt, couvrant autant que possible la déchirure qui me parait très longue, et trop nette. Un coup de couteau? Non, trop petit pour une telle entaille. Un sabre? Une... Ombre?

Je ne peux pas vous laisser ainsi, par ce froid!

Mon sourire disparaît pour de bon quand en appuyant un peu, je finis pas avoir au bout de mes doigts une sensation poisseuse mais tiède. Mon gant a frôlé une blessure et se tâche de sang. Ni une, ni deux, je le fais s'asseoir, inquiet.

William! Vous êtes-vous blessé? Pardon, je vous ai fais mal sans le vouloir! Mais il faut vous soigner.

Quand il passe ses doigts dans son dos, nos mains se touchent. Mais j'ai à peine le temps de m'en rendre compte que déjà, il ôte la sienne. 

Non, c'est... Non, ne vous inquiétez pas, ça va très bien ! C'est... Héhé... Je me suis blessé, récemment... A cause de... Je me soigne déjà, ne vous inquiétez pas.

Il balbutie, s'agite et ne fait qu'augmenter mon inquiétude. Dommage, car sa réaction est si mignonne que j'en aurais été amusé en d'autres circonstances.

C'est un accident assez banal, en fait, j'ai dérapé sur un trottoir, et je me suis éraflé sur un bout de fer, planté par terre... C'est assez... Malheureux...

Peut-être que si je n'avais pas été flic, ou Seraph, j'aurais pu croire à ce mensonge. Mais quand bien même il existait des bouts de fer plantés au sol, ils sont loin de faire ces dégâts-là. Serait-ce...? Est-il...?

Nous devons vous amener à l'hôpital! Ou venez au moins chez moi, je pourrais vous soigner, j'ai la trousse que je vous avais promise.

Pitié, William, acceptez. Votre sang couvre déjà mon gant, mais je ne peux enlever ma main, car il se répandrait davantage hors de votre corps.

Je vous assure que ça va aller. J'ai juste oublié de changer le bandage, mais, sinon, ça va. La blessure ne suppure pas.

J'apprécie qu'il s'approche de moi mais ce qu'il me dit est loin de me faire plaisir.

Ecoutez, Fox... Je me suis trouvé au milieu d'un truc... Enfin... Rien de grave pour moi... Mais je ne veux pas que vous y soyez mêlé. C'est compliqué...

Mes soupçon sur sa Nature s'alourdissent au son de sa voix. Ma curiosité est un prodige pour mon travail et mon investissement au sein des Seraph. Mais dans ma vie privée, elle est une vraie malédiction. Ma main retenant toujours le saignement tremble une seconde avant que je ne me décide à fixer William dans les yeux, sérieux comme je ne le suis que rarement.

Est-ce... en rapport avec... un chat blanc?

Le souffle presque à l'arrêt, je suis prêt à activer mes Yeux de Cupidon au moindre geste suspect, mais au fond de moi, j'espère un peu qu'il ne voit pas de quoi je parle. Qu'au moins il dise oui. Je ne sors pas avec d'autres Seraphs, mais je pourrais l'aider ainsi. S'il est Nephil, je ne saurais comment réagir. Et Naoto pourra bien se moquer de moi. Quoique je parviendrais bien à l'éliminer.

...Non?

Un chat blanc ? Heu... Oui, c'est celà même. Disons que j'aime bien rester à "l'ombre", et que, ça m'a valu... Quelques coups.

Je soupire, à moitié rassuré seulement. Il est donc intouchable.

Dans ce cas, allons vous faire soigner au QG. Pouvez-vous juste me montrer votre marque?

Bien sûr, c'est par prudence. Mais j'espère aussi un peu qu'elle soit sur son visage, pour qu'il me le dévoile à nouveau, dans ce coin de parc, déserté par les citadins frileux, à la lumière de la neige et du jour qui meure. Prolonger, malgré ses blessures, d'une minute seulement, ce flottement où le doute est encore possible. Avant que je ne sois forcé de ne le voir que comme un compagnon de faction.

Posant le pied sur le banc où nous sommes encore assis, je dévoile l'intérieur de ma cheville et fais briller ma marque Seraph. Je lui fais peut-être trop confiance. Tant pis.  

Je préfère éviter de me faire examiner au QG... En fait, je préfère éviter de me faire examiner de manière générale. Enfin, pas sans mon manteau. C'est que... Vous avez vu mon visage. Hé bien, je n'ai pas seulement la tête d'un plat de charcuterie couvert de moisissure. J'en ai aussi l'odeur. J'espère ne pas vous avoir dégoûté...

Sa marque brille dans le soir qui tombe. Sa confession sur son état s'ajoute à ce qui doit nous séparer. Là. Maintenant. Il est intouchable, et pestiféré, et il dégage une odeur nauséabonde, et il a peur, et il est blessé. Mais je ne pense qu'à ces deux dernières choses.

Je n'aurais pas accepté la moindre de ses choses d'un autre homme. Je n'ai jamais toléré le sang des autres, sauf celui de mes défunts petits amis quand je les soignais ou les regardait mourir, et être taché d'un autre sang me met dans des colères hystériques. Je déteste les personnes au physique banal, voire ingrat. Je ne supporte pas les mauvaises odeurs. Mais si c'est William, son sang ne me dérange que parce qu'il s'échappe de son corps, et je suis prêt à en être teinté pour peu que ça limite ses blessures. Parce que c'est lui, son visage est celui que je pourrais regarder des heures sans m'en lasser. Parce que c'est lui, je pourrais tolérer la puanteur de milles cadavres putrides s'il le fallait. Si c'est lui, je suis prêt à passer outre ma stupide règle auto-protectrice pour le côtoyer encore, plus que comme le font deux Seraphs lambda, ou même deux Seraphs amis.

J'ôte ma main un instant de sa blessure, le temps d'ôter mon manteau blanc de mes épaules pour couvrir les siennes. Mon gant ensanglanté a un peu taché le devant du manteau et il vient répandre sur le dos le sang qui coule encore en reprenant son point de compression. Je ne peux pas vraiment le regarder dans les yeux et me contente de faire tout cela tête baissé, les yeux rivés sur ses épaules ou les boutons des manteaux qui le couvrent maintenant.

Ce... ça ne me dérange pas. On n'est pas obligés d'aller au QG, si vous ne voulez pas, mais je... veux vraiment vous aider. Je ne suis pas facilement dégoûté par... vous. Je n'aime pas beaucoup quand vous parlez de vous comme vous le faites. J'ai... J'aime beaucoup votre visage, et votre peau peut bien dégager la pire des odeurs, elle... me plait à sa façon.

Je sais parfaitement ce que ça fait de dégoûter les gens, et je n'ai pas besoin d'une mauvaise odeur ou d'une peau blessée. J'ai dégoûté beaucoup de garçons, et d'hommes rien qu'en leur disant que j'étais attiré par eux. Avant mon contrat, j'ai connu plus de dépits amoureux ou de rejets vulgaires ou violents que je n'aimerais m'en souvenir. Mon pouvoir m'a un peu permis de me venger, mais je n'arrive pas à me résoudre à l'utiliser sur William. Je rêverai de le faire, mais si nous nous séparons, il s'en rendra compte, et ce sera pire encore que d'être simplement refusé. Il me détesterait en plus de me mépriser.

Je vous dégoûte aussi à ma manière, mais au moins... sachez que je ne crains pas de vous soigner. Et je promets de ne pas vous toucher plus que nécessaire si ça vous est insupportable. Mais une blessure au dos est difficile à soigner seul alors... Juste cette fois... laissez-moi vous aider.

Ma main libre vient cacher mon visage rouge de honte et de crainte. Mes yeux n'ont visé que ses épaules, couverte de mon manteau. Le froid ne me gêne pas, tant je tremble d'un autre mal. J'attends sa réponse, ses insultes sans doute, mais surtout qu'il me voie au moins comme quelqu'un qu'il ne craindra pas déranger par l'odeur et qu'il pourra utiliser comme nurse, même si c'est avec méfiance ou mépris. Qu'il me laisse juste arrêter le sang qu'il perd, lui qui m'est si précieux, même si ça n'est pas réciproque.

Fox

Ma tête se baisse encore, un peu par crainte qu'il me frappe. Mais c'est son masque qui frôle ma joue alors qu'il l'enlève. Je n'ose encore lever les yeux mais les ouvre de surprise.

Fox... Vous ne me dégoûtez pas. Bien au contraire.

Sa main s'approche de mon visage, mais j'ai moins peur qu'elle ne me blesse, venant doucement se poser sur mon visage pour m'inviter à le relever. Ah... Ses yeux, et son visage. Son regard se plante dans le mien et je suis à nouveau fasciné par ses pupilles étirées. Oui, l'odeur dont il parlait est bien là, mais je suis trop captivé par ses yeux et sa voix pour même m'en laisser distraire.

Et à mon avis, vous le savez parfaitement.

Est-ce ses yeux qui s'agrandissent? Non, il s'approche de mon visage et ses lèvres cueillent les miennes. Elles sont rêches et irrégulières mais elles m'embrassent avec ce je-ne-sais-quoi qui dérègle totalement mon rythme cardiaque et fait monter mon sang dans mes joues et mes lèvres. William m'embrasse et j'en perds un instant la tête. Sans réfléchir, évinçant même jusqu'à l'urgence de la situation, je reste comme subjugué par ce baiser dont j'ai rêvé sans espoir et qui m'est donné si... amoureusement. Amoureux, je suis amoureux. Encore de la mauvaise personne, mais l'amour est aveugle, comme la chance ou le destin. Alors je ferme les yeux et profite de ce moment si grisant, rendant à ces lèvres toutes l'affection qu'elles m'offrent. Je ne tremble plus, n'ai plus froid, plus peur, je me sens... si bien.

Quand mon cerveau est à nouveau capable de réfléchir, il redémarre lentement, rendant mon discours pratiquement incohérent.

Je le saurai à l'avenir... Je... William... Vous...

Non, décidément, plus aucun mot n'atteint ma bouche, ni même mon cerveau en ébullition. Mon rougissement ne disparaît pas mais je ne compte rien faire contre.

Ecoutez... Pour la blessure... J'ai simplement oublié de changer le bandage. Ce n'est pas si grave en soit, il faut juste en mettre un nouveau. Ca saigne un peu, mais c'est superficiel. J'ai juste besoin de le changer. Vous êtes sûr de vouloir le faire ?

Ces mots m'inquiètent un peu par leur sérieux, mais ses yeux me fixent, et j'acquiesce, tout aussi sérieusement.

Une blessure mal soignée peut être fatale, pour nous autres. Même avec vos contraintes, vous ne devez pas rester trop longtemps dans cet état. Trop d'ennemis peuvent en tirer partie à vos dépens. Et si je peux vous aider, je veux le faire.

Je vais devoir retirer mon manteau, et je vous jure que ça ne vous fera pas plaisir.

J'écoute avec attention mais ne change pas d'avis.  

Je comprends, mais j'insiste. Je veux vous aider. Allons chez moi. Nous pourrons soigner cette plaie sans risques. Suivez-moi.

Je suis rarement aussi décidé, mais je suis sûr de moi. Son odeur n'est déjà pas agréable, mais c'est sa souffrance et son repli sur soi qui m'inquiète davantage. Il a mal et est seul. Comment le rejeter à sa solitude alors que lui m'a accepté, qu'il a accepté mes sentiments, et me les a rendu.

Je lui souris, gentiment.

Je ne suis pas soigneur, mais je peux au moins refaire des bandages. Faites-moi confiance.

Je vous fais confiance.

Je l'en remercie d'un sourire, déformé un peu par l'inquiétude. Il a beau dire que ce n'est rien, je n'aime pas le savoir ainsi blessé.

Et vous êtes... Vous êtes seraph depuis longtemps ?

C'est vrai, nous ne connaissons rien de l'autre. Je ne serai pas franc. Je ne le suis jamais. Mais j'accepte de répondre.

Cela fait sept ans, presque huit. Mais je ne suis pas très... actif dans le combat. Je suis plus un informateur.

Il ne peine pas à avancer, mais je reste attentif. S'il a peur de se faire soigner, il peut très bien cacher sa douleur. Il est plus fort que moi.

Je l'invite à entrer dans ma voiture, nous irons plus vite ainsi. En dix minutes, nous passerons le pas de ma porte. Le moteur en route, je poursuis la conversation alors que la Ford Fusion avance.

Et vous? Avez-vous fait votre contrat il y a longtemps?

J'ai passé mon contrat il y a maintenant plus d'un an. C'est fou ce que le temps passe vite...

Un an? Il n'est pas nouveau. Mais je ne l'ai jamais vu. Est-ce parce qu'il ne vient jamais au QG?

Vous avez perdu des gens, dans la guerre ?

Mon sourire est là un peu amer. Pas contre lui, ni contre moi. Ce sont les termes de notre contrat, mener à bien la double guerre contre les Ombres et les Nephils, ou mourir en essayant.

Comme tout le monde. Vous-même, en un an, avez dû voir certains des nôtres tomber. Proches ou non.

Des amis, des amants, des gamins insupportables comme des gens plus âgés, dans nos rangs, personne n'est épargné. Sauf peut-être les plus discrets d'entre nous. Je suis en tout cas l'un des plus à même de savoir qui la guerre nous prend, moi qui compulse les informations des vivants comme des morts. Ma main serre un peu le volant.  

Mais je ne compte pas faire partie de cette liste. J'ai peut-être peu de chances d'en voir la fin, mais je tiens à la vie.

Je regarde William dans les yeux.

Faites-en de même.

Moi-même, j'ignore si c'est une sorte d'ordre, un conseil, ou peut-être une prière. Oui, vous qui ne voulez pas m'incommoder par votre corps alors qu'il est meurtri, n'y pensez pas, et laissez-moi m'assurer que vous resterez vivant, aussi longtemps que possible.

La voiture ralentit dans l'allée de garage de ma maison.