Rue banale du Quartier Nord:

Au cœur de ce quartier riche et pourri, vertueux et infâme, marchait un jeune homme visiblement perdu. Son regard était vague, sa démarche presque automatisée et ses mains enfoncées dans ses poches ; une espèce de badaud qui était dans le mauvais quartier. Le bruit de ses pas respectait le silence plat de ces rues, et il avançait sans vraiment avoir de direction.
Maintenant qu’il n’avait plus besoin de dormir, John répétait cette balade chaque nuit, pendant que sa patronne dormait – s’échappant honteusement à ses devoirs de garde du corps. Il en éprouvait presque une nécessité viscérale, celle d’être seul à nouveau, de pouvoir réfléchir. Depuis qu’il avait pris élixir il avait l’impression de ne plus être capable de ressentir la moindre expression ; exception faite d’Alice, la seule qui semblait être à même de tracer un sourire sur cette mine fossilisée. La perte de Nylian par sa faute n’avait rien arrangé, et il était devenu encore plus apathique dès lors.  

La surprise qu’eut le Nephil en rentrant chez sa dulcinée fut aussi de mauvais augure. Arthur Nightray, le frère de la belle était de retour de la maison pour une raison quelconque… Et semblait n’apprécier guère qu’il batifole avec elle. Jusque lors John s’était tenu sagement et n’était encore entré dans aucun débat houleux, mais c’était car il remuait tous ses problèmes au cours de ses promenades nocturnes. Il y réfléchissait, ressassait ses erreurs et s’injuriait à longueur de secondes. S’il avait vaincu Aleister, son amie aurait survécu. S’il n’avait pas perdu un bras, il n’aurait pas perdu ses émotions … Certes, Alice pouvait presque faire office de Soleil dans son petit monde bien sombre, mais son esprit trop embrumé avait des difficultés à se contenter du bon ; mais le pire, c’était qu’il n’était même pas triste.
Blasé, c’était peut-être le mot. Il devenait spectateur des événements, ne les subissait plus : il avait connu les pires douleurs, d’abord physiques puis mentales. Il se rendait compte de sa transformation du pitre drôle vers le jeune homme fade et dépressif, mais ne savait pas comment l’arrêter. Et il refusait de se confier à Alice, de peur de l’emporter avec lui.

Alors, il avançait. Ce pauvre erre ne savait pas ce qui l’entourait, et se contentait du silence comme seul partenaire. Il lui restait encore près d’une heure de flagellation avant de devoir endosser à nouveau le rôle du simple garçon plus sérieux qu’il montrait à ses camarades ; mais comme à chaque fois cette virée en solitaire lui faisait plus de mal que de bien. Il savait qu’il devait l’arrêter avant de finir par ne plus rentrer, mais c’était plus fort que lui : il devait fuir avant de revenir… Si seulement Rekor avait une potion qui rendait le sourire, qui soigner l’esprit et non le corps – mais ce n’était pas le genre de chose que la magie réparait. Seul le temps, la patience et la persévérance le ferait, tant est qu’il garde l’envie.

Actée était humble, une qualité appréciable – mais si un excès pouvait parfois être ennuyeux. Pour éviter d’avoir affaire, ou non, à cet extrême, John préféra s’arrêter ici quant aux compliments ; peut-être cela reprendrait-il plus tard.
Le médecin semblait être conscient de troubles du sommeil que subissait le jeune homme, et n’avait pas l’air de véritablement les condamner. Cela pouvait être une évolution logique de sa condition de Nephil, une sorte de long chemin vers sa déshumanisation progressive. Quelle serait la prochaine étape ? Un corps qui perdrait certains atours humains, qui tendrait vers une apparence déifiée ? Il ne savait pas s’il voulait vraiment terminer de la sorte, mais le choix n’était plus de son ressort.

« - L’apathie … Je n’ai pas peur qu’ils ne comprennent pas, mais que cela les affecte et les rende dans le même état que moi. Ils ont d’autres soucis que les miens, et je ne veux pas entraver leur vie avec mes malheurs à deux balles. »

La fin de sa phrase avait été pointée d’une légère émotion, comme celle d’une colère envers lui-même. C’était entièrement sa faute s’il en était réduit à cette condition, et il prenait un terrible déplaisir à se le rappeler sans cesse. Une véritable flagellation qu’il s’imposait, comme pour se purifier d’un mal qui nécessitait d’autres méthodes.
Quand le trentenaire aborda le secret médical et lui jura que tout resterait entre eux deux, John hésita un peu puis se décida à se livrer quelque peu. Actée était quelqu’un de confiance, et lui raconter des faits humains n’engagerait en rien le garçon ; et si jamais il se faisait dénoncer, alors il assumerait sa peine.

« - J’ai … J’ai tué quelqu’un. Une humaine. Pas directement, mais je l’ai laissée mourir alors que j’aurai pu la sauver. »

S’il avait vaincu Aleister, alors il serait allé voir Nylian et l’aurait tiré de sa mélancolie, lui aurait redonné goût à la vie. Mais à la place, il l’a abandonnée en lui donnant un autre raison de sombrer. Il était misérable.

Le regard toujours perdu sur la route – mais malheureusement pas dans le noir comme il l’aurait aimé, la faute à son accoutumance -, John réfléchissait aux paroles du Nephil. Celui-ci lui disait les phrases classiques de deuil, celles qu’on ne peut taire et qu’on apprécie entendre… Sauf que le jeune homme n’éprouvait plus de plaisir pour grand-chose à vrai dire. A travers sa mélancolie un peu de clairvoyance demeurait, et il savait que tôt ou tard sa situation finirait par s’arranger ; c’était une des raisons pour lesquelles il ne tentait rien d’abrupte et de définitif. Mais la principale était que sa vie ne lui appartenait plus : ce jour-là il avait promis, et ses problèmes personnels n’étaient rien à côté de son objectif.

Actée disait vrai quand il parlait du choix qui n’était pas offert au garçon ; mais se fourvoyait sur le sort. La chance était présente quand John a survécu à ses blessures – quelles étaient les probabilités que Rekor soit aussi rapide à agir ? -, mais pas lors de sa défaite : il n’avait peut-être pas toutes les informations nécessaires pour vaincre son adversaire, mais son échec résidait dans leur différence de force. S’il avait été plus fort, ou s’il avait amené Russel avec lui, tout aurait changé – et il ne serait pas là à se lamenter sur ses erreurs.

« - Merci de me dire tout ça et de m’écouter mais … non. J’ai perdu parce que j’ai été imprudent et faible ; et pour Nylian, je commençais à me douter de quelque chose. »

Le débat était inutile – aucune émotion ne serait là pour l’enflammer, réduisant considérablement son intérêt. Le docteur prononçait des paroles que le jeune homme ne conservait que brièvement en tête avant de les réfuter, et cela finirait par être une perte de temps totale pour le premier. Ce n’était pas que John refusait toute aide, mais il avait besoin de celle de certaines personnes ; les mêmes à qui il refusait de se confesser.

« - Enfin, je ne pense pas qu’on arrivera à un consensus, et je n’ai pas envie de te faire perdre ton temps Actée, alors trouvons un autre sujet. »

Celui qui lui vint en tête était sujet à controverse, mais permettrait d’éloigner la conservation un certain temps de lui… En y faisant référence, malheureusement.

« - Quel est ton avis sur la guerre ? »