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La pénombre commençait à gagner la ville de Palema alors qu’une silhouette avançait avec difficulté en direction d’un bar inconnu. Elle chassa d’un regard noir un homme un peu trop entreprenant, et son visage frémit un instant alors que la douleur se faisait à nouveau ressentir. Son téléphone lui avait sans doute sauvé la vie, mais il était désormais inutilisable, et elle ne se voyait pas se trainer jusqu’au QG dans cet état, alors que la nuit tombait. Aucune planque d’un Seraph connu n’était à proximité, aussi ce bar était son dernier recours.

Lenna poussa donc la porte du bar, le visage quelque peu crispé et fit quelques pas jusqu’à s’affaler sur le comptoir du bar, les coudes posés. Elle avait dissimulé ses blessures au torse dans un grossier bandage sous son t-shirt, laminant son foulard qu’elle chérissait tant.  Croisant les bras pour cacher ses mains pleines de sang séché, elle interpella le barman.

Hé ! Un martini s’il vous plait.

Elle espérait qu'il y avait le téléphone ici. Mais d'abord elle avait besoin d'un verre, pour reprendre ses esprits, avant de le convaincre de passer un appel gratuit.

Repos, ah, doux repos ! C’était ce que je me disais encore il y a quelques heures… Avant que mon associé me harcèle de messages pour que je vienne l’aider lors de cette soirée prévue assez remplie. D’habitude, on ne fait jamais ce genre de choses, respectant tout à fait les congés de chacun mais ce coup-ci il avait une bonne raison de me forcer la main – je l’avais tiré des bras de son lit pour prendre ma place en urgence il y a quelques soirées. Pourquoi ? Parce que Cassandre. C’est suffisant comme réponse – un des meilleurs moments de ma courte vie d’ailleurs, au passage.
Toujours est-il que c’est pour cette raison que nous sommes deux en ce soir d’affluence, brisant les habitudes de la clientèle. En dehors de ce détail, rien de particulier à signaler jusqu’alors en fait ; quelques ivres trop entreprenants, une baston vite calmée et des tas de clients bien sages qui payent leur consommation. Je suis bien content de bosser dans ce bar, ça me change pas mal des trous à rats que j’ai pas mal fréquentés lors de mes voyages.

Sans que j’y fasse particulièrement attention, une nouvelle cliente franchit le pas de la porte, et se dirige vers le comptoir pour commander. Son visage me paraît assez étrange, comme très crispé – déjà ivre ? Mon collègue trop occupé me fait signe de me charger d’elle, et je me dirige droit devant elle, entendant sa demande et préparant un petit verre de Martini et lui tendant aussitôt.

« - Et voilà ! Mais dîtes-moi, vous me semblez à cran, quelque chose ne va pas ? »

Dans le métier, c’est la technique de flemmard : si vous êtes deux à bosser, discute un peu avec un client pour échapper au boulot, laissant à l’autre le soin de gérer le reste des intéressés. Mais cette fois-ci, c’est motivé par autre chose que je le fais – elle me semble vraiment tendue.

« - Et voilà ! Mais dîtes-moi, vous me semblez à cran, quelque chose ne va pas ? »

Le barman, jeune homme blond indiscret, lui servit le martini. Elle aquiescça vaguement à ses paroles, avant de prendre le verre d’une main pour en vider le contenu aussi rapidement. Elle grimaça sous l’effet de l’alcool, espérant que cela permettrait d’accélérer un peu la guérison, même si c’était loin d’être un repas consistant. Serrant son autre bras contre sa plaie, elle sortit de sa poche un billet.

Un autre. S’il vous plait.

L’effort qu’elle faisait pour rester polie était surdimensionné. Ses yeux s’attardèrent dans ceux de l’homme, espérant qu’il comprendrait sa nécessité première. Puisqu’il avait remarqué son mal être, serait-il enclin à l’aider un peu, même si le monde tournait sérieusement à un ramassis d’égoïstes et d’hypocrites.

Vous pourriez me prêter un téléphone ?

Allez, fais pas ton chieur. File-moi de quoi me sortir de là, où je vais m’évanouir sur ton comptoir. Ce serait mauvais pour la clientèle. Mais tout ce qui sortit d’autre de sa bouche fut un mince sourire.

Joli vent, même une Carmilla vexée n’en fait pas de si beaux – mais, il veut tout dire. Je me tais, je sers, et j’empoche l’argent comme un gentil barman si c’est ce qu’elle veut … Le client est roi comme on dit. Je lui sers un second verre avec un grand sourire, et me tourne pour aller m’occuper du reste de la clientèle avant d’entendre sa requête.

Une des premières règles qu’on nous inculque, c’est de ne pas faire confiance à quelqu’un d’ivre, surtout si c’est un inconnu et que ça a lien à un téléphone. Et banco, elle a la paire gagnante !
Bon, quoiqu’il en soit et qu’importe ce qu’elle ne veut pas me dire, quelque chose la dérange.

« - De but en blanc, je crains que ça ne soit pas possible, désolé. Mais avec quelques explications, ça pourrait tout à fait le devenir. »

Mon visage se veut toujours aimable et ma voix, chaleureuse. Je ne lui demande pas de m’avouer ses secrets les plus intimes, mais j’aimerais bien qu’elle ne profite pas de mon forfait pour faire des gags enfantins à la police ou qu’elle incendie son ex baladeur. Mais étant donné son air assez crispé, ça semble tout à fait différent de ça, du genre vraiment sérieux.
Allé, délie un peu ta langue pour que je puisse t’aider, ça me froisserait de te laisser repartir les mains vides.

Et zut. Elle était tombée sur un barman consciencieux, ou un peu trop curieux. Elle a chaud tellement chaud, son corps lutte, et lui il lui refuse la seule aide dont elle a besoin. Un téléphone ! Elle grimaça un sourire. Elle prenait le risque qu’il appelle la police, mais elle n’avait plus vraiment le choix. C’était ça ou crever, et faire un pas de plus vers un autre client et un autre potentiel téléphone, lui demanderait trop d’efforts, au-delà de ses limites.

Elle ôta sa main de son ventre pour lui montrer ses doigts poisseux de sang.

Est-ce que cette explication vous suffit ?

Sans doute pas. Il allait vouloir savoir, où, quand, comment, pourquoi, avec qui elle s’était fait ça. Elle coupa donc court à ses nouvelles interrogations.

Je me suis retrouvée dans une bagarre qui a mal tournée.

Mouais, on pouvait faire mieux, mais elle espérait que cela suffirait, surtout qu’elle commençait à se sentir défaillir d’une seconde à l’autre. Son cerveau n’était pas capable de meilleure excuse.

Pas besoin de davantage de détails pour le moment, en fait. Le fait qu’elle soit autant blessée est largement suffisant pour lui venir en aide, les explications viendront plus tard, voire même jamais ; même un enfoiré a le droit de se faire soigner. Je sors mon téléphone, le déverrouille rapidement et le pose devant elle, tandis que j’attrape mon collègue par l’épaule et lui glisse deux mots, coupant une commande d’un client.

Mes mois de service en tant que Seraph m’ont apporté quelques bases en soin – et les premiers secours sont la base pour un Protecteur -, alors autant m’en servir à l’échelle humaine aussi. Je sors du bar et vient aux côtés de l’inconnue, la regardant d’un air sérieux.

« - On m’a formé aux premiers secours, je vais vous emmener à l’étage pour couper court à tout danger immédiat. Et ne refusez pas, on dira que c’est pour me remercier du téléphone. »

Je me vois mal la traîner de force sans révéler l’état de ses blessures au reste de la clientèle, alors prions pour qu’elle soit conciliante. Après tout, je la laisse passer un coup de fil à qui elle veut pour s’en sortir, alors qu’aurait-elle à craindre de moi une fois là-haut ? Que je l’achève ? Allons-bon, pour ça il faudrait qu’elle soit Nephil.

Un soulagement visible passa sur ses traits alors que son autre main, un peu plus propre, empoigna le téléphone et composa un numéro pour joindre un Seraph. Elle donna sa position et raccrocha rapidement. Mieux valait rester bref.

« - On m’a formé aux premiers secours, je vais vous emmener à l’étage pour couper court à tout danger immédiat. Et ne refusez pas, on dira que c’est pour me remercier du téléphone. »

Ah, elle avait affaire à un petit donneur de leçons. Gé-nial. Elle maugréa un signe de désapprobation, inaudible dans le bruit du bar et lui tendit son téléphone après en avoir effacé son historique d’appel. Prudente jusqu’au bout des ongles, oui. Elle hésitait cependant, si ce type était Nephil ? Elle se mettait dans une position délicate en s’isolant avec lui. Enfin, elle pourrait toujours se faire passer pour morte le temps que la cavalerie arrive. Ou bien mourir réellement si elle restait là à se vider de son sang dans son bandage de fortune.

Ok.

Lâcha-t-elle dans un souffle, bien incapable de se décoller du bar qui la soutenait alors que ses dernières forces s’étaient épuisées dans son dernier objectif d’appeler de l’aide.

J’vous suis.

Son affaire terminée, je récupère mon portable et son consentement en même temps. Bien, ça m’évitera de la forcer à me suivre devant le bar entier, ou de la laisser se vider de son sang sur place – évidemment, la seconde option n’est pas envisageable.

« - Parfait, c’est par là. »

Je commence à m’avancer, puis au bout de quelques pas me rend compte qu’elle n’a toujours pas bougé du bar. Elle me semblait sincère dans ses paroles, alors quelque chose doit aller de travers ; et à travers sa mine, ce n’est pas très compliqué à deviner. Cette pauvre hère n’en peut tout simplement plus… Il n’y a plus d’autres choix que de la portée, je le crains.
Maintenant, comment faire cela sans attirer la curiosité trop exacerbée des personnes autour de nous ? Il va falloir faire avec, et les gens vont finir par croire que j’emmène toutes les clientes là-haut… Bah, je survivrai à ça.

« - Je vais vous aider. »

… Ne bougez pas. Ouais, j’ai failli dire ça, mais ça aurait tout à fait inutile. Je m’approche d’elle, passe un de ses bras par-dessus mon épaule tout en maintenant son bassin fermement avec mes deux mains, presque la soulevant ; il ne faut pas qu’elle chute sur la route. En même temps que l’on traverse le long chemin jusqu’à l’étage, je souris aux clients et leur dit de ne pas faire attention, que je reviendrai bientôt – tout en ignorant les questions un peu trop poussées de ceux qui avaient déjà quelques verres de vides.

Une fois arrivés en haut, je l’assois sur le lit et attrape la trousse de soin qui traîne dans ma sac d’affaire ; il faut toujours être paré à venir en aide à un Seraph qui serait de passage dans le coin. Je m’approche d’elle, des gants enfilés.

« - Je vais devoir retirer votre haut, et ça ne sera pas très agréable. »

A peine j’approche mes mains de sa peau que sa fraicheur m’envahit. C’est étrange, c’est aussi froid que la neige, qu’un hiver… Mon regard décontenancé monte jusqu’à ses yeux, trahissant l’incompréhension qui m’habite.

Les répliques lubriques arrachèrent un sourire à Lenna, qui avançait bon grès mal grès grâce au barman dont elle ignorait toujours le nom. S’ils savaient ce dont elle était capable, ils seraient beaucoup plus imaginatifs.

Elle se laissa asseoir sur le lit, observant la couette en se disant que la pauvre risquait d’être irrémédiablement perdue, surtout avec le traitement qu’ils allaient lui infliger. Elle aurait préféré que cela soit plus plaisant, vraiment. Elle ne percuta donc pas tout de suite, quand les mains du barman se posèrent sur elle, mais seulement quand ses yeux perplexe croisèrent les siens.

Ah oui… Faites pas attention, maladie génétique.

L’excuse la plus simple qui lui était venue. Cela devrait passer. Elle l’espérait du moins. Si c’était un Nephil il aurait tôt fait de la soupçonner et elle n’était absolument pas en état d’invoquer sa faux pour un combat. Son regard acéré avisa alors un éclat brillant dans la trousse à pharmacie, et profitant qu’il avait les yeux sur elle, sa main subtilisa un scalpel qu’elle glissa dans sa manche. Qu’il s’avise de l’attaquer et elle le tuerait, quitte à se vider ensuite seule de son sang à l’étage, isolée. Ce serait vraiment une mort stupide.

Une maladie génétique ? Je n’ai jamais entendu parler de problèmes du genre, mais je ne peux décemment pas mettre en doute sa parole en considérant que mes courtes études ont été assez éloignées de la médecine. Soit, donc. Une fois tous mon attirail posé à côté d’elle, je me concentre quelques instants et vient lentement ôter ses bandages de fortunes, déjà complétement sanguinolents.
Ils collent à sa peau, et l’idée d’ouvrir davantage ses blessures à force de tirer me traverse l’esprit, mais je n’ai pas vraiment le choix ; et même si la douleur  doit être infâme, il me faut retirer toutes ces bandes pour pouvoir la désinfecter et la recoudre sommairement. Son ami s’occupera probablement du reste, mais si je peux couper l’hémorragie ou fortement la ralentir ce sera déjà bien.

Je ne parviens pas à réprimer un nouvel air étonné, mais je me remets rapidement à la tâche. Une nouvelle surprise vient s’offrir à moi. Ce qu’elle camouflait, c’était des griffures – et le genre qui m’est assez familier, à vrai dire. Une sacrée coïncidence, ou une contractante face à moi ? L’un est plus probable que l’autre, et si je suis en train de soigner une Néphil, il faut que ça cesse ; pour autant, laisser dépérir ici une Seraph serait honteux.

Dans le doute, et au vu de son état actuel, elle ne représente pas un grand danger. Alors, j’attrape une bande propre, l’enroule et lui tends, le visage sérieux.

« - Je vous conseille de serrer ça ou de la mettre dans votre bouche, ça ne va pas être très agréable. »

Attendant un peu qu’elle suive mes paroles ou non, je prends ensuite l’alcool pour commencer à désinfecter ses plaies. A la vue de leur taille, je n’aimerais franchement pas être à sa place.

Elle guetta sa réaction quand il découvrit l’ampleur des dégâts. Il parut légèrement étonné, mais consentit tout de même à continuer de la soigner. Normal après tout, la blessure n’avait rien de courant. Ce n’était donc pas un contractant. Elle-même à sa place aurait ouvert un kekkai pour s’assurer de l’identité de la personne qu’elle était en train de soigner. Elle était en sécurité. Toute relative au vu du sang qui s’évacuait de son corps.

Elle relâcha les muscles de son corps et s’allongea sur le lit, enfin y tomba plutôt, alors que sa mâchoire mordit à pleines dents dans la bande de tissu. Ses yeux se révulsèrent quand il commença à désinfecter sa plaie, et il lui fallut tout son contrôle pour ne pas perdre connaissance. Ses cris étaient étouffés par le tissu, et elle ne sentit bientôt plus rien d’autre que de la douleur.

Si seulement elle ne saignait pas tout court, plutôt que juste en cas de petite coupure, cela lui éviterait bien des désagréments.

Je sens qu’elle se détend un peu – enfin, le mot est très mal choisi, mais elle s’est allongée, ce qui est déjà bien. La voir commencer à être en confiance m’attriste un peu en réalité, car s’il s’avère qu’elle est Nephil, eh bien, je passerai pour un sale type. Le genre à te poignarder dans le dos.
Quoiqu’il en soit, le moment n’est pas encore venu.

Son supplice alcoolisé terminé, je pose mon coton sur le lit ; de toute manière il est déjà bien assez sale pour que davantage ne se voit pas. Maintenant, il est temps de bander à nouveau ses plaies, de façon sommairement appliquée. Ou appliquée, mais par un type qui use une manière sommaire ? Je ne sais pas, mais bref, de toute manière son coup de fil ne devrait pas trop tarder à arriver … Et elle sera hors de danger à ce moment, j’imagine.

Lentement, j’enroule sa taille avec du tissu. Une fois cette activité enfin arrivée à son terme, je me lève et lui souris.

« - Je vais aller me laver les mains, je reviens. »

Aussitôt je me dirige dans la salle de bain, et dès que je me suis assuré être hors de sa vue, je déploie un petit Kekkai. Assez grand pour nous envelopper tous les deux, mais trop petit pour être perçu des centaines de mètres à la ronde. Ceci réglé, je reviens dans la chambre, mes mains toujours tachée de sang, et un regard sévère.

Elle est encore là. Mon intuition était donc bonne. Merde.

« - Montre-moi ta marque, contractante. »

J’espère vraiment que c’est une Seraph.

Après les soins rudimentaires de première urgence, la tête lui tournait, et elle se força à se rasseoir pour reprendre ses esprits. Le barman s’absenta un instant, pour mieux l’enfermer dans son kekkai, reconnaissable aux parois qu’elle décelait de l’autre côté de la pièce. Et merde. Elle aurait dû être plus vigilante. Quand il revint, elle était donc prête, poing serré sur le scalpel. Il s’avança vers elle.

« - Montre-moi ta marque, contractante. »

Elle hurla, lui sautant dessus de toutes ses dernières forces, lame en avant. Si c’était un Nephil elle était cuite. Mais au moins aurait-elle le temps de laisser sa marque. Elle activa faiblement sa marque, qui étincela à peine une seconde avant de s’éteindre comme une luciole occultée par des branches.

Soit elle s’écroulait dans ses bras et il la rattrapait, soit elle s’écroulait dans ses bras et il la tuait. La vie était parfois si simple après tout.

Sa réponse ne se fait pas attendre, et elle me saute dessus en hurlant, visiblement armée d’un scalpel qu’elle m’a probablement chapardé. Joli réflexe de survie alors qu’elle ne connait pas mon camp, mais après un instant de surprise, j’élance mon bras vers sa main dangereuse pour l’empêcher de nuire.
Et puis soudain, je la vois. Sa marque bleue, au-dessus de ses yeux… Elle n’est pas mon ennemie. Ce qui me semble être une seconde après, elle s’écroule et je ne peux la rattraper qu’in-extremis.

Lentement, je la soulève pour l’aider à se poser à nouveau sur le lit. Je laisse échapper un sourire de soulagement, heureux à l’idée de n’avoir à n’ôter aucune vie aujourd’hui – je ne sais même si je l’aurais vraiment exécutée si sa fameuse couleur était différente, mais j’ai l’impression que je viens d’éviter d'affliger la peine capitale.

Je me recule un peu, plaque ma main sur mes habits au niveau de mon torse, et fait apparaître ma marque dont la brillance traverse le tissu.

« - On est du même camp apparemment, alors tu peux te relâcher maintenant, il ne t’arrivera plus rien. »

Je relâche le Kekkai, et lui tends une bouteille d’eau encore pleine qui traînait dans mon sac – elle n’était peut-être pas fraiche, mais elle est plutôt récente, pas de crainte à ce niveau-là.

« - Maintenant que l’on sait ça, est-ce que tu peux me dire ce qu’il t’est arrivé ? »

Il n’y avait que deux options possibles, mais je voulais m’assurer que le périmètre autour du bar soit sûr. La dernière chose dont je pourrais avoir envie, c’est qu’un autre de mes clients se révèle avoir une vie parallèle assez chargée et sanglante…

Soulagement. Il l'avait bien rattrapé, c'était qu'il n'avait nullement l'intention de la tuer. Elle lâcha le scalpel et le laissa la rasseoir, épuisée. Un Seraph. Miracle.

La jeune femme se saisit de la bouteille d'eau, et perdit quelques secondes à l'ouvrir, ses mains tremblant nerveusement. Elle ne demanda pas d'aide, et finit par y parvenir, buvant quelques gorgées du liquide rafraichissant.

Une ombre. Quoi d'autre ? Tu as bien dû le voir, sinon tu n'aurais pas ouvert ce kekkai.

Il voulait sans doute plus de détail, mais elle devrait bien le faire dans son rapport après tout.

Au lieu d'une comme je croyais, il y en avait deux. Je peux remercier mon pouvoir, sinon j'étais morte.

Certes, c’était logique que ce soit une ombre qui l’ait attaquée, mais une vérification est toujours utile – cela pourrait être un Nephil possédant des griffes, ou encore l’ombre pourrait sortir de la norme. Mais à l’écouter, ce ne serait finalement qu’un combat lambda qui aurait mal tourné ; la classique, un mauvais jugement du nombre d’ennemis qui amène à un désavantage sévère. Pour sa défense, il est relativement compliqué de dénombrer exactement les ombres la nuit, car il suffit d’un type qui se fait agresser dans un coin mal éclairé non loin, et cela rajoute de la populace à l’affrontement.

« - Hmm, je vois. »

Lui proposer de passer la nuit ici afin de récupérer un peu de ses forces serait inconscient. Elle a déjà perdu pas mal de sang à cause de ses blessures, et elle doit probablement lutter pour ne pas s’évanouir ; lui infliger une nuit complète dans cet état-là, sans transfusion ni soin plus poussés serait un coup à aggraver son état.

A côté de ça, un détail m’interpelle. Son pouvoir ? J’ai une petite idée de certains effets annexes qu’il peut avoir sur son corps, mais pas davantage – l’histoire de la maladie, trop grosse coïncidence pour une contractante.

« - Mais dis-moi, ce pouvoir, c’est lié à ta peau ? »

Une façon un peu plus subtile de dire que sa peau est totalement gelée. Pas non plus dans les négatifs, mais c’est comme si son corps n’émettait aucune chaleur.

« - Mais dis-moi, ce pouvoir, c’est lié à ta peau ? »

Lenna eut un léger sourire. Perspicace le type. Elle se demandait pourquoi elle ne l’avait pas encore croisé. Elle aurait dû voir quelqu’un qui était un peu intelligent dans la masse de mouton, non ? Sans doute pas. Elle ne passait pas énormément de temps dans le QG, se contentant d’y aller pour récupérer des missions, quelques informations, parfois dormir quand le besoin se faisait sentir, mais c’était de plus en plus rare.

Oui. Ce n’est pas une maladie naturelle.

Elle changea de sujet, ne voulant pas s’étendre sur un sujet personnel qui la concernait de trop près, car quand on parlait de pouvoir, on finissait forcément par parler de vœu, et ça c’était aussi tabou que son histoire avec Julien.

Tu es qui ? Je ne t’avais jamais croisé.

Voilà de quoi faire l’anguille de manière un minimum habile.

C’est bien ce que je me disais, une peau aussi froide naturellement me paraissait un peu tiré par les cheveux. J’ouvre la bouche pour poser davantage de questions, mais à peine ais-je le temps de produire un son qu’elle me coupe en changeant littéralement de sujet – reçu capitaine, votre pouvoir est tabou.
Elle soulève un point intéressant, celui qui dit qu’on ne s’est jamais croisé. Il est bien vrai que même maintenant, avec l’indice Seraph qui m’aide pourtant à faire fonctionner ma mémoire, je n’arrive pas à mettre un nom ni même un souvenir sur cette jeune femme ; vraisemblablement, ce n’est ni une haut gradée, ni une de mes anciennes élèves. A moins qu’on commence tout deux à dérailler ? Non, je ne pense pas.

« - C’est vrai, la même pour moi. Je m’appelle Howard Evans, et toi ? »

Balancer mon grade dès le salut me parait un peu présomptueux et malvenu. S’il y a une information de son côté, j’équilibrerais probablement, mais sinon motus et bouche cousue. Je préfère qu’on me retienne pour la personne que je suis, et non pas pour le rang que l’on m’a attribué.

« - J’ai dans l’idée que tu n’es pas une nouvelle dans la faction, je me trompe ? »

Je ne vois pas tous les nouveaux contractants, loin de là ; mais assez pour savoir que la plupart paniquerait en recevant des blessures similaires à celles que j’ai vues ce soir. Et plus encore, ne serait pas aussi méfiant vis-à-vis des gens qui les entourent.

Il n'y avait que sa loyauté à la faction et à son Elu qui l'empêchait de devenir Solitaire, même si son rôle resterait sensiblement le même, avec un appui en moins, et des ennemis en plus. Le rêve du danger couplé à de l'adrénaline.

Enchantée, Lenna.

Pourquoi pensait-il qu'elle n'était pas nouvelle ? Sans doute le fait qu'elle se soit jetée sur lui avec un scalpel ? Elle sourit en coin, songeant qu'il était plus observateur qu'il n'en avait l'air, analysant tout ce qu'elle pouvait faire et dire. Mais qui était ce type bordel ? Elle n'aimait pas être mise à nue. Enfin seulement quand il s'agissait de sa personnalité.

Exact, petit génie. On est pas loin de la date anniversaire de mon contrat.

Ajouta-t-elle avec une sorte de sourire qui ressemblait plutôt à un rictus. Son contrat avait toujours un goût amer.

Lenna ? Ce nom ne m’est pas totalement étranger, mais je serais incapable de sortir dans quel rapport ou quelle discussion j’ai pu en entendre parler, si cela a un rapport avec la faction ou même si c’est d’elle dont il s’agit – mais cela renforce mon hypothèse. Qu’elle confirme en même temps, m’indiquant au passage qu’elle n’est pas loin de son année de service. Alors, elle n’est pas arrivée bien longtemps après moi, simplement quelques mois tout au plus je pense. En y repensant, je ne sais même plus quand mon contrat a eu lieu… L’an dernier, mais quand ? Quel mois ? J’ai l’impression d’officier dans cette faction depuis des décennies maintenant, alors que je ne sais toujours rien …
J’offre un sourire forcé à la blessée du jour pour fuir cette pensée mauvaise, puis jette un nouveau coup d’œil à sa plaie. Pas de nouvelle hémorragie, cela est bon signe pour le moment – mais au moindre faux mouvement, tout pourrait empirer.

« - Anniversaire ? Oui, ça peut-être le mot. Fin d'une vie, naissance d'un autre, tout ça. »

Je ne regrette pas mon contrat, bien qu'il m'ait détourné de mes objectifs premiers; pour viser un bien plus grand et plus inaccessible. Quid d'elle ?

A la vue de sa réaction, jouer aux apprentis détectives ne semble guère l’enchanter plus que cela, et si je veux continuer la discussion il vaudrait mieux changer à nouveau de sujet. Ou au moins, d’angle de paroles.

« - Aucun rapport, mais repasse quand tu veux par ici, tu auras les boissons gratuites. »

J’ai pour habitude de ne pas mélanger faction et travail, mais quand l’un découvre l’autre je ne peux me résoudre à tout séparer. Et je ne vois pas le souci d’offrir quelques verres à une personne, surtout que mes collègues m’ont laissé assez de tâches pour que je me permette quelques entorses.

Elle reprit une gorgée de la bouteille d'eau et la referma pour lui redonner, bras tendu, ce geste lui arrachant une grimace.

Vraiment ?

En général, les tactiques d'approche qui y ressemblaient avaient une visée bien moins amicale que ce qu'il laissait penser. Etrange. Il n'avait pas l'air de vouloir ce que la plupart des hommes voulaient.

Ce sera avec plaisir, mais mon coup de téléphone devrait arriver. Je vais soigner tout ça, d'abord. Je repasserai.

~ Quelques jours plus tard ~

C'est avec nettement plus d'assurance que la brune franchit le seuil de la porte. Elle s'accouda au bar, observant le barman qui lui tournait le dos.

Un martini s'il vous plait. Et gratuit ?

Elle s'amusait de la situation. Voyons si celui-ci tiendrait ses promesses.

Je m’accoude au bar, soupirant un peu. La soirée a été déjà assez agitée, et elle ne fait que commencer – une petite bagarre qui a dégénéré, une femme qui a perdu les eaux sous l’émotion, et voilà une bonne demi-heure d’utilisée à tenter de calmer les esprits et nettoyer le sol, tandis que mon collègue qui s’était fait client pour cette fois s’occupait d’appeler pompiers et ambulances.
Enfin, voilà que tout ce remue-ménage est terminé et que les cœurs assez agités par les événements pour faire profils bas le reste de mon service… Et contrairement à certains de mes confrères Seraphs, mon endurance n’est encore qu’humaine, ou presque.

C’est donc un brin fatigué, et surtout blasé par la tournure incongrue du boulot que je me sers discrètement un verre léger, alors qu’une voix familière se fait entendre non loin. Relevant les yeux, je mets quelques instants avant de reconnaître une Lenna en bien meilleure forme que lors de notre première rencontre ; il faut dire qu’une hémorragie n’était pas du plus bel effet sur quiconque.
Je pose mon doux récipient à moitié rempli, puis finit la tâche au sein d’un autre, avec du Martini cette fois et pour mon invitée.

« - Bonsoir Lenna, le voilà. »

Tendant le breuvage, je lui adresse un sourire avec. Un peu de bonne humeur dans ce service, voilà quelque chose que je ne rejetterai pas !

« - Bien remise de tes quelques soucis ? »

Elle prit le verre dans sa main, y goutant des lèvres avant de river son regard sur celui du barman, qui savait donc tenir ses promesses.

Merci.

C'était après tout la moindre des choses.

Seulement une petite cicatrice, et j'en retrouverai certainement bien d'autres des soucis. Et toi, pas d'autres blessés?

Elle avait un complexe d'autodestruction assez fort, et il ne tarderait pas qu'elle se retrouve de nouveau en difficulté. Elle se sentirait un peu vivante en ayant peur de la mort toute proche. Quelle sensation agréable.

Derrière mon sourire habituel, je hausse légèrement un sourcil. La réponse très blasée de Lenna me laisse perplexe, mais je ne peux en nier la véracité – le contrat qui nous lie nous promet une vie de sang et de sueur, avec parfois un peu de repos. Etant donné qu’elle profite de ce dernier actuellement, je crains que le reste de la semaine ne lui soit que peu agréable.

« - Je ne te le souhaite pas, mais bon, je sais comment ça marche … »

Une moue un peu triste effectuée, je tente de rehausser l’humeur morose de la conversation.

« - Personne, c’est plutôt calme ces temps-ci. Même si j’apprécie beaucoup aider mes comparses, m’occuper un peu de mon bar de manière classique me permet de me détendre un peu, de prendre de la distance. »

Les jours sont comptés avant que ma nature prenne le pas sur ma vie tranquille et la détruise, alors autant profiter de ce maigre délai.

« - Et toi, tu as des hobbys en dehors de tout ça ? »

Ma réplique pue la mauvaise drague, mais l’intention n’est pas là ; j’ai simplement envie de prolonger une discussion agréable.

Ouais, au vu de la vitesse à laquelle il avait réagi en accueillant quelqu'un couvert de sang, pour sûr qu'il devait être au courant de la vie de combat que toute leur faction menait, à part quelques irréductibles archivistes, et pacifistes, pas fait pour le sang. Au contraire d'elle-même.

Tu apprécies... le calme ?

C'était relativement inattendu, mais chacun avait ses travers.

Je ne reste jamais seule chez moi à ne rien faire.

Elle ne restait pas très souvent chez elle à vrai dire, encore moins depuis qu'elle était repérée.
Des hobbys ? Un franc sourire gagna le visage de Lenna, peu habituée à ce genre de remarque. Un sourire rare parce qu'il était sincère, plutôt que ceux sadiques et amusés qu'elle réservait dans la vie de tous les jours à ses alliés et ennemis.

Tout ça... c'est mon hobby. Ton hobby c'est ton bar ?

Elle était tellement déconnectée de la vie humaine classique, que rien d'autre ne venait à son esprit.

La question de Lenna me laisse quelques secondes coi. C’est davantage son air et sa façon de la poser en fait : tout portait à croire que le calme semblait être une hérésie pour elle.

« - Oui, ça me permet de me rattacher un peu à mon autre vie. »

Je n’ai pas envie de lui retourner la question, parce que j’ai le désagréable pressentiment qu’il y a quelque chose de brisé en elle. Je ne la connais pas assez pour m’avancer trop sur le sujet, mais l’idée demeure.

Et elle ne tarde pas à me donne raison. Son air heureux quand elle parle de sa vie de contractante, le fait qu’elle semble dire que c’est sa raison d’être … Définitivement, elle s’est égarée quelque part. Je ressens un peu de tristesse pour elle, mais d’un autre côté cela doit lui permettre de mieux vivre son côté Seraph. Plus de mensonges envers ses proches, plus d’excuses pour s’enfuir brutalement … Une certaine liberté, non ?

« - Ouais, même si je ne sais pas si je vais le tenir encore longtemps. Tu sais bien quels genres d’imprévus peuvent me tomber dessus à tout moment, et je vais bien finir par être trop suspect. »

Toujours cette idée qui revient sans cesse, même si je préférerais l’extirper de mon esprit.

« - Parfois, tout ça ne te pèse pas trop ? Tu n’as jamais envie de faire une pause ? »

Une autre vie. Oui c'était le mot, la vie d'avant, et la vie d'après. Tout était tellement différent, sauf que Lenna cherchait à tout prix à l'oublier, et ne comprenait pas qu'on se rattache à ses éléments du passé, nécessairement douloureux.

Pas évident. Au pire tu pourras toujours ouvrir un bar dans le QG. Ca manque de pouvoir boire un verre dans un lieu tranquille et protégé.

« - Parfois, tout ça ne te pèse pas trop ? Tu n’as jamais envie de faire une pause ? »

La seule pause qu'elle envisageait c'était la mort. Une ombre de douleur passa dans les prunelles, cherchant une réponse politiquement correct à donner. Elle ne pouvait pas avouer qu'elle ne cherchait que cette pause dans ses éternels combats. Bien trop spécial.
Elle haussa donc les épaules, comme si elle s'en fichait.

Parfois. Dormir me manque.

Ce n'était qu'un semi-mensonge, puisque la mort s'approchait du sommeil en réalité.

Oui, bosser au Quartier Général, c’est une idée. Pas de souci d’ombres ni d’anonymat, mais j’y perds totalement la dimension humaine. Enfin, ce n’est pas là ce que je cherche ? Même si partager une nuit avec Cassandre a été plus qu’appréciable, il faut que je me détache progressivement de ces affaires-ci, maintenant que Saskia est contractante.

« - Oui, il faudrait que j’en parle avec nos supérieurs. Un peu de main d’œuvre gratuite, ça ne devrait pas être des plus difficiles à négocier. »

En disant ça, j’ai l’amer sensation que je ne suis qu’à moitié dans le vrai. Les installations de la tour semblent être parfaitement placées, et un nouveau dans l’affaire pourrait apporter plus de chaos que de plaisir. Sujet à méditer, donc.

« - Alors, tu as atteint un seuil où le sommeil ne te sert plus … D’un côté, c’est enviable, mais de l’autre j’aurais quelques regrets à perdre la faculté de rêver. Ça nous offre des vacances gratuites et vers le monde de nos fantasmes. Gagnant-gagnant, non ? »

Mon regard se perd un instant sur mon comptoir, offrant à ma réflexion un futur où je me serais affranchi de mes limites actuelles. Si jamais j’étais à la place de Lenna, n’ayant plus de besoins naturels et avec une peau aussi froide que la glace, qu’est-ce que je ressentirai ? Du… rejet, et de la tristesse je crois. Oui, c’est ça.

Puisque l'idée était bonne... Et cela serait bien appréciable de trouver un lieu un peu plus... normal dans le QG plutôt que cette cafèt désopilante d'étudiants, alors qu'ils fleurtaient tous avec la mort nuit et jour. Surtout la nuit pour elle en réalité.

Tout dépend de ce qu'on négocie, en fait.

Oui, ses conversations avec les morts étaient des plus enrichissantes de ce côté là. On apprenait à comprendre ce qui les motivaient pour mieux les lier à elle, et le lien n'en était que plus fort.

Ce n'est pas vraiment enviable non. On sait que tout n'est plus que réalité. Et c'est bien difficile de réaliser ses fantasmes dans notre condition dans le monde réel. Enfin... dans le monde des humains disons.

La frontière était mince entre les deux mais tout de même tangible. La jeune femme savait qu'elle n'agissait plus dans l'humanité, surtout depuis que sa peau l'empêchait de vivre les miettes de relations qu'elle s'octroyait encore jusque là.

Le gros problème d’un bar au sein du QG, ce serait l’ivresse possible des Seraphs. Quelques types pas trop farouches pourraient se mettre en tête de partir à l’entraînement après avoir bu le verre de trop, et le résultat, quoiqu’hilarant à voir, serait néanmoins catastrophique : oublie du Kekkai, coups mortels, retours à l’envoyeur … Non, définitivement, tout ça peut amener à des débordements.
D’un autre côté, les contractants peuvent être bourrés en-dehors du repère, ou même se pointer rond comme un ballon sans souci. Alors, je vais juste compter sur le fait qu’ils soient pas tous aussi cons qu’une huître.

« - Un peu de place, et à la limite deux trois types pour surveiller que des mecs trop ivres ne fassent pas n’importe quoi. C’est envisageable je pense. »

L’humeur ambiante descend soudain vers le triste. Ne plus dormir possède ainsi réellement plus d’une malédiction que d’une bénédiction – allons, prendre deux heures pour dormir n’est pas si handicapant -, et Lenna le laisse véritablement transparaître dans ses paroles. Ne vivre que dans la réalité sans possibilité d’évasion, tout en sachant que plus rien n’est désormais réalisable. Nous avons obtenu une fois l’impossible, et jamais nous n’aurons l’occasion de réitérer cette chance.

« - Oui, j’imagine ce que tu dois ressentir. Nous devenons peu à peu des machines programmées à suivre les ordres d’en haut, et il n’y pas plus de place pour nos désirs personnels … J’espère un jour trouver un havre où me reposer, sinon j’ai bien peur que notre belle faction finisse par imploser. »

Mais où mettre la main là-dessus ? Et surtout… Comment une telle chose pourrait être possible ?

« - Ça fait combien de temps que tu n’as pas eu le droit à un moment hors de cette vie-là ? »

Son visage émit un bref sourire.

Il n'y a pas deux ou trois types ici si ? Même si un concentré de contractant ivres restent un peu plus dangereux qu'un concentré de monsieur et madame tout le monde. Mais qui sait combien sont-ils autour de nous ?

Elle aimait le mystère. Ce petit mystère qui lui faisait dire que peut-être un ennemi se trouvait parmi eux. Elle adorait les traquer et les piéger alors qu'ils se croyaient tranquille. Elle prit place sur un tabouret, lassée de se tenir debout.

Imploser c'est le mot. Mais ça ne me dérange pas d'être une machine, si ça peut protéger des humains.

Surtout que tu n'as plus vraiment de désir. La dernière question la laissa pensive, elle cherchait dans ses souvenirs et dut bien l'admettre en haussant les épaules comme si ça ne lui faisait rien. Elle avait verrouillé ses émotions si profondément que rien n'en échappait.

Je ne sais pas.

J’admets, il n’y pas la moindre personne chargée de la sécurité dans cette bâtisse ; mais jusque lors rien n’a montré que mes prérogatives étaient les mauvaises. Je veux dire, j’ai déjà maté quelques personnes un peu belliqueuses, et ainsi les autres ont appris à se tenir à carreau. Mais si jamais ça dégénérait de trop, je pense que passer un coup de fil à la base et obtenir quelques paires de muscles rapidement serait envisageable – un des avantages d’être bien gradé, c’est que les rookies veulent absolument bien se faire voir.

« - Hmm, j’ai la prétention de pouvoir conserver l’ordre ici ; et au pire, des renforts ne sont jamais loin. Quant à savoir s’il y en a d’autres comme nous près d’ici… C’est bien mon problème. Je ne veux pas savoir, mais je ne pourrai pas définitivement ignorer ce point. »

Je hausse un sourcil en écoutant Lenna me répondre. C’est à la fois presque héroïque de sa part d’accepter de perdre son humanité pour sauver des vies, mais j’ai peur que cela la conduise à la folie. Est-ce qu’elle ne pas finir par s’échouer totalement dans cette robotisation de sa pensée ? La frontière entre tuer pour le bien de la faction et par pur plaisir est bien plus mince que ce l’on peut imaginer, et c’est la raison pour laquelle je me refuse la plupart du temps à cet extrême…

« - Je suis partagé vis-à-vis de toi, Lenna. Qu’es-tu ? Une soldate exemplaire, ou quelqu’un qui s’est tellement perdue dans tout ça qu’elle se rattache à ce qu’il lui reste ? »

Je sais très bien qu’aborder un tel sujet lors d’une deuxième discussion est compliqué, mais… Je veux savoir. Je l’ai déjà aidée une fois, je suis prêt à recommencer.

« - Je suis partagé vis-à-vis de toi, Lenna. Qu’es-tu ? Une soldate exemplaire, ou quelqu’un qui s’est tellement perdue dans tout ça qu’elle se rattache à ce qu’il lui reste ? »

Touché. Lenna est tellement perplexe qu'elle le fixe de ses yeux verts, cherchant à trouver une alternative aux deux options que lui dictait son corps et son cerveau à la fois. Les jambes voulaient s'enfuir à toute allure et ne surtout pas répondre à la question, la main voulait empoigner le verre et en vider le reste hâtivement, le cerveau pensait qu'il avait totalement raison et voulait répliquer "les deux" et le coeur détestait être mis à nu aussi facilement par un inconnu et n'aspirait qu'à créer de la distance entre cette personne qui lisait clair en elle tout en se satisfaisant d'être compris sans avoir dû parler. Autant dire que la tension était plus que palpable à l'intérieur d'elle et ce qui sortit fut un joyeux mélange de tout cela. Juste après le mode statue je te fixe quelques secondes.

Elle descendit de son tabouret, faillit en tomber alors que sa main voulut attraper le verre qu'elle reposa aussitôt sans en boire une gorgée alors que sa tête se tournait vers la sortie et que sa bouche marmonnait quelque chose entre le :

mcideux...

Qui pouvait très bien dire petit merdeux aussi. Si sa peau n'était pas froide comme un iceberg elle aurait surement rougi de gêne, et se contenta de faire passer l'incident en laissant ses doigts courir dans ses cheveux tout en soupirant. Et puis soudain, ses yeux s'allumèrent de malice le tout se combinant dans une étincelle révélatrice, mettant d'accord l'ensemble.

A ton avis ?

Découvrant son regard soudain figé dans le mien, je réalise que ma curiosité a piqué tout à fait juste. Ma question la met mal à l’aise, et elle ne cherche peut-être même pas à le cacher – sauf que je ne me rétracterai pas. Elle était une Seraph, un membre de ma faction et même, très probablement, quelqu’un sous mes directives. Alors il est dans mes devoirs de lui porter autant d’aide que possible… Et évidemment, percer à jour ses maux fait partie intégrante de mes prérogatives.

L’apercevant trébucher en descendant de son siège, je m’empresse de la rattraper en agrippant son bras ; mais il s’avère que ce n’est finalement rien de plus qu’une précaution inutile. Toujours est-il qu’un frisson me traverse aussitôt que ma peau rentre en contact avec la fraicheur que même ses vêtements sont incapables de cacher, me souvenant subitement de son pouvoir. Néanmoins, je conserve la pose encore quelques instants, comme pour la mettre en confiance – même si je relâche en grande partie la prise.

Juste après avoir prononcé des bribes indéchiffrables, une lueur se rallume dans ses iris vides. Surpris par ce revirement spontané, je ramène ma main le long de mon corps et l’interroge du regard. Puis, je ris.

« - Ce que je pense ? Si tu étais totalement paumée, tu ne serais pas revenue ici une seconde fois, tu aurais préféré continuer à errer seule. Alors, je me dis qu’il y a encore une chance pour faire en sorte que tu restes encore toi-même… »

Faire des thèses alambiquées ne suffit pas, il faut aussi que j’apporte des solutions à ses problèmes.

« - Et si j’ai raison, alors j’ai envie de te proposer une nouvelle attache, et dans le côté humain cette fois-ci. Que dirais-tu de venir un soir par semaine ici, à discuter de choses plus… Classiques ? »

A mes frais bien sûr, mais je pense que la précision est inutile.

Bordel mais c'est quoi son pouvoir à celui-là. Il lisait dans les âmes des gens ? Elle pensait elle-même que la cause était totalement vaine. Déjà en tant qu'humaine elle n'avait pas surmonté le traumatisme de la mort de son fiancé, alors maintenant que d'autres faits s'étaient ajoutés au total, notamment la deuxième mort de son fiancé, elle doutait que qui que ce soit arrive à la faire rester elle-même dans le sens où elle s'était déjà perdue il y a longtemps.

Tu as tort. Moi-même c'est la personne que tu as devant toi. Il n'y a rien d'autre sous la surface.

La machine qui ne vit que de traque, d'ombres et de morts. Effectivement il ne restait plus grand chose d'autre à l'intérieur. Disons qu'elle avait enterré le tout bien profond à la dernière trahison, et la torture n'avait que la renforcer dans ce qu'elle savait faire de mieux. Tuer.

Mais le fait qu'il voit en elle un côté humain plutôt que celle qui foutait la trouille même à certains de ses alliés comme Samantha, avait quelque chose de... étrange, rassurant, bizarre, plaisant ? Elle ne savait trop, et l'envie de savoir s'il avait raison passa au-dessus.

De choses classiques ? Comme de la peinture ?

Moui elle se moquait un peu. Elle n'y connaissait rien en plus. Elle ne voulait pas de la routine dont il parlait. Celle qu'elle affectionnait tant avant tout ça. Mais ce n'était que de la poudre aux yeux. Une illusion rassurante.

Je veux bien passer de temps à autre, si tu me promets un verre. Sauf si j'ai mieux à faire.

Voilà petite réplique parfaite pour se détacher de tout ça. Elle viendrait quand elle voudrait et s'il n'y avait pas d'ombres à occir en chemin.

La mine toujours gelée sur un sourire, je balade rapidement mon regard sur elle. Alors, elle serait un parangon d’honnêteté, la personne qui ne se cache jamais derrière un voile de faux-semblants et de sympathie forcée ? Non, je n’y crois pas. La véritable Lenna n’est pas celle que je vois, elle existe au-delà de ça. Je ne dis pas non que c’est quelqu’un de tout à fait différent, mais je refuse de croire à ce qu’elle ne soit devenue plus qu’une simple machine docilement obéissante à Kyu. Et c’est le Protecteur qui parle.

Pourtant, je ne dis rien. Ce n’est pas en la contrariant qu’elle va s’ouvrir, non plus en allant dans son sens. Pour le moment, je vais simplement chercher à garder le cap d’une discussion normale ; ce n’est pas au bout de vingt minutes de connaissance que l’on va devenir les meilleurs amis du monde.

Discrètement, je rie quand sa moquerie vient. Quoiqu’elle prétende, elle est dotée d’un sens de l’humour – et même si elle est loin d’en abuser, sa seule existence permet de prouver qu’elle est toujours là, quelque part.

« - Si t’aimes en discuter, pas de souci. »

Autant rentrer dans son jeu, je ne le ferai pas l’affront de lui expliquer le fond de mes pensées. A l’inverse, je ne sais pas s’il est bien sage de continuer sur cette voie-là pour le moment : elle est venue ici pour se détendre et honorer cette espèce de promesse sous-entendue de se revoir, rien de plus. Alors, je ne la dérangerai pas avec mes questions intrusives et bateaux.

« - Deal. Tant que tu ne me vides pas l’étalage, tu bois à l’œil. Mais à l’inverse, fais en sorte de passer un peu par ici, histoire que toutes ces bonnes bouteilles ne se perdent pas. »

Ça me parait être plutôt un bon marché. De la compagnie contre de la boisson, et à force elle finira par me laisser l’aider. J’espère, du moins.

Je trouve le sourire de la Joconde très mystérieux.

Quoi, elle se tentait dans la discussion normale classico-classique. Non, ce n'était vraiment pas son truc à vrai dire, et tout à fait consciente, elle se mit à sourire également, un bref instant. Pas son truc, mais ça avait tout de même un côté amusant de se jouer de la conversation qu'il aurait voulu. Un peu comme quand elle narguait les ombres à coup de piques qu'elles ne comprenaient même pas. Un petit truc en plus.

T'inquiète pour ta réserve, je tiens à rester opérationnelle. On ne sait jamais qui rôde autour.

Le monde était plein d'ennemis. Ceux qui se relâchaient, mourraient. Elle descendit de son tabouret, repoussant son verre maintenant vide.

Bien, je vais y retourner.

Intéressant, la Joconde. Un regard impénétrable, qui semble sans cesse vous fixer qu’importe le côté où vous vous trouvez. Mais je ne pousserai pas plus loin la comparaison liant ce tableau et Lenna par le mystère, le temps m’étant compté … Et l’envie absente. Alors, je me contente d’un simple sourire pour lui signifier mon amusement.

« - Parfait, et un petit verre ne te fera jamais de mal. »

Ouais, tant que c’est dosé plutôt. Si je lui sers un godet rempli de whisky, je doute qu’elle soit en état pour se farcir des ombres après. Mais bon, je ne vois pas pourquoi je ferai une telle chose, hormis pour l’empêcher de bouger après quelques blessures de trop peut-être.

Toujours est-il qu’elle m’annonce sans détour qu’elle doit y aller. Bien, de toute manière la discussion commençait à tourner en rond. Prestement, j’arrache un bout de vieux ticket et inscris dessus mon numéro, avant de le lui tendre.

« - Prends ça avant, ça pourrait toujours te servir. Bon courage pour la suite, et repasse ici quand tu veux ! »

Un petit verre pouvait faire du mal. Surtout s'il était envoyé en pleine tronche. Elle s'abstint de répondre, se contentant de hocher la tête au sens qu'il avait voulu donner et mettant de côté ses pensées qui partaient dans tous les sens.

Ouais. A plus.

Elle prit le ticket de métro, regardant d'un drôle d'air ce numéro alors qu'elle prenait la direction de la sortie. Bien la première fois qu'on ne lui filait pas un numéro dans le but d'une partie de jambes en l'air. La dernière fois, ce devait être la carte de détective de... Bref.

Elle entra le numéro dans son téléphone et fourra le ticket dans sa poche. Toujours utile, on ne savait jamais. Elle envoya un sms sur le chemin vers le QG pour lui donner le sien, et referma le tout sans sourciller sous la brise fraîche du soir. Il y a longtemps que la météo ne la concerne plus.