Les pieds presque joints, je mets un terme à ma marche pour lever les yeux et découvrir cette nouvelle bâtisse. Une parmi tant d’autres, une qui ne diffère que par de maigres détails – la couleur de l’enseigne, son nom, ses clients. Mais dans le fond, tous ses bars sont les mêmes. Un refuge, un exutoire, la graine d’une perdition ou d’une simple soirée arrosée et heureuse.
Alors, je répète les mêmes gestes que j’ai déjà entamé inlassablement depuis des heures. Je pose ma paume sur la porte, la pousse et m’engouffre à travers l’atmosphère alcoolisé des lieux. Je commence lentement, méticuleusement, à scruter chaque visage, coupe de cheveux qui s’offre à moi ; et puis, bis repetita. Je finirai bien par le trouver. Russel Blake.

Pourtant sans l’once d’une consigne, mes iris s’arrêtent brutalement sur une silhouette attablée au comptoir, qu’un sourire béant accompagne. Il est là, enfin. Depuis que la nuit est tombée, peut-être même davantage, je vogue, fouille, dissèque une à une chaque taverne ; mais inévitablement, je ne le vois pas. La touffe reconnaissable entre mille, la veste mythique, son allure presque douée d’une aura – tout ça, je les connais par cœur, mais je ne les découvrais chez personne. Alors, j’ai eu l’idée que je me plantais peut-être, qu’il n’était finalement pas parti boire aujourd’hui.
Mais, quelque part au fond de moi, je savais que je tomberai sur lui, en persévérant. C’était ici, dans son univers, qu’on devait se retrouver ; pas autre part. Surtout pas, autre part. Le QG, la rue, tout ça aurait été trop impersonnel. Je crois que j’ai mille choses à lui dire, ou bien que j’ai simplement envie de me taire et de me dévoiler à lui.

Amusant, non ? On dirait les pensées que j’ai eues à l’égard d’Alice, sauf qu’elles en sont en réalité bien d’un autre genre. Il est mon ami, mon professeur, mon collègue. Plus que Leeroy, que Rekor, il représente une montagne d’aspect à mes yeux. Certains que des mots ne sauraient exprimer à leur juste valeur, aussi.

J’avance, un pas après l’autre, comme si j’avais du mal à réaliser ce qu’il était en train de se passer. Dans quelques instants, j’aurais entièrement accompli mon retour à la vie. D’abord, mon corps a été rappelé, puis mon cœur et enfin mon âme, si je peux rester dans les métaphores niaises. Et maintenant, que reste-il ? Eh bien, les liens entre toutes ses choses, j’imagine. Non, j’en suis sûr, en fait.
Et puis, je fais un détour, très court. Je viens jusqu’au barman, en repars avec un verre de whisky à la main.

Voilà. Ma paume rencontre le tabouret à ses côtés, et je le tire pour m’assoir dessus. Lentement, je pose ma boisson devant moi, et prends une inspiration. Il ne m’a pas encore aperçu, je crois. Et pourtant, notre distance n’est plus qu’une question de centimètres. Je suis de retour.

« - Bonsoir, Russel. »

J’aimerais lui hurler plus de choses, balancer tout à la fois. Mais, me croira-t-il à la première phrase ? Reconnaîtra-t-il derrière ce brun mal rasé le blondinet imberbe qu’il côtoyait il y a des mois ? On ne se voit plus depuis autant de temps que l’on s’est connu, et peut-être m’a-t-il effacé de sa vie. Je ne suis qu’un Nephil parmi tant d’autres, un disparu comme on en compte des centaines, des milliers.
A une simple exception. Je ne suis plus rien de tout ça. Je suis John Fallen, le trépassé au combat qui a été arraché à la mort par Bey. Je suis … Là. Nulle part d’autre, désormais.

Il ne m’a pas reconnu. Même, il n’a pas daigné tourner la tête à l’instant où je l’ai salué. Et pourtant, il m’a entendu – pire, il a su en démêler les timbres pour s’assurer que j’en étais la source, non ? Alors, pourquoi m’ignorer ?
Parce que je suis mort, j’imagine. Ceux qui trépassent ne repassent pas, c’est la règle. Mais Luna est venue la briser, comme pour rappeler que toute entité anthropomorphe que pouvait être la Faucheuse, Bey peut la balayer par sa simple volonté. Eblouissant, non ? Un des talents de l’animal, on peut dire. A côté de celui d’abréger brutalement la vie de centaines, de milliers de personnes qui n’avaient rien demandé.
Je réprime un soupir. Et je souris à sa question, presque soulagé de découvrir un de ses soucis. Je sais qu’il a démissionné, qu’il n’a plus vu Alice depuis des mois, mais … L’entendre s’inquiéter d’elle, ça signifie qu’il ne l’a pas oubliée. Ni moi, non plus.
Et pourtant, il l’aurait dû. Il a déjà de démons, de rapaces qui volent autour de lui ; je ne veux pas être lié au moindre d’entre eux. Enfin, il est trop tard pour ça.

« - Mieux. Bien même. Elle a tenté de me briser le nez, et puis elle a souri. »

Je bois une gorgée, ne regardant plus Russel. Je ne peux pas lui imposer mon retour avec véhémence, je ne peux pas la lui coller sous la truffe et espérer que son esprit embrumé l’accepte sans broncher. Il le réalisera quand il le faudra. D’ici là, je ne bougerai pas.

« - Et toi. Comment tu vas ? »

La question est banale, mais j’en attends beaucoup. Apprendre ce qui l’a maintenu loin des autres, mais aussi ce qui lui a permis de survivre – je suis bien placé pour savoir que ce monde est dangereux.
Discrètement, à moitié camouflé dans les lumières tamisées du bar, ma mine ne cache plus rien de ma réjouissance. Je n’attends plus que de trinquer avec lui, je crois. Pour que tout reprenne, qu’un de ses vautours meurent de lui-même – simplement, parce que j’ai tant envie de discuter avec lui.
Aussi, j’aimerais bien avoir la signification de ce rêve. Quoique lui en parler pourrait être mal interprété, peut-être.

Du bout d'un doigt, je m'amuse à repousser lentement le verre sur le comptoir, observant les tumultes du liquide boisé passer de naissance à trépas en un simple instant. Et moins loin, plus haut, mes lèvres ont déjà décidé depuis bien longtemps d'échapper à la dictature de ma conscience.
L’attente de ces retrouvailles en guise d’écu, ma joie pare le pragmatisme certain de Russel sans être entachée. Peut-être que j’aurais préféré que son bonheur soit visible, qu’il trépigne sur place, mais ce serait faire face à un homme bien différent ; alors, son ton terre-à-terre me suffira. Parce qu’il est nécessaire, et que ses mots sont vrais.
Rien n’est gratuit ici-bas – quoiqu’un ici-là me semblerait plus approprié -, et il en vient de même pour un vœu de Bey. Luna m’a tiré du néant, mais pour prendre ma place dans la déchéance. Je suis heureux d’être ici, malheureux qu’elle soit là, aussi. Tout frère indigne que j’ai toujours été, j’aurais mille fois préféré qu’elle me pleure faussement des années durant, au lieu que de prononcer ce souhait, un soir d’été. Mais il a fallu que je meurs vraiment, hein ? Va savoir, si j’avais survécu, peut-être que le hasard l’aurait empêchée d’en venir-là. Ou pas. J’sais pas, en fait.

« - Tu te souviens de toutes mes histoires familiales ? Oui, j’imagine. Ben, y avait pas que de la mauvaise graine en fait – j’ai une petite sœur, ou grande d’ailleurs, j’sais pas trop. Chanel Brun à l’époque, Luna Nightingale maintenant. Il y a pas loin de quatre mois, elle a souhaité que son frère revienne à la vie. Malheur ou coïncidence, il se trouve que je suis son frère, et que je suis revenu à la vie. »

J’ai aussi découvert que j’étais un bâtard, mais je doute que ça l’intéresse d’entendre les histoires de coucheries de ma mère. Parce que déjà, j’en ai pas grand-chose à cirer non plus. Et puis, j’imagine que son attention va se centrer autre part. Sur le gouffre temporel que je lui expose sous le nez, tous ces mois où j’ai menti sur mon retour.
Mais va, questionne-moi, ami. Je ne sais pas par où commencer pour t’en parler, alors je préfère que tu me guides. Quitte à ce que tu entames les réjouissances en me collant une tarte, à la fois punition de mon sacrifice et de mon silence.
Et puis, comme pour me préparer à son assaut verbal, je bois une nouvelle gorgée de whisky. Sait-on jamais, ça pourrait me rendre plus intelligent. Ou pas.

Quatre mois... Rien que ça. Le temps passe certainement vite. Luna... Ce nom lui disait quelque chose, une brève rencontre dans un bar de jazz et dans un parc... Alors cette femme est devenue contractante. Non, en soi, le fait qu'elle soit la sœur cachée de John était une véritable surprise pour l'ivrogne. Ils ne se ressemblaient pas du tout. Sans doute que la teinture de cheveux de la jeune femme devait jouer dans ce contraste.

Un soupir, puis une autre gorgée de son whisky. Quatre mois... Cela signifiait bien des choses. La première, il avait été long à se montrer. Pourquoi tant d'attente après avoir été ressusciter ? Ce n'est pas comme si John ne connaissait pas son numéro. Sans oublier Alice, qui de chagrin avait faillit mettre fin à ses jours... M'enfin, sur ce point probablement que le trentenaire avait sa part de responsabilité. Il n'avait été nullement présent, et n'avait par ailleurs, pas cherché à l'être. Son ton apathique lors de la nouvelle de la mort de John avait du détruire psychologiquement la jeune femme. Un triste sort qu'est sa propre faiblesse.

"Je vois... Quatre mois..." Répéta-t-il cette fois à haute voix, comme si l'information mettait du temps à rejoindre son cerveau alcoolisé.

"Qu'as tu fais ?" Demanda-t-il ensuite, un calme presque absolu dans la voix.

La présence de John à ses côtés, était comme un rêve. Il est difficile d'y croire et le temps que l'on comprenne tout ce que cela engage, une interrogation se posait. Il voulait simplement savoir la raison pour laquelle son ancien collègue avait mit autant de temps à se montrer. Sans doute une bonne raison, connaissant le personnage. Dans tel cas, qui était le Nephil pour le blâmer ? Lui qui n'avait eut absolument aucune bonne raison pour avoir lâchement abandonné Alice alors que cette dernière lui avait simplement demandé sa présence ?

Beaucoup de choses, pas la moindre. Probablement une nuance là-dedans, mais je saurais pas vraiment tout résumer correctement. J’ai fui, je me suis terré, j’ai hésité et je me suis décidé. Voilà une version courte des effets, mais j’imagine qu’il aimerait davantage. La vérité, en fait – et lui, je sais qu’il me comprendra.  Même si on s’était promis des choses quant à … Ça …, et que j’ai brisé mon serment en partant, il me jugera pas.
Oui. Je lui fais confiance, et il me fait confiance. Je laisse la pulpe de mes doigts se balader encore un peu sur le cercle de mon verre, jusqu’à ce que je me décide à briser le silence que j’impose. Tant est qu’on oublie le brouhaha ambiant du bar, évidemment.

« - Quand je suis revenu, j’ai erré un peu, pour trouver l’endroit, à côté de la ville. Et puis, un gamin Seraph m’a attaqué. Il voulait rien lâcher, et j’ai dû presque lui arracher l’avant-bras pour qu’il révoque son Kekkai. Ça m’a fait péter un câble, ça, ma mort, les restes de la potion de Rekor, et puis aussi ce que tu sais. »

Sans que je l’ordonne, ma paume vient couvrir le verre, raffermissant une étreinte qui ne devrait pas exister. Cette colère muette, je la ressens toujours. Mais j’ai fait un choix.

« - Alors, je suis parti. J’ai pris un avion, n’importe lequel, et j’ai atterri au Chili. J’y ai vécu des mois, tentant vainement de récupérer un quotidien humain. Mais tu sais comment ça marche, pas vrai ? Pas la moindre amélioration ; pire, je suis devenu télépathe, comme si Bey était venu me rappeler à l’ordre. Donc, je suis rentré, il y a peut-être une semaine, moins sûrement. »

Voilà les faits. Je m’en veux de m’être exilé autant que je serais prêt à recommencer si l’on m’offrait une possibilité de rejouer le jour où Luna est venu chez moi. J’avais besoin de ça, de penser, de me retrouver. Sinon, j’aurais sombré irrémédiablement dans la folie, et je serai mort de nouveau. Sans vœu pour ramener cette fois, j’en suis sûr. On ne joue pas infiniment avec les règles.

Il n'y a pas de secret dans ce que dit son ancien collègue. Une vérité nette et franche que l'ivrogne encaissait sans trop de mal en réalité. Tout de même, une irritation naquit en lui. Une irritation dont il ignorait la raison. Les paroles de John lui montèrent à la tête en même temps que son whisky. Il but le reste du verre d'un coup sec avant de se tourner vers le Nephil ressuscité. Un simple mot sortit de sa bouche, une simple approbation de ce qu'il venait d'écouter jusqu'à présent.

"Je vois..."

L'esprit confus par l'alcool, amplifié par l'apparition de John, le Nephil songeait gentiment à essayer de mettre un ordre à ses pensées et ainsi comprendre la source de son irritation. En somme, John avait fui car il ne supportait plus ce monde. Qui était-il pour lui en vouloir de prendre une telle décision ? De plus, l'homme était revenu.

"L'alcool m'est monté à la tête, ça te dirait de prendre l'air quelques minutes ?" Lâcha finalement le trentenaire.

Une idée précise se dessinait dans son esprit alors qu'il faisait cette suggestion. Tant qu'il ne l'avait pas fait, son irritation ne s'en irait pas. C'était du moins le sentiment qu'il avait, comme le fait qu'il lui était naturel de boire pour 'se détendre'. Invitant John à le suivre à l'extérieur, après avoir déposé un billet sur le comptoir pour le maître du bar. Le Nephil s'alluma une roulée, inspirant celle-ci avant de recracher la fumée blanche. Un suicide lent qui ne marche plus vraiment depuis son contrat. M'enfin...

Russel s'approcha de John, puis sans crier gare, donna une bonne droite dans la mâchoire du jeune Nephile qui sur le coup tomba fesse à terre. Puis de cette même main qu'il frotta au préalable, il la tendit vers John pour l'aider à se relever, un mot simple.

"Bon retour."

A l’instant où son visage se tourne vers le mien, je marque un temps d’arrêt, presque décontenancé par la démarche. Et puis, rapidement je balaye ses traits de mon regard, m’imprégnant d’eux pour raviver tous les souvenirs que j’avais de lui. Voilà, là, ici, face à moi, se tient Russel Blake. Mon ami, mon mentor, mon collègue. Je reste interdit une seconde de plus, et sa demande vient sonner à un instant où je ne souhaitais que ça. S’extirper à cette atmosphère passablement alcoolisée et bruyante, simplement discuter seul à seul.
Sans demander mon reste je descends de mon siège et dépose de quoi payer l’addition sur la table, avant de pivoter de nouveau vers mon camarade. Je le suis à travers la marée de personnes, traçant mon chemin dans le sien et esquivant un poivrot un peu trop brusque ; jusqu’à ce qu’on atteigne l’air libre.

Je m’étire succinctement, m’autorise une bouffée saine, puis arrête mes pas à une mince distance de lui. J’observe sa clope rougir, et la découvre s’approchant soudain bien vite de moi – comme s’il avançait dans ma direction, en fait. D’ailleurs, c’est le cas à mieux y regarder.
Alors, son poing droit décolle et vient s’abattre sur ma mâchoire, me poussant au sol sous la violence de l’impact.

Fesses à terre, tête douloureuse, je fixe mon pseudo-agresseur avec un air d’incompréhension. Parce que, sérieusement, il s’est pas retenu sur son coup, là. J’dois même avouer que je m’étais planté – il frappe plus fort qu’Alice, aucun doute là-dessus.
Lentement, je me relève, me massant les alentours de la bouche, et je fais quelques mouvements avec mes dents pour jauger la douleur. Existante, je dirais. Peut-être pas forte, mais je pense que je me contenterai d’une soupe demain – adieu bûche quotidienne.

« - Merci. Sacrée droite, vraiment. Rien à voir avec Alice. »

Non. Je vais pas répliquer et provoquer une bagarre, j’ai pas de motif. Je la mérite cette patate, y a pas à dire ; m’enfin, je connais aussi un meilleur endroit pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Faudra qu’on y fasse un tour bientôt, sans faute. J’ai envie de me mesurer à lui, de sonder l’écart qui s’est creusé entre nous.

« - Et toi, t’as fait quoi ces six derniers mois ? »

J’imagine qu’il n’a pas fait que boire, oublier, boire. Quoique, le connaissant, ce serait bien possible. Peut-être qu’il s’imagine encore être deux semaines après ma disparition, qui sait ?

Une bouffée d'air frais, suivit d'une petite taffe de sa roulée, puis un passage rapide vers le visage à présent légèrement amoché de John. Une réflexion intense dans le regard tandis qu'il s'attendait à ce que son collègue lui rende la pareille. Il fallait croire que cela n'allait pas venir, étrangement. Pourtant, la raison pour laquelle Russel avait frappé John était applicable pour lui également. Fuir, abandonné, toutes ces actes de lâches, il était le premier à se les reprocher. Le trentenaire avait simplement peur, deux âmes en peine, ça ne fait jamais bon ménage.

"Oh, j'imagine que princesse était très heureuse de te revoir." Lâcha-t-il en soufflant des narines, un petit sourire au coin.

Il l'imaginait bien, son ancienne employeuse. Après tout, ces deux-là avaient ce genre de penchant... Une autre bouffée de sa clope tandis qu'il écoutait la question de John. Ce qu'il avait fait ? Rien... Et c'est bien ça le problème. Il n'avait absolument rien fait. Il ne l'avait toujours pas tuer. Ni ne savait comment l'atteindre. Il s'était juste contenté de boire chaque jour. Étrangement cependant, il ne se sentait nullement coupable. Comme si inconsciemment laisser traîner en longueur tout ceci l'arrangeait. Il avait beau la haïr, il n'avait pas envie de la tuer. Quand bien même il essayait de s'en convaincre... Trouver une solution à ce blocage pourrait peut-être lui permettre d'avancer. Néanmoins...Après l'avoir tuer, qu'est-ce qui lui resterait ? Le plan avec John était purement et simplement tombé à l'eau depuis les propos d'Isabella et il avait abandonné toute idée de s'allier aux Seraphs.

Retourner dans sa ville natale, se refaire employer comme inspecteur semblait irréaliste à présent... Peut-être qu'il se contenterait de faire ce qu'il fait actuellement, boire.

"Pas grand chose." Répondit-il finalement après avoir pondérer pendant quelques secondes.

Oui, voilà comment résumer ces mois après la mort de John. Pas grand chose. Il n'avait même pas prit la peine de connaître les détails de cette mort. Prétextant qu'il avait déjà un objectif en tête et que chercher à venger son collègue ne ferait que le retarder. Mais bon, au final, il ne faisait que boire.

"Qu'as-tu l'intention de faire ?" Demanda-t-il alors, comme pour se poser la question à lui-même.

A sa réponse, je hausse les épaules. Evidemment qu’il n’avait pas fait grand-chose – il ne fait jamais grand-chose, du moins de son point de vue. Pessimisme ou humilité exacerbée, je sais pas ; probablement un mélange des deux, en fait.
Je fais quelques pas, le regard dans le vide, puis reviens à ses côtés en quête d’un air détaché. Mais très vite un sourire s’impose à nouveau sur mes lèvres, comme s’il avait deviné la suite de mes paroles. Le ton plus enjoué, je reprends la parole – quoique, en me massant encore un peu la mâchoire avant.

« - Oh, ouais, je pense qu’Alice était heureuse de me retrouver. C’était … Je suis heureux d’être rentré, Rus’. D’ailleurs, Juliet m’a nommé Protecteur tu sais. Pour me remercier de ma mort, ou un truc du genre … Enfin, voilà quoi. »

Alors, je pivote vers lui, plongeant mes yeux jusqu’à trouver les siens. Je prends une petite inspiration, et abaisse un peu ma voix, brisant une partie de l’engouement de mes mots.

« - Je pense que je vais faire ça, la faction. Et puis, Juliet, Rekor, ils la voient. Notre mission n’est peut-être pas perdue, tout compte fait... Toi, tu comptes te réinvestir dans tout ça ? Je suis sûr qu’une place t’es réservée. »

Hormis notre promesse là-bas, ni lui, ni moi n’avions jamais passé vraiment de temps au QG à être de bons et loyaux Nephils, du temps de Manori Yuhira. Mais j’imagine que maintenant les choses peuvent changer, parvenir à quelque chose. Et puis, lui, il serait un excellent élément, non ? Peut-être terre-à-terre, mais je le vois bien atteindre certains grades rapidement. Plutôt un, en fait – et celui auquel je n’aurai jamais droit.
Russel Blake, Commandant des Nephils. Je trouve que ça claque, vraiment. Et il serait merveilleux dans ce rôle, sans aucun doute.

John était maintenant protecteur donc... En six mois d'absence, il avait mieux progresser que l'ivrogne ne l'avait jamais fait. Lui ? Il était toujours choisi, mais cherchait-il vraiment à progresser ? Les mots d'Isabella quant à son plan initial continuait de raisonner dans sa tête. C'était...inutile. Au final, il avait juste abandonné sans jamais le dire. Monter en grade n'avait chez lui aucun intérêt. Ce n'est pas comme s'ils étaient payés une fois gradé ou bien avait accès à des informations supplémentaires. Non l'intérêt d'être gradé consistait en deux choses. Avoir du pouvoir vis à vis des autres Nephils et peut-être se sentir reconnu pour les nombreux efforts effectués pour la faction.

Russel ne cherchait ni l'un ni l'autre. Tout au plus, il serait ennuyé avec ces nouvelles responsabilités qui viennent avec le grade. En somme, c'était une punition plus qu'autre chose à l'heure actuelle pour lui.

"Félicitation." Lâcha alors le trentenaire dans une tentative de sourire ratée qui correspondait plus à une grimace dans sa finalité. Vouloir partager la joie de son collègue était à l'heure actuelle difficile pour lui. Il n'arrivait pas à s'enjouer honnêtement pour sa réussite. Tout simplement parce qu'à sa place, il aurait probablement mit un poing à la personne qui le grade pour le récompenser de s'être sacrifié.

*Quoi !? John meurt pour la faction et il se fait récompenser par un vulgaire grade ? Quelle blague !* Songeait sarcastiquement l'ivrogne.

En réalité, Russel ne pouvait pas en vouloir à John d'avoir fui quelques temps les Nephils. Là où il lui en voulait, c'est d'avoir abandonné ceux qui tenaient à lui. Le jeune homme poursuivit sur un sujet qui leur était commun. L'ivrogne ferma les paupières tirant sur sa taffe, semblant pondérer un moment avant de finalement donner une réponse claire et précise.

"Cela dépend des circonstances. Mais pour l'instant, peu importe le nombre de personne capable de voir, au final ce ne sera jamais assez." Répondit-il, éjectant sa fumée blanche en parlant.

"Mais honnêtement, cela fait longtemps que j'ai abandonné. On m'a conseillé de ne pas m'y approcher et c'est ce que je vais faire pour l'instant. Du moins, jusqu'à ce qu'une opportunité s'offre à moi."

Une opportunité qu'il attendait patiemment en buvant de l'alcool.

Amenant davantage de sarcasme que de franche rigolade, je mêle un pouffement à un soupir, tandis que je lève les yeux au ciel. Attendre, ne rien faire, abandonner. C’était ça le plan ? C’était ça qu’on avait convenu là-bas, de s’engager pour au final perdre tout espoir ?
Oh ouais, j’entends l’idée commune venir me dire que je suis mort, que je me suis cassé, que j’ai ma part dans ce pessimisme latent. Et à ça, je répondrai que ouais, je suis coupable. Carrément coupable, même. Mais au moins, je suis revenu, et je me suis engagé de nouveau. Encore plus, même. Du petit Choisi déglingué et plein d’idées vaseuses, je suis devenu un Protecteur plus serein, plus mature, peut-être. Ça fait très présomptueux avancé de cette manière, mais je crois que je peux pas être plus con que je l’étais avant – donc, ça facilite ma verbe.

« - Alors, on fait quoi ? On attend, on prie ? Non. Si on veut aider tout ça, arranger tout ça, faut qu’on se bouge. Si j’ai accepté d’être Protecteur, c’est pas pour me pavaner ; c’est pour répéter ce que tu as fait avec moi. Montrer cet endroit à tous, les y éveiller, et puis en finir. »

Je fais quelques pas en rond, réprimant une idée qui m’assène violemment l’esprit, et je reprends la parole en le fusillant du regard.

« - Je ne sais pas qui t’as fait perdre tes idéaux. J’imagine que ma connerie y a participé, mais maintenant je suis là. Alors Russel, dis-moi que tu comptes pas rester là, les bras croisés, et que tu comptes rentrer à la faction et t’y investir, pour arranger les choses. Parce que t’es la putain de personne la plus compétente, géniale, et puissante que j’ai rencontrée de ma vie. »

J’y tiens plus. Mes pieds s’arrêtent face au sien, et mon ton s’aplatit, se ralentit.

« - Sinon … »

Coupant nette ma phrase, mon poing s’élance droit vers la face de mon mentor, lui dévoilant la fin de mes propos en avant-première. Je suis désolé, mais si je dois passer par là pour te foutre les yeux en face des trous, j’hésiterais pas. Tu peux être un héros, merde. Alors pose cette bouteille, et agis !

Les propos de son collègue était rempli d'un espoir naïf et d'optimisme. Quelque chose que ne partageait plus Russel. Il l'avait entraîné dans l'ignorance. Simplement la vérité avait éclaté au grand jour devant lui, sous les  paroles de la belle gérante de l'Ange Déchu. Ainsi, le trentenaire encaissait les propos de John, silencieusement. Il tirait sur sa clope, expirant une fumée blanche en écoutant le long discours du jeune Nephil. Il observait son environnement, le regard pensif et légèrement perdu dans un horizon citadin. Les propos de John raisonnait dans sa tête comme un marteau. Une conscience que lui-même approuvait.

Pourquoi croire en ce que lui avait dit Isabella ? Pourquoi avait-il fait si aveuglement confiance dans les propos qu'elle émettait ? Tout simplement parce que cela l'arrangeait. Mais l’avouer serait s'admettre plus lâche qu'il ne l'est déjà.

Néanmoins ce que contait John tenait d'une illusion. Il n'avait jamais vu cela comme un idéal qu'il se devait d'accomplir. A ce moment-là, il voulait simplement fuir l'idée de cette guerre, peu importe la méthode. Le fait qu'une telle chose puisse exister l'avait convaincu qu'un accord de paix était possible entre les Seraphs et les Nephils. Mais ce qui fit tilt plus sérieusement l'ivrogne était les 'compliments' de John sur sa personne. Voilà quelqu'un qui a une vision bien optimiste de sa personne.

Un poing vint voleter ensuite sur sa joue, réflexe pure et simple, l'ivrogne avait utilisé son actif afin d'arrêter le coup, mais après deux secondes d'arrêt, le trentenaire laissa le temps s'écouler une nouvelle fois, encaissant le poing de son ami. Avec l'impact, une de ses dents s'entrechoqua avec la chaire interne de sa bouche, coupant la paroi. Une marque sur la joue et un filet de sang s'écoula depuis le coin de ses lèvres, Russel se contenta d'un simple sourire alors qu'il voyait sa roulée au sol. L'alcool avait sauté d'un coup de son esprit.

"John, tu sembles te méprendre sur moi." Commença-t-il très calmement en sortant une nouvelle roulée qu'il amena à sa bouche.

"J'ignore ce qui te fait croire que je suis la personne que tu viens de décrire." Poursuivit-il en s'allumant sa roulée.

"Mais n'impose pas ton personnage fictif sur moi, c'est déplaisant." Conclut-il en expirant sa fumée blanche habituelle, toujours d'un ton très calme mais laissant une tension pratiquement palpable émané de son expression et de ses gestes.

Oh, fait chier. Il sait bien que je ne crée aucune chimère en superposant un masque de héros à son visage – et il sait foutrement encore mieux que je pourrais avoir raison, s’il se donnait la peine d’agir en tant que tel ! Cet homme a les capacités de faire avancer les choses, de les fédérer, de les terminer. Et donc, il va se contenter de rester là, car il ne croit pas en lui ? Je …
Je connais Russel. Comme un ami, presque comme un frère. J’ai une idée de ce qu’il a vécu, des raisons qui le poussent à avoir une si basse image de lui. Mais bon sang, ce que j’aimerais le tirer vers le haut, l’arracher à son humilité malsaine.

Fixant le trajet de la flamme sur la clope qu’il se rallume, je pousse un long soupir, non sans ranger mon point le long de mon corps. J’vais pas le frapper à nouveau, ça lui fera rien rentrer dans la caboche. Même un coup était abruti et inutile, pour dire – mais, c’était plus pour moi que pour lui. Une manière de m’exprimer, j’imagine.

« - Russel. Toi comme moi, on sait que ta force vaut plus que ce que tu veux bien admettre. Et t’es loin d’être con – même, t’es carrément intelligent. Tu sais réfléchir. Tu sais faire des conneries, mais tu sais aussi ne pas en faire. Merde, j’te dis pas que t’es un héros, Rus’. J’dis juste que tu pourrais en être un. »

Je tente un sourire, tandis qu’une main vient se faufiler sur mon cuir chevelu pour le gratter un peu, trahissant mon malaise dans ces paroles. S’il y a bien quelque chose que je suis pas, c’est un leader ; alors les discours charismatique qui fait battre le petit cœur des soldats, c’est vraiment pas mon fort.

« - Alors, viens, donne-toi à fond dans la faction, bats-toi pour arranger les choses. Si j’me plante tant que ça, on le verra bien assez tôt. Mais con comme je suis, si je devais choisir une seule certitude sur tout, ce serait que là, ce que je suis en train de te dire, c’est la vérité. »

Ouais, voilà. J’peux le contraindre à m’écouter, à suivre mes mots. Mais au moins j’peux lui dire le fond de mes pensées, et ça c’est déjà quelque-chose. J’aimerais juste savoir si c’est assez.

Russel pondérait soigneusement au parole de John. Il se demandait pas mal de chose sur les propos que tenait son ancien collègue. Il est particulièrement difficile d'entendre une éloge sur soi quand on se méprise. Mais l'ivrogne encaissait, sans broncher, sans grimacer. Après tout, le trentenaire était passé par là. Lui aussi avait admiré un supérieur qui lui avait enseigner son métier, tout comme il avait admirer ses parents avant cela. C'est de là que naît le respect de l'ancienneté. Mais soyons sérieux, si John savait ce que Russel avait fait, est-ce qu'il tiendrait toujours ce discours ? Peut-être que l'une des raisons pour laquelle le Nephil n'en parlait pas, c'était justement parce que cette forme de respect le sauvait un peu. S'il perdait son ami, l'ivrogne serait définitivement seul.

Quant au fait de devenir un héros Nephil... En quoi consiste un héros dans ce monde ? Celui qui tue les personnes de la faction ennemie ? Celui qui protège ceux qui tue la faction ennemie ? Un héros dans ce monde n'est rien d'autre qu'une machine de guerre qui est là pour tuer, tuer et encore tuer. Oh oui, il s'était débloquer dans ce domaine là, et pouvait tuer s'il croyait en la cause. Par exemple pour Julien, afin de protéger Lenna, ou encore pour sauver quelqu'un. Mais tuer un Seraph pour cette ridicule raison d'enlever un concurrent ou bien donner de l'énergie à Bey lui donnait envie de vomir. Être un héros...ne l’intéressait pas. Il était prêt à obéir, racheter ses fautes, mais jamais il ne prendrait l'initiative de tuer quelqu'un. En vérité, le moment où il serait demandé d'abattre un Seraph, il considérerait que sa dette a été payé.

Ainsi, se battre à fond pour la faction ne l'intéressait pas, et l'idée d'arranger les choses étaient au delà de ses capacités.

"..."

Cependant, malgré cette réflexion, aucun son ne sortit de ses lèvres. Les attentes que lui posaient John était comme un lourd fardeau qu'il ne parvenait pas à déposer. Il commença donc à grimacer, écraser le bout de sa roulée entre ses dents, comme si ses convictions se heurtaient profondément avec ce qu'il voulait en réalité répondre à son collègue.

"Putain." Jura-t-il, comme si cette vulgarité pouvait le sauver de donner une réponse plus abouti.

"Tu me saoul, et c'est pas l'alcool." Ajouta-t-il, l'irritation de cette confession commençant à lui prendre la tête.

Il soupira dans une longue expiration, une dernière fumée blanche s'extrayant de ses lèvres. Il ferma les paupières doucement, puis les rouvrit quelques secondes plus tard pour enfin délivrer une véritable réponse.

"Parions John. Dans ce monde qui consiste à tuer, essayons de voir qui détient la vérité. Ta vérité contre la mienne, une bouteille de whisky en jeu."

Pourquoi ne pas essayer de voir s'il pouvait en effet arranger les choses..? Ce n'est pas comme s'il était seul. Il avait à ses côtés le type le plus optimiste qui soit malgré le fait qu'il soit déjà mort. C'est quand même quelque chose, d'extrêmement encourageant.

A l’instant la proposition du pari tombe, je me retiens de ne pas enlacer ce vieil ivrogne de mon cœur – bien sûr Alice, tout ceci no homo.
Je sais pas si je devrais être fier de moi d’avoir arraché cette parole à sa bouche ; enfin, j’ai abusé de sa patience et l’ai poussé à bout avec mes grandes phrases manquant d’éloquences, et voilà que pour se débarrasser de moi il a accepté. Sauf que, je viens pas de lui soutirer de l’argent, là. Non, je suis en train de le pousser à se démontrer ce qu’il vaut. Plus que ce qu’il n’a jamais cru, sans le moindre doute.
Bon, d’un autre côté, j’ai l’impression d’être un gosse qui fait un caprice, et auquel son père cède pour avoir la paix. Mais j’crois que ce parallèle pourrait un peu blesser son amour propre si je le partageais, vu qu’il n’a clairement pas l’âge d’être mon géniteur. Ou alors, il était sacrément précoce le gamin.

Toujours énergique, j’avance une main vers lui, soutenant encore plus intensément son regard – mais quittant au passage ce stress ambiant qui se tisse depuis tout à l’heure. Le débat est clos et le consensus est trouvé, alors désormais on peut se contenter de simplement profiter de cette soirée.

« - J’en suis. Ta vérité contre la mienne, sans retenue. »

Oh et puis merde. Sans lui laisser le temps de me serrer le poignet, j’avance encore d’un pas pour émettre une tentative de câlin, priant pour qu’il ne la bloque pas de son pouvoir.
Tu m’as manqué vieux con, vraiment. Et c’est parce que je t’apprécie à un degré bien rare que je t’appelle comme ça, l’ami. A défaut d’être moins jeune, je crois que je t’aime comme un frère, ou un oncle. Mais pas celui constamment bourré qui vous attouche, non ; plutôt celui qu’on voit rarement, mais qui fait de chaque visite un merveilleux souvenir.
Comme la fois où tu m’as laissé goûter à ton whisky. Bordel, je crois que je vais finir par me dégotter une mignonnette à mon tour, sans déconner. Comme ça, de temps en temps on se fera une flasque party, et on fera découvrir à chacun notre liqueur, et … Ok, j’pars peut-être un peu trop loin, là. Mais j’suis enthousiaste, voilà tout.
Et heureux, aussi. Ça j’dois bien l’avouer.

Inutile de se poser des questions trop compliqués. Ce n'est pas comme s'il avait quelque chose à perdre, alors autant essayer jusqu'à en mourir. Depuis combien de temps n'avait-il pas positiver de la sorte ? Sans doute que savoir John en vie l'aidait grandement à avancer. Il restait un humain, dépendant des relations humaines. Il avait beau se convaincre de n'être qu'un cadavre, il avait encore besoin d'une certaine chaleur humaine afin de ne pas encore pourrir.

Sauf que là, c'était peut-être un peu trop. Après que John ait accepté sa proposition de pari, celui-ci fit un geste plutôt particulier qu'on pourrait croire pratiquement bipolaire par rapport à sa dernière approche, plutôt physique. Dans tout les cas, bras tendus le long du corps, roulée dans le bec, l'ivrogne observait John faire son action comme si c'était la chose la plus naturelle au monde. Il ne connaissait pas l'ancien voleur, aussi affectif. Probablement que sa relation avec Alice l'avait adoucie.

Une image de la relation Alice/John s'inscrivait dans la tête du Nephil. Il était vrai...que du peu de ce qu'il avait vu... l'affectif entre Alice et John était plutôt particulier... Il souffla longuement, s'ôtant cette image impure de sa tête pour revenir à la réalité. Une réalité quelque peu incroyable mais qui s'arrêta alors que le jeune homme s'éloignait. Russel ne dit rien, se contentait d'observer son ancien collègue d'un œil presque interrogatif tandis qu'il fumait.

*...*

Le trentenaire ne savait quoi dire en réalité. Simplement surprit parce que venait d’exécuter son collègue. Probablement qu'il était en mode d'affection aussi ? Naturellement, il posa sa main sur le crâne du jeune homme, faisant des vas et vient presque mécanique.

C’est vraiment arrivé. Je suis en train de faire un câlin à Russel Blake. Russel putain de Blake. Quand j’ai tenté ça, c’était sur un pur coup de folie et d’émulsion de ma joie de le retrouver, pas sur un espoir réellement fondé – alors, j’crois que je suis heureux, là. Bon, la main qui se balade sur le dessus de mon crâne ça fait un peu bizarre, mais j’imagine que ça participe à l’affaire … Sûrement. Nan parce que, je crois qu’en dehors d’Alice, j’ai pas enlacé grand-monde ces dix dernières années. Alors je perds un peu la main quant à ce qu’on fait dans la version purement amicale du geste, tout ça.

Lentement, je recule, et soupire un grand coup. Oh, pas une once de mauvaise humeur ou de sarcasme là-dedans, juste du … Soulagement, voilà, c’est ça le mot. J’ose un regard derrière mon ivrogne préféré, et découvre les visages brutalement tournants de quelques badauds-clients qui s’étaient intéressés à mon coup – probablement davantage qu’à mes cris. Doivent être déçus que je m’arrête à un poing, nan ? M’enfin, faut dire, je m’en fous un peu d’avoir gâché leur promesse de spectacle.

Fourrant bien rapidement mes mains dans les poches dédiées, je balance un instant la tête avant de reprendre la parole.

« - Ça te dit de, genre, retourner là-dedans et commander leur whisky le plus cher, juste pour se le faire ce soir et continuer à discuter ? On peut bien repousser le début du pari à demain, j’imagine. »

Ouais, complètement. J’veux dire, on va pas aller sur le champ dans le bureau de la pauvre Juliet, et lui asséner nos tirades alcoolisées pleines d’espoirs ? Ce serait un peu déplacé, précipité, et puis … Bah, j’suis pas venu ce soir uniquement pour blablater trois minutes, et sauver le monde. Nan, je suis venu pour taper la causette beaucoup plus longtemps, et puis seulement ensuite s’occuper de jouer au héros. Précipitons rien, si l’univers a tenu jusqu’à maintenant, il survivra bien une nuit de plus.
Après, autre difficulté, savoir de quoi parler. Je pourrais bien lui raconter l’histoire d’un livre que j’ai lu au Chili, mais je doute que ça l’intéresse vraiment ...

Docilement je viens me poser un nouveau tabouret, puis lève la tête vers l’étalage de bouteilles qui se profile sous mes yeux – à la fois si proche, mais tellement inaccessible. Il y a bien deux-trois trucs que j’aimerais bien essayer, faut l’avouer ; mais pour le moment je vais me contenter de goûter leur meilleur whisky, comme promis.
Hmm, ça fait très arrogant comme phrase, non ? A croire que j’ai fini par me faire corrompre par le reste de frics qu’Alice m’a filé en guise de salaire. A moins que ce soit par le rythme de vie plutôt serein que j’ai récupéré depuis mon retour, va savoir.

Les verres soigneusement déposés devant nous, j’attrape le mien et admire un peu sa robe, la découvrant noisette à souhait. Nan, franchement, je sais pas ce qu’ils ont fichu dans c’te boisson, mais à l’odeur et à la couleur, il m’a l’air bien bon. Une gorgée plus tard, et mes idées se confirment, révélant un breuvage presque délicieux. En gros, vraiment pas mal, mais pas à la hauteur de celui que j’ai emprunté dans une bicoque aisée durant ma petite absence. Qu’est-ce qu’il était divin, celui-là !

« - Alors, j’m’y connais pas franchement, en fait. En gros, je me faisais pas mal chier au Chili, surtout la nuit. Donc j’me suis mis à essayer un peu tous les alcools qui me passaient sous la main, et j’ai arrêté mon choix sur des whisky en tout genre, et le cognac local. »

C’est absolument ce qu’il s’est passé. Genre, j’ai bu, j’ai testé, et puis j’ai posé quelques préférences. Bon, j’ai pas mal arrêté ces trucs-là depuis que je suis revenu, mais un petit verre de temps en temps, ça me plaît bien.

« - Et toi, tu as trouvé un nouveau candidat pour ta mignonnette ? »

Honnêtement, j’ai pas la moindre idée de s’il s’arrange pour toujours la remplir par la même origine, ou s’il s’octroie quelques délires de découverte à chaque fois qu’il la vide.
N’empêche que j’ai dû mal à l’imaginer se marrer tout seul en variant un peu le plaisir lors de l’après-vidange quotidienne. Genre, vraiment.

C’est une stratégie, faut bien l’avouer. Je m’étais imaginé qu’il y aurait glissé d’un whisky fabuleux et que sa conscience le forçait à vider goutte par goutte la mignonnette, mais faut croire que j’avais tout faux. M’enfin, ça se tient ce qu’il avance aussi, c’est même franchement pas con – déjà, personne irait la lui chaparder, et c’est déjà un bon point.
Me laissant à peine de compléter mes songes, voilà qu’il relance la discussion. Eh bien, j’aime bien ça, qu’on recommencer à blablater de tout et de rien, comme avant !

« - J’ai essayé de redevenir humain. Genre, j’ai dégotté un taf sur un chantier, et je faisais ça toute la journée. Et pour la nuit, j’ai oscillé entre squats et appartements aisés que j’empruntais grâce à notre petit tour de passe-passe, si tu vois l’idée. »

Bon, pas que ça évidemment. Ça c’est l’enrobage de mes activités, la charpente fragile que j’ai taillé simplement pour vivre un peu – et c’était véritablement agréable, au début. Voilà le problème.

« - Bon j’ai pas fait que ça, en fait. La nuit je voguais dans des supermarchés et attrapais un peu de nourriture, je me dégottais quelques livres pour apprendre l’espagnol et … J’essayais de taper la discussion avec les gens. Sans trop de succès faut dire, ils se méfiaient beaucoup de moi. Oh, pas parce que j’étais un étranger, mais plutôt parce que c’était étrange qu’avec mon salaire de misère, j’arrivais toujours à avoir de belles fringues, une hygiène impeccable et des réserves sympathiques de bouffes. »

Si j’avais voulu avoir une vie sociale un peu plus épanouie, peut-être que j’aurais dû faire quelques sacrifices. Mais bon, si j’avais coupé tout ça, je serais redevenu le garçon d’il y a plus d’un an, sans identité fixée et sans grands objectifs. Et je refuse d’écraser du talon tout ce que j’ai construit à partir de mon Contrat, tous ces efforts et ces changements qui se sont opérés sur moi. Quitte à être un peu plus ce que je détestais, et un peu moins ce à quoi j’aspirais plus ou moins.

« - Et bien sûr, quant à nos petites affaires, c’était assez calme. Fondamentalement plus calme qu’ici, ça faut bien l’avouer. »

Honnêtement, il m’a fallu un peu de temps pour récupérer mon niveau en revenant, parce que j’ai quand même bien perdu pendant ma petite virée.

Dans un brouhaha généré par chaque client qui parlait dans le bar, il devenait parfois difficile de capter chaque mot que prononçait John. Mais Russel comprit en grande partie ce que son ancien collègue racontait à propos de sa vie au Chili. Il avait simplement erré, continuant de vivre et visiblement, c'était un pays plus tranquille en terme d'ombre. Enfin, le trentenaire n'a jamais été voir ailleurs pour confirmer si Palema était unique en son genre dans sa fréquence d'apparition de ces créatures noires. Sans doute que non, puisque les suicides inexpliquées sont un peu partout dans le monde. Mais quel affreux sentiment que de constater que ces contracteurs peuvent faire passer des contrats aussi bien en Chine qu'aux USA. Qui sont-ils réellement ?

*Un contrat ? On a même pas de papier qui stipule les termes du contrat.*

Tuer des ombres, voilà son contrat en échange de son vœu. Selon l'accord verbal qu'il avait eut avec Bey. Il n'a jamais été question de tuer des Seraphs... Pourtant aujourd'hui, une 'guerre' éclate entre les Seraphs et les Nephils, comme si c'était la chose la plus naturelle au monde. Il est clair que les deux contracteurs sont dans une sorte de compétition, et si à cause de cette compétition, des personnes meurent... Alors...

"Difficile de justifier nos manques de besoins primordiaux." Lâcha l'ivrogne en sirotant son whisky calmement.

Puis, il leva son verre en direction de celui de John cherchant à trinquer, acclamant son retour.

"A ton retour."

Isabella était contre les contracteurs, Kratos aussi. A-t-elle réussie à sauver ce dernier ? Est-ce que ses alliés sont arrivés ? Lorsqu'ils arriveront, dans quels camps iraient Russel ? Il n'avait pas envie de se battre contre la gérante de l'Ange Déchu mais il n'avait pas non plus envie d'affronter les Nephils ou les Seraphs. Voilà un choix difficile... Mais heureusement son compagnon de toujours, l'alcool, était toujours là.

*John... Il est probable que je ne tienne pas le pari.* Songea-t-il le sourire amère.

Souriant à son verre qui se lève, le mien suit le mouvement et vient chanter contre le sien ; avant d’achever sa course dans l’étreinte de mes lèvres, déversant lentement son savoureux breuvage dans ma gorge. Je confirme, il vaut son prix – probablement pas la bouteille du siècle, mais elle reste tout de même sacrément appréciable.

« - A nos retrouvailles ! »

Ouais. J’ai bu, puis parlé. Normalement c’est l’inverse, mais mon excuse sera de prétendre être une tanche en normes sociales, m’voyez ? Quoique, c’est peut-être vrai en fait.
Je repose mon godet sur la table, et me contente d’avoir un mine heureuse dans le vide, appréciant simplement la présence de mon ami – et accusant peut-être le coup d’une ivresse surprenante. D’habitude me faut moins de verre pour que mes gonds s’échappent, mais ce soir je crois que je m’en vais assez vite. On dira que ma bonne humeur joue dans ce sens, hein ?
Nan parce que, le dépose-minute ça passe à un endroit, mais si j’commence à avoir ce défaut un peu de partout, va falloir que je me remette en question.
Et tout seul, je ris à ma propre blague.
Ah.

Mes doigts se serrent de nouveau, et je viens descendre d’une traite le breuvage, le savourant moins qu’auparavant ; mais l’appréciant tout de même. Amusant comment le taux d’alcoolémie joue en la faveur du bon goût des boissons – à croire que plus je suis bourré, moins je fais attention à ce que je bois.
Tout bien réfléchi, ça me semble pas si illogique.

Alors, je commande une nouvelle bouteille, sortant d’autres billets et bien plus jovial que lors de mon entrée ici. Le temps que celle-ci arrive je me tourne vers Russel, et hasarde quelques sujets de discussions. Lesquels ? Hmm, excellente question. Je verrai si j’arrive à y répondre demain, dans ma tentative de remise en ordre de mes souvenirs plus tout à fait sobres.

Russel et John trinquèrent et la soirée continua sur un ton amusé. Une ambiance saine qui changeait grandement aux soirées habituelles qu'avait goûté l'ivrogne ces derniers mois. Quelques rires presque inaudibles dans un bar bruyant étaient échangés, puis finalement la soirée arriva à son terme après quelques bouteilles vidées par les deux compères. Ces derniers se séparèrent sans se donner aucun rendez vous futur. Probablement qu'ils se reverraient, dans une mission Nephil.

Dans tout les cas, Russel rentra, enfin rentrer est un bien grand mot. Il erra plutôt, marchant et tuant les ombres qu'il rencontrait ou en évitant d’éventuelle rencontre avec un Seraph. Cela restait très rare cependant. La proportion de Seraph dans cette ville est minuscule, tout comme les Nephils d'ailleurs. Pourtant, les rencontres entre les deux clans étaient nombreuses, aussi étonnant que cela soit...

[Terminé]